dimanche 22 mai 2016

"Faut-il croire en l'homme ?" - Comment aborder et traiter un sujet de dissertation (épreuve écrite de Philosophie du baccalauréat 2016) ?



Faut-il croire en l’Homme ?

Ce qui peut, et même ce qui doit, nous attirer dans un tel sujet, c’est l’envie de tirer au clair une affaire « mal engagée » en ce sens qu’un énoncé formulé de cette façon est tellement vaste et général qu’il ne veut quasiment rien dire. C’est exactement le genre de questions qu’on pourrait imaginer à la Une de journaux cherchant à attirer les lecteurs avec des expressions spectaculaires, solennelles, lourdes, empesées, comme un effet d’annonce (quelque chose dont on se dit que l’on sortira nécessairement déçu). Mais en même temps, il est tout-à-fait intéressant que nous le percevions de cette façon car, en effet, « croire en l’Homme » est, sans nul doute, une expression un peu désuète. On a envie de dire que nous n’en sommes plus là, que quelque chose a changé dans le climat, dans ce que nous attendons de l’humanité. Les atmosphères économique, politique, sociale et écologique (l’atmosphère tout court donc !) dans lesquelles nous vivons sont à ce point tendues que nous n’attendons plus de l’humanité qu’elle crée les conditions idéales de la liberté, du bonheur et du confort pour tous mais qu’elle tienne à distance la perspective imminente du « désastre ». Albert Camus avait déjà exprimé cette réalité à sa façon :
« Chaque génération sans doute se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. »   Albert Camus en 1957
Après le 20e siècle, il y a une certaine qualité ou « intensité » de foi en l’humanité qu’il est absolument impossible de demander aux générations qui aujourd’hui sont en charge de construire l’avenir. C’est probablement l’impact le plus authentique des toutes les catastrophes dont l’homme a été à la fois l’auteur et la victime (l’esclavage, les génocides, les guerres, les crises économiques, etc.) : au-delà de tout ce que l’on peut dire d’un point de vue moral, nous réalisons que c’est précisément parce que, chacune à leur manière et avec des conséquences historiques différentes, irréductibles les unes aux autres, les doctrines qui ont été réellement mises en application dans différents pays ont toutes abouti à des « drames humains » que « croire en l’homme » est une expression dont nous nous méfions à très juste raison. Robespierre, Lénine, Hitler, Mao-Tsé-Toung, Pol Pot, etc, ne partageaient qu’une seule chose : un certain idéal d’homme dont il s’est agi pour eux de rendre l’existence viable, concrète, matérielle, quel que soit le prix (humain) à payer pour y parvenir.
Nous pourrions ironiquement résumer ce « pli » de toutes les réformes ou révolutions politiques, sociales et économiques qui ont été tentées de la façon suivante : « Les hommes ne sont jamais tant persécutés, asservis, écrasés, humiliés que pour leur « bien », c’est-à-dire qu’au nom de ce qui, à un certain moment de notre histoire et dans certains pays, est considéré comme « la conception idéale de ce qu’un humain doit être » : libre et « égal » pour Robespierre, Aryen pour Hitler, Communiste pour Lénine, Mao Pol Pot, etc. De ce fait, la question se pose de savoir dans quelle mesure il ne serait pas préférable de cesser de considérer l’humanité comme un matériau « constructible », perfectible, comme la matière première de ce travail incessant visant à donner à l’être humain sa dimension supposée authentique, parfaite, accomplie. Y-a-t-il vraiment quelque chose ou quelqu’un à incarner dans cette notion d’être « humain » ? Faut-il forcément, qu’en tant qu’humains, nous ayons à être autre chose que ce que nous sommes effectivement, matériellement et surtout présentement en train d’être ?
(il faut toujours ramer à contre-courant de la façon habituelle que nous avons de recevoir une question : non pas en réfléchissant à une réponse, mais en saisissant les présupposés de son énoncé, c’est-à-dire ce qui est sous-entendu dans le fait même de poser la question. Dans ce sujet : « Peut-on croire en l’homme ? », il est sous-entendu que « croire en l’homme » est une expression qui a d’emblée du sens, ce qui n’est pas le cas. Il n’y a pas à croire en l’homme puisque, de fait l’homme « est ». Dieu, à l’inverse est un être dont l’existence est en question. Croire en Dieu est donc une formulation dont nous voyons d’emblée à quoi elle correspond. On mesure ainsi clairement la nature fondamentalement paradoxale de tout sujet de Philosophie : c’est justement parce que le sens de l’expression « croire en Dieu » ne pose pas de problème, parce qu’elle a du sens, que la question « faut-il croire en Dieu ? » ne pourrait en aucune manière faire l’objet d’une dissertation philosophique. Inversement, c’est précisément parce que l’expression « Faut-il croire en l’homme ?» est problématique, confuse, peu claire qu’elle peut être l’objet d’une vraie réflexion, en Philosophie. Ce que nous devons explorer, questionner, ce n’est pas du tout la possibilité d’une réponse positive ou négative, ce sont les différentes possibilités de donner du sens à la question.
Évidemment le « faut-il » est également à prendre en compte :   est-ce un impératif et surtout de quelle nature ? Anthropologique, moral ou téléologique (telos, en grec : le but, l’objectif) ? Avons-nous des raisons objectives de penser qu’il faut croire en l’homme ? Est-ce un devoir moral ? Est-ce nécessaire pour donner du sens à nos actions, à notre vie ? Pour que je produise quelque chose, pour que j’active quelque chose de mon propre chef, d’un point de vue personnel, est-il nécessaire que je crois à une sorte de plan, de cadre, de « fond d’écran » humain à l’intérieur duquel mon acte, aussi petit soit-il s’inscrira, prendra vraiment sa dimension authentique ?
Quelque chose, petit-à-petit, se dessine qui est de l’ordre du « feuilletage ». Dans cette toute petite question, des strates commencent insensiblement à percer, à s’étager, à se chevaucher, à croître. Nous saisissons la puissance de germination du sujet, d’implication et de déploiement de toutes les dimensions contenues dans quelques mots, plus précisément de leur mise en rapport. Quelque chose, à cet instant, se joue de vraiment crucial, quelque chose qui distinguera, dans l’esprit de tout correcteur de Philosophie, le bon candidat du mauvais, car c’est là que le mauvais se décourage et que le bon comprend qu’il est vraiment sur la bonne voie, à condition d’essayer de maintenir un souci de clarté dans la confusion nécessaire de toutes ces perspectives qui soudainement prennent corps. Cela s’appelle « faire un plan ».

« Croire en l’homme » peut se comprendre en plusieurs sens. Que l’espèce humaine existe ne fait évidemment aucun doute mais la ligne de partage génétique est plus que poreuse par rapport aux autres espèces animales et Darwin a considérablement ébranlé le présupposé de notre existence générique originelle. Croire en l’homme est une expression qui prend un sens dés lors que nous la posons d’un point de vue éthologique, tout simplement parce que nous réalisons que l’être humain est finalement un « passage », un moment dans l’évolution des espèces, « un singe nu » comme le dit Desmond Morris.
Mais précisément, selon Rousseau, l’homme est cet être qui se distingue de l’animal par sa perfectibilité :
« Mais, quand les difficultés qui environnent toutes ces questions laisseraient quelque lieu de disputer sur cette différence de l'homme et de l'animal, il y a une autre qualité très spécifique qui les distingue, et sur laquelle il ne peut y avoir de contestation c'est la faculté de se perfectionner; faculté qui, à l'aide des circonstances développe successivement toutes les autres, et réside parmi nous tant dans l'espèce que dans l'individu, au lieu qu'un animal est, au bout de quelques mois, ce qu'il sera toute sa vie, et son espèce, au bout de mille ans, ce qu'elle était la première année de ces mille ans. Pourquoi l'homme seul est-il sujet à devenir imbécile ? N'est-ce point qu'il retourne ainsi dans son état primitif, et que, tandis que la bête, qui n'a rien acquis et qui n'a rien non plus à perdre, reste toujours avec son instinct, l'homme, reperdant par la vieillesse ou d'autres accidents, tout ce que sa perfectibilité lui avait fait acquérir, retombe ainsi plus bas que la bête même ? Il serait triste pour nous d'être forcés de convenir que cette faculté distinctive, et presque illimitée, est la source de tous les malheurs de l'homme ; que c'est elle qui le tire, à force de temps, de cette condition originaire dans laquelle il coulerait des jours tranquilles et innocents ; que c'est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même, et de la nature. »



En l’homme, nous ne pouvons que croire parce qu’il est de la nature même de son être de ne jamais demeurer ce qu’il « est ». Quelque chose des malheurs et des dommages dont il est à la fois l’objet et l’origine s’explique ici dans la mesure où, perfectible par nature, il a « quelque chose à être », sans être naturellement voué à le devenir.
Que l’homme soit naturellement perfectible suppose qu’il n’est fondamentalement rien mais potentiellement tout, comme nous pourrions le dire d’un « animal en puissance d’être ». Faut-il croire en ce potentiel ? Comme nous l’avons dit, la réponse est nécessairement : « oui » dans la mesure où la croyance, la confiance, le crédit constituent finalement l’aune d’investissement, d’implication de tout potentiel. Le fait d’être homme se nourrit de la croyance en ce devenir, en cette puissance, en ce vecteur de progrès, en cette ligne ténue, toute en variables, mais Rousseau n’élude pas ses critiques et juge finalement de façon très négative cette perfectibilité qui, selon lui, nous est propre : « c'est elle, qui faisant éclore avec les siècles ses lumières et ses erreurs, ses vices et ses vertus, le rend à la longue le tyran de lui-même, et de la nature. »


Ce sont là toutefois deux perspectives différentes : il y a d’un côté le fait de croire que la notion d’être homme désigne vraiment quelque chose, un substrat, une réalité, ou une efficience et, de l’autre côté, la question de savoir si le chemin tracé par l’homme est moralement « bon », juste, « droit », thèse qui semble  aujourd’hui impossible à soutenir. La religion apparaît, dans cette optique, comme la tentative ancestrale, originelle en un sens, alimentant en l’être humain, via Dieu, la croyance d’être quelque chose et d’avoir quelque chose à faire, d’avoir incessamment un devoir-être à poursuivre. « Il faut sauver le soldat humain » : telle pourrait être « l’ordre de mission » des trois monothéismes. Emmanuel Lévinas n’hésite pas à évoquer l’athéisme du judaïsme, non pas en ce sens que cette religion nierait l’existence de Dieu (c’est plutôt quelque chose qui pourrait se concevoir dans le Bouddhisme : le refus de toute transcendance), mais plutôt dans la mesure où dés la genèse, Dieu rompt le lien qui l’unissait à l’humanité, précipitant l’avènement d’une créature n’ayant dés lors plus d’autre possibilité que de désensorceler son rapport à un monde, qu’il lui revient de plein droit d’utiliser, d’habiter, d’humaniser, de ramener à une société humaine au sens éthique de ce terme :
"Ramener le sens de toute expérience à la relation éthique entre les hommes - faire appel à la responsabilité personnelle de l'homme, dans laquelle il se sent élu et irremplaçable, pour réaliser une société humaine où les hommes se traitent en hommes. Cette réalisation de la société juste est ipso facto élévation de l'homme à la société avec Dieu."

C’est exactement comme si Emmanuel Lévinas justifiait le « détour par Dieu » par la nécessité religieuse (et paradoxalement athée) pour l’homme de croire en l’homme. Dieu est présent dans la rencontre du visage de l’autre, dans le décalage qui s’y impose, dans l’irréductibilité de sa personne à toutes les velléités de chosification, de limitation, de globalisation. En ce sens, Dieu peut se ramener à l’effet de transcendance du « Il faut ». Croire en l’homme, c’est ce qui, de fait, se décrète à partir du visage de l’autre homme, mais cet écrasement de l’individu par l’humanité de l’autre homme, ce commandement qui se tisse dans les traits de toute visagéïté, de tout vis-à-vis, et non de tout tête-à-tête, c’est précisément ce dont l’asymétrie même induit la transcendance. Nous pouvons ne pas croire en l’homme puisque tous les hommes ne respectent pas l’avertissement du visage de l’autre homme, mais nous ne pouvons pas ne pas croire en Dieu qui s’impose dans l’efficience physique de cet avertissement du visage.

Quelques remarques de pure méthode : le sujet commence vraiment à se révéler à nous, à déployer l’éventail de toutes les possibilités de traitement : nous sommes passés d’une perspective anthropologique ou éthologique avec Rousseau à une optique plus religieuse avec Lévinas, lequel nous permet maintenant d’évoquer le point de vue moral (Kant). Nous avons également évoqué la question téléologique, celle de la finalité, ce qui nous amènera assez logiquement à l’interrogation sur le sens : indépendamment des actions humaines, la croyance en l’homme ne s’imposerait-elle pas de l’efficience même de l’action : l’humain nous serait « assigné » comme intentionnalité et non en tant qu’objectif ? Il importerait davantage que nous croyions en l’homme en agissant plutôt que nous réalisions effectivement quelque chose de l’homme en ayant agi.  Cette dernière idée est encore imprégnée de la morale Kantienne : la bonne action est celle qui est animée d’une volonté bonne, c’est-à-dire de la forme même de la loi, de l’impératif catégorique. 

Il semble difficile de la dépasser à moins de lui opposer cet autre critère d’évaluation de l’action qu’est l’Eternel Retour chez Friedrich Nietzsche, mais il n’y est précisément plus du tout question de l’humain. Dire « oui » au cycle éternel du présent, c’est entrer de plain pied dans la surhumanité : « L’homme est quelque chose qui doit être surmonté ». C’est donc avec Nietzsche et Foucault qu’un « non » décisif, dense et fécond prend corps dans le traitement de la question du sujet. La fin de la croyance en l’homme, c’est non seulement la fin de cette illusion selon laquelle Dieu aurait créé le monde pour l’homme mais aussi la réalisation de l’efficience purement et strictement généalogique de l’homme, celle-là même que Foucault résume parfaitement dans ces quelques lignes :

 « Une chose est en tout cas certaine : c’est que l’homme n’est pas le plus vieux problème ni le plus constant qui se soit posé au savoir humain. […] L’homme est une invention récente dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine. Si ces dispositions (les dispositions propres au savoir moderne) venaient à disparaître comme elles sont apparues […] alors on peut bien parier que l’homme s’effacerait, comme à la limite de la mer un visage de sable. »

N’est-ce pas exactement de cet effacement dont il a été question récemment dans le propos d’Aurélien Barrau lorsque il a évoqué le principe anthropique dans une conférence consacré au multivers ? Les conséquences de l’inflation cosmique, de la relativité générale, de la mécanique quantique nous confrontent de différentes façons à un désanthropocentrisme radical. 


Nous pouvons toujours croire que Dieu a fait le monde pour nous, nous l’envisageons dans l’efficience même d’un travail scientifique dont la rigoureuse et rationnelle humilité n’exclue pas, à la manière de Bartleby (« I would prefer not to ») la réalité de ce qu’Aurélien Barrau appelle la structure d’une « méta-diversité ».  Reprenant son exposé, nous ne pouvons qu’adhérer à l’efficacité presque purement logique de ce raisonnement : que des structures complexes comme le sont aujourd’hui les êtres humains existent est un fait qui peut s’expliquer par ce que nous pourrions appeler un bon tirage dans la « loterie cosmique », ou bien par la volonté de Dieu, mais aussi par l’infinité des tirages ou des lancements des dés. Tout s’explique quand toutes les possibilités changent de statut et deviennent réelles. Ce n’est pas parce que l’homme « est » que l’univers existe, mais parce que toutes les versions "sont" que l’être humain s’intercale dans leur inextricable foisonnement, comme une maille dans l’efficience rhizomique et exhaustive d’un continuel tricotage.


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