jeudi 26 novembre 2015

"Le clan des irréductibles" de Paul Newman ("Sometimes a great notion" 1971) - La dérive des troncs



                 « L’essentiel n’est pas de savoir « vers quoi un homme fuit ? Et pourquoi ? » mais  plutôt : « par où ? Et comment ? »



(Si vous avez l’intention de voir ce film ou si les premières lignes de cet article vous donnent envie de le visionner, stoppez en immédiatement la lecture qui révèle la fin de l’intrigue dans la mesure où c’est en elle que se situe la pertinence du rapprochement avec la notion de « ligne de fuite »)



Ce film remarquable et méconnu illustre à la perfection la notion de « ligne de fuite », telle que nous la retrouvons dans les travaux de philosophes contemporains comme Gilles Deleuze ou Paul Virilio.  On a du mal à  se représenter une situation plus bloquée que celle de Hank Stamper à un certain moment du développement de l’intrigue. Les Stamper sont une famille de bûcherons dans l’Oregon dont la devise est « ne jamais céder d’un pouce » (« Never give an inch »). A la lutte contre les éléments : la pluie, les arbres, les aléas de la marée, ils rajoutent l’hostilité de leurs collègues. Ils refusent de faire grève et chassent à la dynamite tout syndicaliste tentant de les rallier à sa cause. A l’heure du repas chez les Stamper, les hommes mangent tandis que les femmes s’empressent autour d’eux pour les servir sans le moindre remerciement, bref une bonne grosse famille de conservateurs étroits d’esprit et engoncés dans le déroulement immuable de leur routine de travail.




Cet élan ou plutôt cette stagnation est doublement marquée par la personnalité du patriarche Henry Stamper (joué par Henry Fonda) qui non seulement réveille sa tribu 6 jours sur 7 à 4h30 mais qui impose avec une évidence déconcertante une conception du sens de la vie assimilable à la théroie physique du mouvement continu :

«   -     Mais pourquoi Henry, pourquoi ? demande Viv, la femme de Hank

-       Comment pourquoi, tu ne le sais pas ? Pour se lever chaque jour, travailler, rigoler un coup, tirer un coup, aller dormir et recommencer le lendemain. Voilà pourquoi !

-       Et, c’est tout ?

-       Oui, ma chérie d’amour, c’est tout, c’est tout ce qu’il y a dans cette putain de vie ! » (vous l’aurez deviné Henry n’use pas d’une langue « châtiée »)

La vie est une souricière et il y en a qui s’en rendent compte plus vite que d’autres. Ce dialogue est sans aucun doute le moment clé du film. Hank se révèle incapable d’écouter sa femme qui lui conseillait, animée par une intuition sidérante à moins que ce soit par son interprétation de la mort d’un propriétaire de cinéma auquel Hank a refusé de prêter de l’argent, de rester là avec elle, de ne pas aller travailler pour une fois de « céder un pouce ».
A la fin de cette journée, Hank perdra son père, son cousin Jobi qui est aussi son meilleur ami, et Viv qui tirera toutes les conséquences de son refus de lui prêter attention. La scène de la mort de Jobi est l’une des plus poignantes qui ait jamais été filmée, comme l’affirme Patrick Brion.

Dans cette cellule familiale qui sent un peu le renfermé, un courant d’air  amène un brin de fraîcheur et de modernité en la personne de Léo, le fils illégitime de Henry qui l’accueille en lui serrant la main et en fustigeant sa coupe de cheveux. Léo remercie quand on lui sert des gaufres et demande leur avis aux femmes, enfin surtout à Viv parce que la femme de Jobi est complètement écrasée sous le joug masculin. Peut-être veut-il aussi se venger de Hank qui a eu une relation avec sa mère, en lui ravissant sa femme, mais il est  attiré par l’authenticité de Viv.
Pourtant le personnage principal est sans conteste « Hank », joué par le réalisateur lui-même Paul Newman. Il est « coincé » au sens fort du terme, ne pouvant plus compter que sur ce demi-frère incroyablement plus fort qu’il le paraît et animé par une haine plus que légitime à son endroit. Comment fuir et par où ? Pas d’autre issue que de fuir de ce qu’on est comme un réservoir troué laissant couler son carburant en le libérant généreusement, pleinement, presque artistiquement. Hank est un excellent bûcheron qui ne sait faire que ça. Fuir de soi, de ce qu’on est, de ce qu’on « peut ». C’est la seule solution. Il le réalisera en conduisant avec son demi-frère quatre trains de troncs sur le fleuve.
Ce qui compte ici plus que tout, c’est la teneur de cet exploit, sa pure plasticité, son inscription dans un paysage, dans un rapport horizontal / vertical aussi rigoureusement littéral et élégiaque que l'élévation de la plainte de Job . Léo et Hank glissent le long du fleuve comme le narrateur du « bateau ivre ». Ils doivent juste canaliser le flux des troncs pour qu’ils ne s’accrochent pas au rivage. Ils illustrent la puissance hypnotique du labeur quand il est sublimé vers le génie et l’habileté de l’œuvre d’art, par la justesse de son habitude : « Le talent sans travail n’est qu’une sale manie" disait Georges Brassens.
Hank va chercher le bras arraché de son père pour le hisser au sommet du remorqueur dans un axe vertical qui contraste avec la lenteur de la dérive des troncs. Les autres bûcherons assistent, impuissants, à un exploit qu’ils ne peuvent comprendre parce qu’ils ne disposent que de repères corporatistes, idéologiques, humains, pour percevoir l’efficience cosmique d’un rapport vertical aux éléments, aux arbres, à l’eau, au courant.  c'est comme si nous saisissions seulement dans le flux des dernières images ce qui constitue le "conatus" de la famille Stamper, en y incluant Léo. Ils ne travaillent pas comme des lapins Duracell pour gagner de l'argent, ni même pour écraser les autres. Leur idéologie n'est capitaliste qu'en apparence. Ce qui leur importe, c'est de libérer dans le cycle infernal de leur conception du quotidien de quoi se mettre en ligne directe avec Dieu, la nature, la vie (appelez ça comme vous voulez). Les derniers clichés se rapprochent du "land-Art". La caméra se met à hauteur de la seule dimension authentique de la famille Stamper. Deux frères aussi différents que Léo et Hank se retrouve ici dans un lien qui n'a plus rien à voir avec leur histoire (laquelle les pousserait plutôt à s'entretuer) car il n'est plus rien ici que de la géographie.


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