dimanche 29 mai 2016

"Gladiator" de Ridley Scott - "Devenir glaise et puissance de la plèbe"



(Si vous envisagez de regarder ce film, ne lisez pas cet article qui dévoile des aspects importants de l’intrigue)

On peut sortir de la projection de « Gladiator » en pensant avoir vu le énième blockbuster sur le thème de la vengeance, mais ce serait beaucoup trop réducteur et quelque chose nous retient de jeter un regard aussi sévère. Mais quoi au juste ? Il y a dans cette réalisation, dans le scénario et dans le casting beaucoup de cohérence. Cet ajustement n’apparaît pas nécessairement au premier regard, probablement parce que, happés que nous sommes par le charisme de Russel Crowe et par les scènes de combat, nous ne percevons pas tout de suite l’arrière plan politique du film qui est pourtant intéressant. Marc-Aurèle est le père de Commode et de Lucilia (c’est d’ailleurs la pure vérité – « Gladiator » a repris certains éléments de l’histoire Romaine authentique – Cela dit il est faux que Commode ait tué son propre père). Il faut savoir (et ici encore c’est la stricte réalité) que Marc-Aurèle est un philosophe Stoïcien. Ce qui est vraiment fascinant dans sa vie, c’est la corrélation de l’exercice du pouvoir politique et l’écriture de ces réflexions (pensées pour moi-même) dans lesquelles il approfondit l’approche Stoïcienne de la vie et de la puissance. Qu’un empereur romain se pose, une fois réfugié dans la solitude de la rédaction philosophique, la question du véritable pouvoir, de la distinction entre ce qui ne dépend pas de nous et ce qui en dépend (thème essentiel de la liberté Stoïcienne) dénote une personnalité réellement hors du commun.
Mais revenons au film : Marc-Aurèle perçoit bien le danger que représente son fils, il demande donc à Maximus de devenir après sa mort le Protecteur de Rome, c’est-à-dire d’assurer la transition entre son règne et la réinstallation de la république. Devant le refus de son général, Marc-Aurèle répond : « C’est justement pour cela qu’il faut que ce soit toi ! »

Mais quel est cet art étrange dans la pratique duquel le meilleur est le plus démotivé ? Que faut-il que soit la politique pour que l’on n’y soit jamais plus légitime que lorsque précisément on n’y aspire d’aucun biais ? Maximus est un paysan contrarié comme on disait des gauchers auxquels on imposait avant de se servir de leur main droite pour écrire. Les batailles ne sont pour lui que des retards pris dans la récolte et dans une vie familiale qu’il souhaiterait « pleine » et continue. Maximus est un personnage droit comme les blés que sa main frôle dans ce que l’on pourrait appeler l’une des trois « ritournelles » du personnage (les deux autres étant sa manie de prendre de la terre pour combattre et le "pas encore" qui revient plusieurs fois pour remettre sa mort à plus tard).
Ce sont Deleuze et Guattari qui ont inventé ce concept de ritournelles pour désigner ces séquences sonores, gestuelles, visuelles, etc, grâce auxquelles nous structurons un territoire et éloignons le chaos, la perspective de l’horreur, du désordre, de la solitude angoissante. Cela peut-être le fait de siffloter un air ou de griffonner quelque chose au coin d’une page. Maximus ne combat jamais sans se frotter la main qui va tenir le glaive avec la terre du lieu de l’affrontement, comme une façon de s’attirer déjà les faveurs du sol où vont résonner ses pas, de ne pas se mettre à dos les « puissances du dessous » de la terre où va s’engager la lutte. L’intimité du rapport entre ce personnage et la glaise, le sable, la poussière, la force de croissance du sol et de l’humus est continument soulignée dans l’action. La scène d’ouverture, est, de ce point de vue, tout-à-fait représentative et particulièrement maîtrisée. D’abord les blés verticaux, la main du général les effleurant de la paume, l’oiseau puis, sans transition, l’horizontalité des lignes, des portées balistiques des catapultes, de la ligne de la cavalerie qu’il faut « tenir », l’écrasement des germains coincés entre deux fronts, mais aussi au-delà de cette vision géométrique de l’art discipliné de la guerre pour les romains, ce mélange de boue, d’arbres, de sang, de feu, d’hommes et de chevaux empêtrés dans un bourbier chaotique d’où Rome sortira gagnante, une fois encore, la dernière pour Marc-Aurèle. Le général est bien là dans son élément : la tourbe, très éloigné de la représentation de la considération de l’empire conçue par Commode et même par Marc-Aurèle, car aussi distinctes soient-elles elle n’en sont pas moins vision pour le premier et rêve pour le second. Rome est une « Vision » dira, en effet, Commode à sa sœur Lucillia, mais pour Maximus, c’est d’abord de la terre, des blés, de la poussière et de la boue.


On pourrait ici évoquer, de façon complètement décalée et anachronique le fameux tableau de Delacroix : « la liberté guidant le Peuple ». Cette toile aujourd’hui encensée et considérée comme le symbole même de la République Française a d’abord été totalement méprisée par les critiques d’art. « Pourquoi tant de saleté ? Pourquoi cette femme dépoitraillée, vulgaire a-t-elle été choisie par le peintre pour guider cette populace crasseuse en équilibre instable sur ce sol douteux, constitué par les corps parfois dénudés des combattants de la « plèbe » ? C’est seulement par la suite que ce tableau sera exhumé de l’oubli et du discrédit pour être au contraire revêtu d’une puissance symbolique inégalable.


Quel rapport avec Maximus ? Cette proposition de Marc-Aurèle de rétablir la République va progresser dans l’intrigue et ce que Maximus a refusé de faire par le haut sera finalement accompli par le bas, par la plèbe, la populace dans ce qu'elle peut revêtir de plus vil: son amour pour le sang coulant dans l'arène. L’habileté manipulatrice de Commode, c’est-à-dire le plan qu’il avait projeté de court-circuiter l’influence du Sénat en s’appuyant sur la plèbe par le pouvoir des Jeux sera finalement brisé sur le sable du Colisée, par Maximus devenu gladiateur, mais la volonté de l’ancien général n’y sera quasiment pour rien. Lui, ne fait à partir de la mort de sa femme et de son fils que suivre aveuglément « sa ligne de fuite ». 

Ce dernier terme est encore emprunté au vocabulaire de Deleuze. Nous pouvons situer notre vie horizontalement. La question est alors : que faisons-nous de notre vie ? Où allons-Nous ? Quel sens donner à notre existence ? Nous pouvons, au contraire, l’orienter, non plus en fonction d’un horizon mais de l’azimut, du point qui se trouve à notre verticale. Il ne s’agit plus d’aller quelque part mais de savoir par quoi nous fuyons, comme nous le dirions d’un vieux réservoir troué. A l’interrogation du sens de la vie se substitue celle de savoir comment chuter ? Comment mourir ? Ce qui œuvre dans ma vie c’est bel et bien ma mort. Comment en jouir ? Comment lui donner un plein régime, un juste aplomb, une sobriété élégante et mutique ? 
C’est sur ce point que la cohérence du film est indiscutable et finalement assez Stoïcienne dans le rapport que Maximus instaure avec l’événement. Il vit à plein tout ce que la vie lui offre. Le discours de Proximo, juste avant le premier combat de Maximus en tant que Gladiateur le remet dans la verticale de cette ligne de fuite là, celle qu’il ne lâchera plus jusqu’à l’affrontement final. Le plan de Commode qui consiste à mystifier la foule pour la rendre inapte au gouvernement, par l’abrutissement du divertissement est littéralement détruit, gangréné  de l’intérieur de lui-même par ce gladiateur qui obéira exactement aux consignes de Proximo : « Gagne les faveurs de la foule. »


L’action presque entière de ce film peut se concevoir comme de la mort remise à plus tard, procrastinée. Maximus n’a aucun objectif, aucune raison de vivre après la mort des ses proches, mais la vie se manifeste à lui d’une autre façon, non pas des objectifs à suivre mais du ressenti de vie fuyante à brûler comme on le dirait d’une énergie qui de toute façon ne peut pas ne pas se dispenser. Evidemment la mort de Maximus est théâtrale (même si sa façon de combattre Commode est intéressante : puissante et peu mobile, compacte, dense, comme un golem déjà pressé de retourner à la glaise dont il fut formé). Lucillia peut bien sur son cadavre évoquer le rêve de Rome, Maximus n’a suivi que sa ligne de fuite. Il n’a rien voulu, du début à la fin de l’intrigue. C’est bien plus qu’un héros contrarié car c’est exactement dans l’acceptation Stoïcienne de cette contrariété évènementielle et persistante à sa volonté de propriétaire fermier qu’il devient le sauveur de Rome. 


Dernier emprunt tout-à-fait appauvri et anachronique à la terminologie Deleuzienne : le devenir glaise de Maximus. Deleuze évoque en effet, ces noces avec les animaux, les éléments et les forces naturelles de certains héros de la littérature : le capitaine Achab et la baleine blanche, le vent et le personnage de Heathcliff dans « Les hauts de Hurlevent. », etc. Nous sommes tellement soucieux de nous situer comme caractère, comme destin ou comme « compte en banque » à l’égard de nos semblables que nous oublions le jeu de ces affinités plus qu’électives avec les forces qui nous entourent et nous constituent. Maximus est né sous « cette lune là », celle de la tourbe, du sol, de l'humus, et ce n’est pas l’aspect le plus anodin de ce film que de nous rappeler à la justesse verticale de cette solidarité. Si la parole d'Antigone est aussi forte contre celle de Créon, c'est qu'elle parle à partir d'une mort consentie, déjà efficiente. Il y a quelque chose de cet ordre dans l'intégrité et la densité d'attitude de Maximus. Son "devenir glaise" est aussi, dans cette perspective, une façon pour lui d'expérimenter la vie comme un possible par rapport à la réalité d'un processus de mort déjà enclenché.

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