lundi 15 juin 2015

Un conseil avant l'épreuve de Philosophie du Baccalauréat: rendre le sujet philosophiquement "traitable"



Au-delà de tous les critères méthodologiques qui permettent à un correcteur du baccalauréat de distinguer la « bonne » de la « mauvaise » copie de philosophie, il en est un qui prévaut et qui, finalement, l’emporte sur les autres, c’est celui de la volonté du candidat de « traiter » vraiment un sujet ou un texte, c’est-à-dire, tout simplement, d’aborder cette question ou cet extrait d’œuvre de telle sorte qu’il donne matière à penser ici et maintenant.
Finalement, avant de s’interroger sur l’éventualité d’une ou de plusieurs réponses, le candidat doit rendre le sujet philosophiquement viable, « traitable ». Il va de soi qu’il l’est, sans quoi il ne serait pas proposé, mais nous savons tous, élèves et enseignants, qu’il se produit parfois de profonds malentendus pendant l’année, voire que certains candidats ont, consciemment ou pas, fait une croix sur cette matière, ou bien ont été déstabilisés par son « style » , par  l’exigence d’argumentation ou par l’humilité requise pour aborder un texte.
Il peut malheureusement arriver qu’un tel « état d’esprit » soit suffisamment ancré dans la pensée d’un candidat pour que son souci soit finalement de rendre le sujet inintéressant dés le départ en le caricaturant plutôt qu’en l’analysant, en le globalisant plutôt qu’en le nuançant, en le résolvant (ou en croyant le résoudre) plutôt qu’en le problématisant. Cette disposition se décèle très rapidement dans une copie et on ne voit pas comment elle pourrait susciter autre chose, pour le correcteur, qu’une « note sanction ».


Ce qu’il faut vraiment prendre en compte dans ce critère, c’est, premièrement, qu’il ne relève pas vraiment d’une compétence attendue du candidat et deuxièmement qu’il est spécifique à la Philosophie. On ne demande pas à l’élève qui passe une épreuve en mathématiques de rendre le sujet mathématique, alors qu’une question philosophique suppose un certain « tact », une certaine sensibilité, une certaine modalité d’accueil (et peut-être aussi une certaine intensité d’accueil). Il est toujours possible de se méprendre sur un sujet de philosophie en faisant comme s’il s’agissait d’une question parmi d’autres, comme si on nous demandait l’heure ou le temps qu’il fait. En réalité, personne n’est dupe, pas plus le candidat que le correcteur. C’est de la mauvaise foi, et l’élève qui s’est lui-même pris au piège de sa « fausse candeur » enchaîne banalité sur banalité en ne se faisant aucune illusion sur la valeur philosophique de son « travail ». Le « malentendu » est complet. Ce n’est pas de la philosophie. Ce n’est même pas un hors sujet, c’est un « hors-matière », et cela, non pas par manque de compétence, de technique ou de culture, mais par mauvaise volonté. Même le correcteur le plus attentif à sauver, dans une copie ce qui peut l’être, est ici désemparé.

Or, rien n’est davantage à la portée du candidat, de TOUS les candidats que d’éviter ce malentendu qui serait très dommageable à sa note. Il lui suffit d’accueillir le sujet comme une simple mais authentique incitation à penser ici et maintenant. Il existe nécessairement en chacun de nous un fond de curiosité, d’étonnement, de « désir » de penser, qui attend, avec une intensité de jouissance aussi sobre qu’incroyablement vorace, d’en découdre vraiment avec une question. La philosophie est une matière assurément, une « exigence », si l’on veut, mais avant tout cela, et plus sûrement que tout cela, elle touche aux racines même d’un questionnement premier, brut, dans la manifestation duquel c’est bel et bien du fait que nous existons que nous tentons de rendre raison, ou disons plutôt, au regard de l’infini vers lequel pointe une interrogation de cette nature, que c’est dans le champs créé par cette tension existentielle là que penser prend vraiment corps, vie, envie. Que la libération d’un tel désir soit contrariée par la routine du quotidien, par la prise en compte de nos intérêts immédiats, de la rentabilité professionnelle, économique et « sociale », par ce que l’on peut à très bon droit, appeler « la peur d’exister », cela ne fait aucun doute et explique en profondeur la réaction de nombreux élèves de terminale quand un sujet leur est proposé. Ce n’est pas qu’ils ne comprennent pas. Ils ne comprennent que trop bien, au contraire : la question touche cette zone que l’on n’aime pas s’avouer à soi-même et sous l’angle de laquelle nous sommes offerts à l’existence (pas à la vie, à l’existence). Il n’est pas exclu, comme le suggère Pascal, que tout, dans notre vie, consiste précisément dans une forme d’échappatoire à ce questionnement là. Penser, avant de penser à ceci ou à cela, consiste structurellement dans l’efficience de la neutralisation de ce fait que nous existons. Pour le dire plus simplement : penser est au fait d’exister ce que le craquement du bois est à la poutre.
Pas plus qu’il n’est possible à une poutre en bois de se retenir de craquer, il ne nous est loisible de nous interdire de penser. Mais nous pouvons « faire comme si » cela l’était, nous pouvons « faire comme si » telle question philosophique était débile ou « prise de tête », nous perdrons alors, de façon absurde et quasiment suicidaire, l’occasion d’investir mieux, d’habiter notre authentique « lieu d’être ». En un sens, nous touchons ici à « LA » raison qui explique, mieux que toute autre, ce qui donne à la Philosophie sa réputation de matière difficile, abstruse, ésotérique (réservée à des initiés) voire inutile, caduque, vaine, c’est tout simplement qu’elle prend à bras le corps « LA » question dont toute notre existence pour une part très importante de la population humaine consiste à éviter la rencontre, à savoir, pour en donner une formulation très simple : « qu’est-ce que je fais là ? ».

Le philosophe Pascal, dans ses « Pensées » exprime beaucoup mieux le fond angoissé de cette question : « Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moimême. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c’est que mon corps, que mes sens, que mon âme et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, qui fait réflexion sur tout et sur ellemême, et ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l’univers qui m’enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans que je sache pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu’en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m’est donné à vivre m’est assigné à ce point plutôt qu’en un autre de toute l’éternité qui m’a précédé et de toute celle qui me suit.
Je ne vois que des infinités de toutes parts qui m’enferment comme un atome et comme une ombre qui ne dure qu’un instant sans retour.
Tout ce que je connais est que je dois bientôt mourir, mais ce que j’ignore le plus est cette mort même que je ne saurais éviter. »
Si nous observons le cours des affaires humaines, c’est-à-dire tout ce à quoi les hommes, jour après jour, s’occupent, tout ce qu’ils définissent comme « les choses importantes, concrètes, nécessaires » (à savoir leur carrière, leur salaire, leur réputation, leur confort), nous réalisons qu’en fait il ne s’agit pour eux que de d’oublier de se confronter à la fragilité de notre condition, à son absurdité, à tout ce que nous décrit Pascal. Nous avons construit de toutes pièces une conception de l’utile et de l’inutile susceptible de donner raison à notre peur d’affronter authentiquement l’étonnement d’exister si bien que faire de la philosophie apparaît, en effet, comme du temps perdu. Mais un tel jugement est suspendu à une certaine considération d’un temps « gagné » qui consiste en réalité à dissimuler que nous ne connaissons rien de la texture même de ce temps que nous vivons. Exister est une efficience qui se déploie dans la dimension même de l’étonnement d’exister.

Un jour, asseyez vous à une terrasse de café et regardez les passants : la plupart vont d’un pas décidé à leur travail, rentrent chez eux, vont faire leur course, comme si « tout était normal », comme si l’existence était leur dû. Mais c’est faux et chacun de nous le sait bien. C’est cette apparence, ce « faire semblant » que le questionnement philosophique vise en dernière instance à déraciner afin de s’installer dans l’humilité de l’ouverture que suscite l’acceptation de cette question (aussi reconnaissants que nous soyons à Pascal d’avoir parfaitement formulé cette angoisse, nous ne sommes pas tenus de le suivre dans sa « réponse » qui est la foi en Dieu, « Dieu d’Abraham, Dieu d’Isaac, Dieu de Jacob, non des philosophes et des savants »).
Il n’existe probablement pas de plus grand défi imposé à tout homme (ni peut-être de plus grande source de bonheur) que celui de faire coexister en lui cet étonnement en le maintenant dans sa dimension la plus pure, la plus neutre, la plus inachevée (inachevable), la plus authentique, tout en finissant par « s’y faire », par s’en accommoder, sans chercher d’échappatoire. Réaliser la toute puissance paradoxale de cette fragilité existentielle fondamentale, l’assumer et finalement en jouir, c’est tout ce qui fait le prix de l’existence par rapport à la médiocrité de « vivre ».

Quel rapport avec l’épreuve qui va se dérouler dans trois jours ? On comprend mieux maintenant la raison profonde pour laquelle un correcteur du baccalauréat peut légitimement sanctionner le candidat qui « ne se pose pas de question », qui n’aborde le sujet que pour le ramener à des banalités et à des opinions communes. Ce n’est pas parce que c’est méthodologiquement maladroit ou philosophiquement stérile, mais parce que c’est une attitude « fausse » ou plutôt « feinte ». Se comporter de cette façon, c’est avoir manqué l’occasion qui vous était offerte de vous confronter avec  ce qui dans la philosophie est l’essentiel, à savoir justement ne pas rater la rencontre avec soi, le « connais toi toi-même » du temple d’Apollon à Delphes. Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur la question de savoir si les enseignants de Philosophie pratiquent tous leur métier, dans cet esprit (si ce n’est pas le cas, tant pis pour eux). Ce n’est plus vraiment votre affaire.

De deux choses l’une : soit ce qui vient d’être formulé sur le questionnement et sur la nécessité de rendre la question du sujet philosophique trouve en vous une certaine « résonance », soit cela ne suscite rien. Dans le premier cas, vous réalisez quelque chose de vraiment fondamental et surtout de très utile pour l’épreuve : s’impliquer dans la question ou dans le texte proposés le jour de l’examen n’est pas seulement une contrainte imposée par la gravité du contexte mais l’occasion qui vous est donnée, dans la continuité de toutes les dissertations travaillées pendant votre année de terminale, d’arrêter de faire semblant, d’arrêter de faire comme s’il était « normal » d’exister, de vaquer à ses affaires pour enfin vous atteler à la tâche de vous confronter avec le mystère de votre présence, de votre être, pour devenir ce que vous êtes et vous installer de plain-pied dans l’authenticité d’un questionnement ardu, laborieux mais investi et stylisé (c’est ici l’intensité de vos pas qui fera leur valeur plutôt que leur supposée destination – n’oubliez pas que l’on ne vous pose pas une question pour que vous y répondiez mais pour que vous saisissiez, et exploriez sa complexité). Dans le second cas, je me suis peut-être mal exprimé ou vous n’êtes pas disposé à entendre ce qui a été formulé. Si vous êtes  en train de vous habituer à l’idée de rendre les énoncés du sujet « faciles », inintéressants et « allant de soi », vous êtes déjà en situation d’échec et la note ne pourra que confirmer « votre » décision de rater cette épreuve. Il n’est pas trop tard pour changer de cap, cela dépend uniquement de vous.

Il existe bien d’autres critères plus techniques qui décideront de votre note. Ils n’ont pas cessé d’être évoqués pendant l’année par votre professeur de philosophie, mais celui dont il a été question dans cet article est à la fois le plus simple, le plus crucial et le plus « donné » (je veux dire par là qu’il a à voir avec votre décision plus qu’avec vos compétences techniques). Au regard de ce critère, il vous est absolument impossible de dire : «  ce n’est pas ma faute » ou « je n’y suis pour rien ». Passer une épreuve de philosophie suppose que vous êtes capable de rendre un énoncé philosophique et cette capacité tient toute entière à la qualité de votre implication, pas à votre culture, à votre orthographe, à vos qualités d’argumentation. Ces qualités sont très importantes mais « dans un second temps ».
En un sens, la ligne de fracture qui, dans l’esprit du correcteur, distingue radicalement les mauvaises copies des « bonnes » ou du moins de celles qui sont acceptables réside dans la réponse affirmative qu’il pourra adresser à cette question : « Est-ce que ce que je suis en train de lire est de la Philosophie ? ». Nous pourrions dire qu’il existe donc trois impératifs à prendre initialement en compte dans la façon d’aborder les sujets de philosophie le jour de l’épreuve (tout ce qui a été évoqué dans cet article concerne exclusivement le premier d’entre eux) :
1)    Rendre l’énoncé philosophique (pour le sujet 3 cela suppose partir du principe que ce texte est philosophique)
2)    Traiter le sujet (pour le sujet 3, cela signifie : «  ne pas utiliser le texte comme prétexte à des développements sans rapport avec son sens)
3)    Manifester un esprit distinctif et nuancé dans son analyse (évidemment ce conseil prévaut pour le sujet 3)


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