jeudi 15 octobre 2015

"Peut-on tuer?" - Texte d'Emmanuel Lévinas



« Je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut être dominée par la perception mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.


(Emmanuel Lévinas soutient en premier lieu l’idée selon laquelle le visage de l’autre être humain nous impose de ne pas le confondre avec une chose. C’est ce qu’il faut comprendre par « éthique ». Si je décompose le visage selon les contours de chacune de ses composantes : les yeux, le front, la bouche etc, je le divise comme un moteur de voiture, comme un ensemble qui serait simplement constitué de différentes parties. Mais justement nous ne faisons jamais cela, nous sommes tout de suite attirés par le visage qui nous intrigue, nous appelle, nous signifie quelque chose que nous ne pouvons pas comprendre réduire à une signification donnée. Il est impossible de regarder un visage, même lorsqu’il dort, ou lorsque la personne ne prête pas attention à nous, sans lui reconnaître une expression de joie, de peur, de tranquillité, etc. 

Mais en même temps, le visage ne se réduit jamais à une seule expression. Nous avons envie de le déchiffrer sans jamais parvenir à le faire « définitivement ». Le visage est une énigme qui nous met mal à l’aise, mais qui précisément, à cause de cela, nous impose le respect. Devant une chaise, rien ne m’empêche de la déplacer, voire de la heurter, de lui « faire violence » parce que je comprends d’emblée qu’il n’y a « personne » à l’intérieur. Je peux lui faire mal parce que justement ce terme est impropre. Pour lui faire mal, il faudrait qu’elle ait une sensibilité, une âme, mais ce n’est pas le cas, précisément parce qu’elle n’a pas de visage. La chaise ne m’envoie aucune expression énigmatique.)

Il y a d’abord la droiture même du visage, son exposition droite, sans défense. La peau du visage est celle qui reste la plus nue, la plus dénuée. La plus nue bien que d’une nudité décente. La plus dénuée aussi : il y a dans le visage une pauvreté essentielle ; la preuve en est qu’on essaie de masquer cette pauvreté en se donnant des poses, une contenance. Le visage est exposé, menacé, comme nous invitant à un acte de violence. En même temps le visage est ce qui nous interdit de tuer.
(Lorsque nous entrons dans une pièce remplie de personnes que nous ne connaissons pas et devant lesquelles nous allons devoir dire quelque chose, prendre la parole, nous savons bien qu’ils vont tous d’abord regarder notre visage. Le jugement des autres, c’est exactement ce que notre visage va « encaisser » de plein fouet. C’est en ce sens qu’il est notre peau la plus exposée, la plus nue. Avoir un visage, c’est porter sur soi le risque d’être rejeté, exclu. C’est pourquoi nous allons essayer de prendre une contenance, de faire les malins, de le recouvrir d’expressions « codées », un sourire de confiance, de séducteur (de crétin fini), d’homme blasé qui a tout connu, etc. Mais c’est du temps perdu, pour deux raisons : d’abord, personne n’est dupe, nous sommes bel et bien exposés et nous avons peur de ce jugement que notre visage va subir ; d’autre part, c’est justement ce visage, cette exposition qui paradoxalement va imposer à l’autre le respect. 

Bien sûr, cet autre pourra me trouver ridicule, critiquer mon nez, mon expression ahurie, etc. mais il ne pourra pas me refuser le fait que je suis un être humain, que mon visage, aussi réductible soit-il d’abord à des jugements, à des qualificatifs, dépasse complètement le cadre de ces termes, de ces mots, de ces étiquettes. Aucun visage n’est simplement ébahi, stupide ou endormi, il a toujours une façon singulière indéfinissable, indécryptable d’être ébahi, stupide ou endormi. Si l’on y réfléchit, on réalise que même le visage d’une personne décédée dont la dépouille est présente devant nous, signifie quelque chose, exprime quelque chose sans vouloir le faire. C’est alors que nous comprenons qu’aussi bêtes ou méchants que nous soyons, nous ne pouvons jamais réduire un corps humain à une chose car le visage est comme une échappée de la matière du corps vers quelque chose de plus élevé : l’âme, la notion de personne humaine. 

C’est la raison pour laquelle le visage nous interdit de tuer. Il n’y a rien de la chaise qui m’interdit de la frapper, de la réduire en petit bois, il y a le visage de l’homme qui m’interdit de le frapper ou de lui faire du mal. Nous pouvons bien sûr violer cet interdit mais nous ne pouvons pas l’ignorer. Il y a un avertissement, un signe qui nous fait comprendre que la personne de l’autre, par son visage, est « sacrée ».)

Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’Autrui dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du conseil d’Etat, fils d’Un tel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi.»

(Comment comprendre ce caractère énigmatique de tout visage : tout visage nous dit quelque chose, sauf que nous ne savons jamais exactement quoi. Si je mets un costume trois pièces, ou si je me déplace en voiture avec chauffeur, j’envoie aux autres un message socialement clair et décryptable : « je suis riche ». Si j’ai des cheveux mauves et coiffés en crête, j’envoie un autre type de message, mais je sais bien que je serai compris, parce qu’il y a un code dans les mentalités de la société d’aujourd’hui. Par contre, il n’y a pas de code pour le visage, pas de contexte, pas de référence. Le visage échappe à toute qualification ou rapprochement signifiant. Il est là, c’est tout, comme une présence incompréhensible et incontournable.  Dans l’esprit d’Emmanuel Lévinas, il ne serait pas du tout exagéré de dire : « divine ». Il y a quelque chose de divin, de supérieur, de transcendant dans le fait d’avoir un visage, ce qui ne signifie pas que nous sommes Dieu, mais nous sommes marqués par ce que l’idée même de Dieu implique (que l’on y croit ou pas), à savoir une présence « sacrée ». Il y a des usages, des codes que nous apprenons rapidement, inconsciemment, comme un dictionnaire qui nous permet de référer toute apparence à une affirmation de richesse, de conformisme, de rébellion, mais pour le visage, «  le dictionnaire manque ». Il n’est pas possible d’en imaginer un. Le visage est incompréhensible mais il est là. C’est pourquoi son sens n’est pas décryptable en dehors de lui-même, du fait qu’il est « là ».)

En vous aidant des explications développées entre chacun des paragraphes de ce texte, mais en utilisant vos formulations, expliquez :   « la meilleure façon de rencontrer Autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux. » -  « Le visage est ce qui nous interdit de tuer » -   « Le visage est sens à lui tout seul. Toi, c’est toi »

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