dimanche 1 novembre 2015

"Avons-nous le droit d'être heureux? "- Texte de Maurice Merleau-Ponty (1908- 1961)


"On ne fera pas que l'homme ignore la mort. On ne l'obtiendrait qu'en le ramenant à l'animalité, encore serait-il un mauvais animal, s'il gardait la conscience, puisque la conscience suppose le pouvoir de prendre recul à l'égard de toute chose donnée et de la nier. C'est l'animal qui peut paisiblement se satisfaire de la vie et chercher son salut dans la reproduction. L'homme ne peut accéder à l'universel que parce qu'il existe au lieu de vivre seulement. Il doit payer de ce prix son humanité. C'est pourquoi l'idée de l'homme sain est un mythe, proche parent des mythes nazis. "L'homme, c'est l'animal malade" disait Hegel .... La vie n'est pensable que comme offerte à une conscience de la vie qui la nie. Toute conscience est donc malheureuse, puisqu'elle se sait vie seconde et regrette l'innocence dont elle se sent issue. La mission historique du judaïsme a été de développer dans le monde entier cette conscience de la séparation et, comme Hyppolite le disait pendant la guerre à ses élèves, nous sommes tous des juifs dans la mesure où nous avons le souci de l'universel, où nous ne nous résignons pas à être seulement, et où nous voulons exister. »


Nous devons garder à l’esprit deux présupposés si nous voulons comprendre ce texte : d’abord, Maurice Merleau-Ponty part du principe selon lequel l’animal n’est pas conscient, ensuite l’auteur considère comme acquise la référence à l’épisode du fruit défendu développée dans la Genèse. Rappelons les traits principaux de cette histoire fondatrice de notre civilisation. Il y a deux arbres dans le jardin d’Eden : l’arbre de vie, et l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Dieu dit à Adam et Eve qu’ils peuvent manger les fruits du premier mais pas de ceux du deuxième. Eve se laisse tenter par le serpent et viole l’interdiction de l’Eternel. Adam l’imite. Immédiatement ils se rendent compte qu’ils sont nus, et Dieu, en constatant qu’ils se recouvrent de feuilles, comprend qu’ils ont désobéi. Il les chasse du Paradis. Nous comprenons ainsi que cet épisode pose le caractère incompatible de la conscience et du bonheur. L’arbre de vie permet à Adam et Eve de vivre au Paradis, sans se poser de question, inconscients et heureux (parce qu’inconscients). Le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal « ouvre les yeux » du premier couple, mas par là-même, le prive de la jouissance du Jardin d’Eden, c’est-à-dire d’une vie extatique, d’un bonheur sans nuage. L’homme n’a pas le droit d’être à la fois conscient et heureux. Il faut qu’il choisisse entre la capacité à se rendre compte de sa vie et celle d’en jouir.

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