dimanche 29 novembre 2015

Texte de Henri Bergson - Comprendre le texte


« Quand le primitif fait appel à une cause mystique pour expliquer la mort, la maladie ou tout autre accident, quelle est au juste l’opération à laquelle il se livre ? Il voit par exemple qu’un homme a été tué par un fragment de rocher qui s’est détaché au cours d’une tempête. Nie-t-il que le rocher ait été déjà fendu, que le vent ait arraché la pierre, que le choc ait brisé un crâne ? Evidemment non. Il constate comme nous l’action de ces causes secondes. Pourquoi donc introduit-il une « cause mystique » telle que la volonté d’un esprit ou d’un sorcier, pour l’ériger en cause principale ? Qu’on y regarde de prés : on verra que ce que le primitif explique ici par une cause « surnaturelle », ce n’est pas l’effet physique, c’est sa signification humaine, c’est son importance pour l’homme et plus particulièrement pour un certain homme déterminé, celui que la pierre écrase. Il n’y a rien d’illogique, ni par conséquent de « prélogique », ni même qui témoigne d’une « imperméabilité à l’expérience », dans la croyance qu’une cause doit être proportionnée à son effet, et qu’une fois constatées la fêlure du rocher, la direction et la violence du vent – choses purement insoucieuses de l’humanité – il reste à expliquer ce fait, capital pour nous, qu’est la mort d’un homme. La cause contient éminemment l’effet, disaient jadis les philosophes. Si l’effet a une signification humaine considérable, la cause doit avoir une signification au moins égale ; elle est en tout cas du même ordre : c’est une intention. Que l’éducation scientifique de l’esprit le déshabitue de cette manière de raisonner, ce n’est pas douteux. Mais elle est naturelle, elle persiste chez le civilisé et se manifeste toutes les fois que n’intervient pas la force contraire. »
Henri Bergson


Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble. 

1)    Dégagez l’idée essentielle à partir de l’étude de ses articulations.

2)    Expliquez : - « ce que le primitif explique ici par une cause « surnaturelle », ce n’est pas l’effet physique, c’est sa signification humaine »
                              - « la cause doit avoir une signification au moins égale ; elle est en tout cas du même ordre : c’est une intention »
                 - « Mais elle est naturelle, elle persiste chez le civilisé et se manifeste toutes les fois que n’intervient pas la force contraire. »

3)    Peut-on exister dans un univers à l’intérieur duquel tout s’explique scientifiquement ?


     Phrase 1: quand le primitif fait appel... - Quand une personne issue d’une ethnie que nous considérons comme « primitive » (les indiens d’Amérique du nord, ou du sud ou les tribus d’Afrique, bref toute peuplade que nous estimons « inférieures » sous-développées (ce n’est sûrement pas ce que pense Bergson comme la suite le prouvera mais il a écrit ce texte à une époque où tout le monde croyait qu’il y avait des peuples civilisés et d’autres sauvages – Cela vaut encore aujourd’hui malheureusement)) interprète la mort d’un proche en lui donnant une cause magique, divine ou liée à des esprits. Que fait-il exactement ? Le passage commence donc par une question. Cette interrogation repose sur un présupposé (la différence entre les civilisés et les sauvages que Bergson va remettre en cause, détruire.

Phrase 2 : Il voit…tempête – A cette question, Bergson commence à répondre en utilisant un exemple : un homme a eu le crâne brisé par la chute d’un rocher.

Phrase 3 : Nie-t-il…Crâne ? Evidemment non – Sa question reprend l’interrogation du début du texte en l’appliquant à cette situation. Qui peut nier l’enchaînement purement causal des faits ? Le rocher était érodé, fendu (fait 1) – Le vent soufflait sur le rocher et l’a fait tomber (fait 2) -  La victime a reçu la pierre et en est morte (fait 3). L’homme prétendu civilisé, scientifique croit que le « sauvage » remet en cause cet enchaînement mais c’est absolument faux.
Phrase 4 : Il constate…causes secondes - Comment le pourrait-il ? Cette implication des faits est absolument indiscutable : le fait 1 + le fait 2 = le fait 3. C’est un certain niveau d’explication qui s’en tient aux faits, et rien qu’à eux.
Phrase 5 : Pourquoi donc pour l’ériger en cause principale ? Une fois encore, Bergson pose une question. Nous comprenons qu’il essaie d’être le plus clair possible (question/ réponse) pour séparer clairement ce que la plupart des gens confondent. Mine de rien, il nous a fait admettre la distinction fondamentale entre les causes secondes et la cause principale. Ce point est fondamental. Finalement, c’est le « primitif qui fait preuve d’un sens des nuances bien supérieur à celui qui se prend pour un homme civilisé, car là où le scientiste, ou le matérialiste ne croit qu’à un seul type de causes, le Primitif en perçoit deux. Son esprit est plus fin, plus subtil, plus pénétrant puisqu’il fait une différence là où « nous » n’en faisons pas.

Phrase 6 : Qu’on y regarde de près… que la pierre écrase - Certains esprits matérialistes seraient tentés de dire que c’est facile d’aller tout de suite chercher les Dieux ou les esprits pour expliquer ce qui peut se justifier par l’expérience.
Mais ce n’est pas facile du tout 1) parce que le « sauvage » prend en compte les mêmes causes matérielles que le scientifique 2) parce qu’en plus il essaie de ramener la dimension dramatique, symbolique, signifiante de la mort d’un homme à une cause de la même nature. A l’onde de choc (affective, sentimental, morale) qu’est la disparition d’un homme, il faut que corresponde une autre cause que matérielle parce que sans cela la mort humaine serait absurde.
Bien sûr, il nous arrive, à nous prétendus « civilisés » de dire d’un décès que c’est « une mort bête » mais premièrement, ce n’est sûrement pas un qualificatif que nous utiliserions devant les proches du défunt, et deuxièmement, si nous sommes parfaitement honnêtes, quelque chose en nous n’adhère pas totalement à ce processus d’explication matériel. Nous envisageons plus ou moins sérieusement l’hypothèse d’un destin, d’un Karma, d’un « Mektoub » (« C’était écrit » dans la langue arabe) selon les religions. Il nous est absolument impossible de dire à quelqu’un que son frère ou sa mère sont morts « par hasard », ou par enchaînement de causes mécaniques (ce qui revient au même).
Phrase 7 : Il n’y a rien d’illogique…la mort d’un homme.   En fait, l’explication du primitif est très logique. Elle l’est même plus que celle du civilisé. Il dit, à juste raison que, dans cet évènement, il y a deux lignes de causalité : l’une matérielle, l’autre surnaturelle ou magique (religieuse) et il faut que chacune de ses deux explications s’appliquent respectivement à chacune de ces deux dimensions. En tout homme deux besoins cohabitent sans se confondre : la volonté d’expliquer (science), l’envie de donner sens (religion). L’erreur des civilisés, c’est de croire que le primitif répond à la volonté d’expliquer par l’envie de donner du sens, mais ce n’est pas vrai.

Phrase 8 :La cause contient éminemment l’effet - Une cause doit être proportionnée à son effet, quoi de plus logique ? Le philosophe Aristote distinguait quatre types de causes :

     a)    La cause matérielle d’une réalité, c’est le fait qui l’a directement provoqué. (la pierre tombe parce que je l’ai lâchée)
      b)    La cause formelle d’une réalité, c’est la loi, le modèle de relation sur le fond duquel provoquera tel effet (la pierre tombe parce qu’il y a la loi de la gravité)
   c)    La cause efficiente ou éminente, c’est l’idée selon laquelle il ne peut pas exister dans l’effet plus de réalité ou de force que dans la cause. Tout effet est potentiellement, éminemment contenu dans la cause (dans la force de gravitation qui maintient la terre dans l’orbite du soleil et la lune dans l’orbite de la terre se trouve contenue la chute de tous les corps sur la terre)
d)    La cause finale, c’est le but l’objectif dans lequel une réalité a été créée.

Il faut aller chercher les Dieux ou les esprits ou le destin pour rendre compte d’un fait aussi important que la mort d’un homme. Si nous disons que tel motard est mort parce qu’il n’a pas mis son casque, c’est une explication matérielle (a) mais pas éminente (c), parce que la disparition d’une personne est bien plus grave, plus désespérante que l’oubli d’un objet.

Phrase 9 : Si l’effet a une signification humaine…intention. – Par intention, il faut entendre ici l’acte de donner du sens. Nous ne pouvons pas recevoir l’événement de la mort d’Autrui, « que nous soyons civilisé ou pas » autrement que comme revêtant une signification. Cela veut forcément dire quelque chose. Il va falloir faire dire quelque chose à cette disparition par le rite, le discours, les symboles. Nous ne pouvons pas dire qu’un tel est mort comme nous disons qu’il pleut ou qu’il neige. Nous nous levons chaque matin avec des évènements tragiques, des morts lointaines dans des pays dans lesquels nous ne nous rendrons probablement jamais. Mais ce n’est pas de cela dont il est question ici. On peut parfaitement rendre compte de cette différence si nous mettons en perspective les attentats qui viennent de se produire à Paris et ceux qui ne cessent de tuer en Syrie. L’exigence de donner un sens s’est imposée à nous parce que nous pouvons donner des visages aux morts parisiens. Ce qui ne nous touchait pas beaucoup avant (en tout cas beaucoup moins) nous saisit soudainement de plein fouet. Nous ne pouvons pas inscrire cet évènement dans la matérialité anonyme d’une guerre lointaine, réductible à des mouvements stratégiques.

Phrase 10 et 11 : Que l’éducation scientifique…La force contraire.    Bien sûr, le monde occidental est suffisamment convaincu et engagé dans une modalité d’explication scientifique de la vie et de tous les phénomènes que cette nécessité de donner du sens aux évènements qui touche l’humain est atténué, probablement moins forte que dans d’autres pays moins rationaliste (le mouvement de pensée essayant de tout ramener à des enchaînements logiques). Mais ce n’est pas là une intentionnalité qui peut disparaître. Nous ne pouvons nous résoudre à considérer que notre vie, notre univers, nos relations amoureuses ou amicales avec nos proches, l’existence de nos enfants sont des faits absurdes, dépourvus de tout sens. La distinction entre le primitif et le civilisé est donc fausse. Elle est un préjugé du monde occidental.


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