samedi 28 novembre 2015

Explication du texte de Freud - Quelques éléments pour comprendre le premier paragraphe


« Mais quelle ingratitude, quelle courte vue en somme que d’aspirer à une suppression de la culture ! Ce qui subsiste alors, c’est l’état de nature, et il est de beaucoup plus lourd à supporter. C’est vrai, la nature ne nous demanderait aucune restriction pulsionnelle, elle nous laisserait faire, mais elle a sa manière particulièrement efficace de nous limiter, elle nous met à mort, froidement, cruellement, sans ménagement aucun, à ce qu’il nous semble, parfois juste quand nous avons des occasions de satisfaction. C’est précisément à cause de ces dangers dont la nature nous menace que nous nous sommes rassemblés et que nous avons créé la culture qui doit aussi, entre autres, rendre possible notre vie en commun. C’est en effet la tâche principale de la culture, le véritable fondement de son existence, que de nous défendre contre la nature.




 "Ingratitude et courte vue": tels sont les traits caractérisant les opposants à la culture, les partisans d’un retour à la nature, à la vie sauvage. Il semble difficile, en effet, de mesurer tout ce que nous devons à la culture. Un ingrat est une personne qui ne se sent redevable en rien de celle ou celui qui lui a apporté beaucoup. Mais quels sont ces avantages dont la culture nous a gratifiés ? L’éducation, en premier lieu, qui nous détache de ce fond d’animalité qui parfois remonte à la surface de notre comportement lorsque nous laissons certaines de nos pulsions « primitives » se libérer. Georges Bataille formule avec beaucoup d’assurance cette opposition fondamentale de notre être avec cette animalité :   « Je pose en principe un fait peu contestable: que l'homme est l'animal qui n'accepte pas simplement le donné naturel, qui le nie. Il change ainsi le monde extérieur naturel, il en tire des outils et des objets fabriqués qui composent un monde nouveau, le monde humain. L'homme parallèlement se nie lui-même, il s'éduque, il refuse par exemple de donner à la satisfaction de ses besoins animaux ce cours libre, auquel l'animal n'apportait pas de réserve. »
Il y avait l’animal et il y a l’homme. Ce qui constitue le propre de notre espèce est exactement ce désenclavement, cette extraction de l’être humain par rapport à ce fond naturel qui, en lui et hors de lui, le limitait à des attitudes instinctives, passives, spontanées mais, par là même, prévisibles. La culture, c’est finalement le « non » de l’homme à la nature. Nous ne nous contentons pas d’exister dans un milieu qui nous situerait dans la chaîne alimentaire, qui nous dicterait notre mode d’alimentation, nos automatismes et nos conditionnements, nous créons des outils qui font advenir en lieu et place du milieu naturel un monde humain qui peu à peu se substitue à son origine.

L’être humain se définit par ce constant décalage dans lequel réside la culture : nous avons faim mais nous nous retenons dans la satisfaction de ce besoin pour l’élever au statut de rituel, d’optimisation des saveurs, de travail opéré sur la matière première de la nourriture, de choix presque infini dans les denrées, de production de marchandises alimentaires, etc. Il n’est plus rien aujourd’hui dans notre façon de nous nourrir qui présente le moindre rapport avec l’acte consistant de satisfaire primitivement, immédiatement sa faim, ne serait-ce que parce qu’aucun de nous ne pourrait mordre dans telle ou telle pâtisserie qui trône de l’autre côté de la vitrine nous n’avons pas l’argent pour en faire l’achat.


Dans les mêmes termes, l’attirance sexuelle et naturelle que nous éprouvons pour un ou une partenaire devient dans la culture humaine le prétexte à quantité de conduites codées, voire stratégiques (rituel de la séduction) qui mettront un certain temps à aboutir (la carte du tendre au 17e siècle). En ce sens, l’être humain, en tant qu’il est culturel se caractérise par des comportements détournés, complexes, inventifs, raffinés mais en mêmes temps « distordus » par rapport à la simplicité d’une vie naturelle qui s’effectue dans l’immédiateté du rapport de la réponse à la stimulation. Ce qui nous rassemble en tant qu’hommes, c’est-à-dire ce qui fait de nous tous, au-delà des différences de nos cultures, des êtres culturels, c’est exactement ce qui nous arrache communément, voire communautairement à nos instincts bruts.
Il est facile de pointer, dans certaines situations, le caractère saugrenu voire ridicule que le raffinement culturel donne à nos réponses par rapport à certaines stimulations : nous ne voulons pas avoir l’air de…Et nous agissons donc à l’inverse de ce que nous dicterait nos envies, nos appétits. Mais la vraie question qui se pose est celle de savoir ce que nous serions sans cet arrachement culturel sans cette rupture profonde avec tout ce que notre spontanéité nous dicterait, si nous lui donnions le droit de s’exprimer. Qui serions-nous si nous ne faisions que réagir instinctivement à toutes les sollicitations ?

Pour reprendre les termes mêmes utilisés par Freud, nous pourrions répondre que nous serions « ça ». Le « ça » constitue pour le psychanalyste la plus ancienne des instances qui compose notre « psyché » (cela signifie que notre personnalité se définit par rapport à trois instances fondamentales et présentes en tout être humain « culturel » : le ça, le moi et le sur-moi). Dans ses conférences de 1932, Sigmund Freud a même affirmé : « Là où le ça était le « je » doit advenir ». (« Wo es war, soll ich werden »). Le ça est la plus ancienne de nos instances psychiques, c’est le principe de plaisir. Autrement dire, nous sommes tous en naissant « ça », nous consistons d’abord dans l’exigence sans mesure de toutes nos envies. Le nourrisson veut téter, par exemple, et ce n’est pas « négociable ». Mais plus nous sommes en contact avec nos tuteurs, avec des interdits religieux, avec des lois, des institutions, bref avec la culture, plus nous faisons l’expérience de la répression de nos désirs, de la retenue voire de la suppression pure et simple de nos appétits les moins « convenables ». Tout être humain définit sa personnalité par ce qui se dessine au fil de cette constante opposition de ses pulsions et des interdits qui lui imposent de ne pas les satisfaire. Si nous dépassions pas le stade de cette exigence primitive, nous n’aurions pas de « je », c’est-à-dire que nous n’aurions pas la possibilité de manifester une véritable autonomie, un principe de maîtrise et d’affirmation de soi grâce auquel nous existons en tant que personne morale, responsable et civile.

Nous mesurons mieux ainsi ce que l’auteur entend par « courte vue ». Il faut prendre la mesure de ce long processus grâce auquel au fil de cette logique d’éducation et de dressage de notre désir premier, nous finissons par exercer un véritable pouvoir de représentation symbolique d’abord et d’action authentique ensuite. Il est vrai que l’enfant ne dit « je » qu’au bout de deux ou trois années. Cette appropriation de ses gestes, de son corps de ses aspirations propres ne se conquiert donc que petit à petit mais sans elle, il n’est pas interdit de penser qu’en un sens, nous n’existerions pas, du moins pas en tant que « sujet ». C’est finalement par la langue que, conjuguant des verbes à la première personne, nous finissons par assumer réellement des actions dont nous sommes l’initiateur, le décisionnaire et l’exécutant. L’utilisation d’une langue dans la grammaire de laquelle le sujet conjugue le verbe nous installe dans le présupposé d’une maîtrise. Ce préalable peut être mis en question, comme le suggère avec beaucoup de justesse, Nietzsche («C'est falsifier les faits que de dire que le sujet « je » est la détermination du verbe « pense ». Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre « je », ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, qu'une allégation ; surtout, ce n'est pas une « certitude immédiate »), mais en tant que croyance, il demeure hors de doute. Peut-être ne sommes-nous pas autant maître de nos gestes que nous le pensons, et Freud jouera un grand rôle dans cette fragilisation du sujet conscient, mais il est indiscutable que notre société et notre considération de la personne morale s’appuient notre adhésion au pouvoir du « je ». Si je fais ceci, je dois assumer les responsabilités de mon geste.

Nous sommes libres de critiquer cet incessante répression de nos désirs par le travail de socialisation imposé par la culture, mais, non seulement nous n’évaluons pas alors que nous lui devons d’exister « par nous-mêmes » (sans la culture, nous ne serions qu’une source ininterrompue de pulsions), mais nous ne réalisons pas tous les dangers naturels auxquels la culture nous permet d’échapper. En fait, l’alternative est simple : la nature et la menace perpétuelle de la mort OU la culture et le dressage de nos pulsions. Il n’y a pas ici de troisième voie possible, selon Freud.
Mais, en fait, c’est bien plus qu’une alternative entre deux modalités de relation à la nature dans la mesure où c’est exactement sous la pression de la première que l’humanité a, littéralement : « comme un seul homme », choisi la deuxième. La culture se définit finalement par deux caractéristiques d’autant plus fondatrices qu’elles correspondent exactement à ces deux nécessités vitales sans lesquelles nous serions broyés sous les coups de la nature : la sécurité et la vie communautaire. 
En d’autres termes, nous avons créé des modalités d’existence particulièrement codées, artificielles et éloignées de nos besoins primitifs sur la base de deux nécessités qui, elles, à l’inverse, sont absolument vitales. Si nous faisons preuve de « savoir-vivre », c’est fondamentalement, en premier lieu pour vivre, voire survivre. Notre raffinement culturel est, en un sens, proportionnel à la pression qu’impose la nature à nos possibilités de survie. Nous retrouvons ici les termes mêmes de Georges Bataille : « nous transformons le donné naturel pour en faire un monde nouveau, le monde humain. »
Finalement cette lutte âpre et continue que chacun de nous éprouve en lui entre ce qu’il a naturellement envie de faire et ce qu’il doit culturellement consentir à exécuter est le résultat d’une dualité de bien plus grande amplitude : celle qui oppose l’être humain et l’univers, c’est-à-dire les éléments, les forces. Ce qui se manifeste en nous est le résultat d’un positionnement dualiste, adverse : la nature est notre ennemie jurée, désignée. Que l’homme ne puisse pas se faire à son milieu hors de lui se reconduit dans cette impossibilité, en lui, de s’accepter complètement comme un être de pulsions et d’envies. Ce qui nous relie donc les uns aux autres au sein de notre culture d’une part mais aussi de LA culture d’autre part, c’est notre commune dénégation de tout ce qui en nous exige la satisfaction de notre désir de jouir.

Mais Freud souligne, une fois de plus, le risque que nous prendrions en appelant de nos vœux un retour à la nature : « elle nous met à mort ( .…) juste quand nous avons des occasions de satisfaction ». Les jouissances de la culture ne sont pas du tout les mêmes que celle de la nature, mais autant les premières sont artificielles et garanties (du moins si nous en avons les moyens), autant les secondes sont pures et dangereuses.



Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire