jeudi 29 octobre 2015

"Avons-nous le droit d'être heureux?" - Le fond du problème


Deux tendances totalement contradictoires entrent continuellement en confrontation, pour chacun d’entre nous, concernant l’éventualité d’un « droit au bonheur ». Nous avons à la fois envie d’affirmer que rien n’est plus légitime que le bonheur, non seulement parce que c’est la chose à laquelle nous aspirons le plus mais aussi parce que nous voyions pas à quoi vivre pourrait « rimer » si ce n’était pas pour réaliser notre bonheur. A quoi bon vivre si ce n’est pas pour être heureux ? Il en va du sens de toute vie humaine (et peut-être même de toute vie tout court). Il y a dans la notion de bonheur l’idée d’une telle réalisation de soi, d’un accomplissement que nous discernons mal quelle légitimité pourrait être moins contestable que celle-ci.
Mais, en même temps, nous nous posons continuellement la question de notre « mérite » et sommes parfois enclins à nous juger indigne d’être heureux. Ce sentiment de culpabilité, de défaillance vis-à-vis d’un « bonheur d’être » à la hauteur duquel nous ne serions pas dignes de nous situer nous hante suffisamment pour justifier en nous, consciemment ou pas, les souffrances de notre existence, comme s’il était plus juste pour l’homme d’être malheureux que d’être heureux du fait de sa finitude, de son imperfection.
Le bonheur est « trop pour nous » car il porte en lui la marque d’une perfection dont nous sommes fondamentalement privés, dépourvus. Exister : cela n’est pas une condition qui nous serait dûe, même si cette affirmation pose de nombreux problèmes très ardus philosophiquement : que quelque chose nous soit « dû » suppose, en effet, un statut au regard duquel il est légitime d’acquérir cette chose. Or nous avons beaucoup de mal à distinguer à partir de quel statut on pourrait considérer qu’il serait légitime (ou pas) de nous accorder l’existence puisque évidemment nous n’existons pas avant d’exister. Autrement dit, exister, c’est un fait, avant d’être un droit. Ce n’est pas que nous y soyons placés devant l’existence comme fait accompli, c’est plutôt que nous n’avons aucun moyen d’exister avant « d’être » ce fait accompli.

Ce qui nous est « dû », c’est-à-dire une condition de liberté, d’égalité, éventuellement de bonheur, c’est ce que nous pouvons revendiquer comme faisant parti de droits fondamentaux, inaliénables. Mais nous ne voyons pas « d’où » nous pourrions revendiquer le droit d’exister avant d’exister puisque, de fait, nous existons. Or c’est exactement la même difficulté qui se pose concernant le droit d’être heureux précisément parce que le bonheur désigne un état qu’il nous est impossible de soumettre à des conditions, à des causes, à des « moyens ». C’est en cela que réside la plus grande difficulté de cette « notion » (nous n’osons pas dire « concept » puisque un concept est définissable et que le bonheur ne l’est pas). Il est absolument impossible de donner du bonheur une définition rationnelle. Comme le dit Emmanuel Kant, ce n’est pas un idéal de la raison.

L’étymologie du mot « bonheur » nous renvoie à la chance, au sort favorable, à la fatalité heureuse, c’est-à-dire à quelque chose qui ne se justifie ni ne s’explique d’aucune façon. Il se produit donc une sorte de décalage entre l’universelle, la compréhensible aspiration de tous les hommes à être heureux et le hasard aussi bienveillant qu’imprévisible de sa manifestation. Il y a quelque chose d’aussi « donné », inconditionné, irrationnel, que l’existence dans le bonheur. Nous ne voyons pas d’où nous pourrions revendiquer le droit d’être heureux alors que nous discernons bien que le droit d’être libre vient de notre condition humaine. L’existence ne nous est pas dûe, et pourtant elle nous a été donnée, comme un fait, un cadeau dont ne pouvons justifier l’attribution à aucune de nos qualités, à aucun de nos mérites. Nous travaillons donc à nous rendre dignes, après coup, d’une grâce que l’on nous a faite en nous accordant l’existence, exactement comme si nous étions nés avec le poids d’une dette tellement élevée qu’il nous serait impossible de nous en acquitter. De ce point de vue, nous n’avons pas vraiment le droit d’être heureux dans la mesure où la question de la légitimité (ai-je le droit de… ?) repose fondamentalement sur la conscience que nous prenons de la contingence (la contingence désigne cette fragilité de condition d’une chose ou d’un être qui aurait pu ne pas être – elle s’oppose à la nécessité)  de notre existence : si nous étions, de plein droit, légitimés à exister, comment expliquer que notre vie tienne à si peu de choses, soit aussi fragile, aussi susceptible de s’enfuir à tout moment, aussi vouée à disparaître tôt ou tard ?

Le problème devient un peu plus clair à présent : nous ne pouvons pas vivre sans aspirer au bonheur mais en même temps, être heureux désigne l’accomplissement, la réalisation d’une condition telle que nous ne pouvons pas en espérer une meilleure, une forme de perfection. Le paradoxe vient donc du fait  qu’aucune demande ne nous semble plus fondée ni plus légitime que celle d’être heureux, mais qu’en même temps, nous éprouvons en nous une forme de défaillance, d’imperfection, d’indignité fondamentale à l’égard du don qui nous a été fait avec l’existence.

Il ne fait aucun doute que c’est bel et bien l’image de cette défaillance qu’illustre le pêché originel dans la Genèse. Les hommes ne peuvent pas envisager le fait pur, brut, plein, « donné » de leur existence par une autre approche que celle de la défaillance, de l’indignité, comme si ce droit à l’existence que nous exerçons en cet instant même en existant représentait fondamentalement une norme à la hauteur de laquelle nous ne sommes fondamentalement pas dignes de nous hisser. Nous vivons ainsi constamment dans une forme de culpabilité, voire d’illégitimité. Notre être n’est pas à la hauteur du fait d’être. Notre condition est structurellement celle de l’endettement. Nous sommes endettés en naissant parce que naître revient à jouir d’un prêt dont on ne peut s’acquitter. Le vocabulaire bancaire s’épanouit ici avec une facilité toute aussi significative que suspecte. Exister, pour un homme, c’est comme avoir à assumer  au sein d’une banque ce statut peu enviable de client insolvable en quête infinie de solvabilité.

Nous retrouvons avec Pascal, dans les Pensées, l’expression la plus juste et la mieux assumée de cette culpabilité fondamentale et « nécessaire » de l’être humain par rapport à Dieu : « Voilà l'état où les hommes sont aujourd'hui. Il leur reste quelque instinct impuissant du bonheur de leur première nature et ils sont plongés dans les misères de leur aveuglement et de leur concupiscence qui est devenue leur seconde nature ».  (fragment 434-131-164) - « Si l'homme n'avait jamais été corrompu, il jouirait dans son innocence et de la vérité et de la félicité avec assurance; et si l'homme n'avait jamais été que corrompu, il n'aurait aucune idée ni de la vérité ni de la béatitude. »… « il est manifeste que nous avons été dans un degré de perfection dont nous sommes malheureusement déchus »… « il faut que nous naissions coupables ou Dieu serait injuste »

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