mercredi 15 juin 2016

3e sujet du bac S - Texte de Machiavel


"Je n’ignore pas que beaucoup ont pensé et pensent encore que les choses du monde sont gouvernées par Dieu et par la fortune, et que les hommes, malgré leur sagesse, ne peuvent les modifier, et n’y apporter même aucun remède. En conséquence de quoi, on pourrait penser qu’il ne vaut pas la peine de se fatiguer et qu’il faut laisser gouverner le destin. Cette opinion a eu, à notre époque, un certain crédit du fait des bouleversements que l’on a pu voir, et que l’on voit encore quotidiennement, et que personne n’aurait pu prédire. J’ai moi-même été tenté en certaines circonstances de penser de cette manière. Néanmoins, afin que notre libre arbitre ne soit pas complètement anéanti, j’estime que la fortune peut déterminer la moitié de nos actions mais que pour l’autre moitié les événements dépendent de nous. Je compare la fortune à l’un de ces fleuves dévastateurs qui, quand ils se mettent en colère, inondent les plaines, détruisent les arbres et les édifices, enlèvent la terre d’un endroit et la poussent vers un autre. Chacun fuit devant eux et tout le monde cède à la fureur des eaux sans pouvoir leur opposer la moindre résistance. Bien que les choses se déroulent ainsi, il n’en reste pas moins que les hommes ont la possibilité, pendant les périodes de calme, de se prémunir en préparant des abris et en bâtissant des digues de façon à ce que, si le niveau des eaux devient menaçant, celles-ci convergent vers des canaux et ne deviennent pas déchaînées et nuisibles. Il en va de même pour la fortune : elle montre toute sa puissance là où aucune vertu n’a été mobilisée pour lui résister et tourne ses assauts là où il n’y a ni abris ni digues pour la contenir."
                                                                          MACHIAVEL, Le Prince

Il existe une attitude qui consiste à agir sur le fond de cette certitude selon laquelle tout ce qui arrive est le résultat d’une force ou d’une volonté supérieure. L’être humain n’y peut rien. C’est ce que l’on appelle le fatalisme. Nous sommes souvent confrontés à des formulations par le sens commun de cette croyance en une puissance au regard de laquelle les actions individuelles des hommes ne sont d’aucun poids : « C’est comme ça. On ne peut rien y faire ! », « Ca va ? Faut bien que ça aille, de toute façon, c’est comme ça ! » Devant l’expression d’une telle fatalité, nous sommes nombreux à capituler, à nous résigner à accepter les faits tels qu’ils ont sans nous révolter ni croire à l’émergence d’une liberté humaine possible. La réalité est imprévisible. Lorsque les évènements et leur enchaînement se déroulent de façon violente et improgrammable, nous faisons l’expérience de notre totale inaptitude à contrôler le cours des choses (Machiavel vivait à Florence dans une époque politiquement très agitée sujette à de nombreuses intrigues ainsi qu’à des bouleversements incessants).


Bien sûr, nous influençons les évènements à la petite échelle de notre existence personnelle ou familiale mais dés que nous sortons de ce périmètre privé, nous percevons bien cette puissance invulnérable des choses qui ont un impact considérable sur notre existence. Si nous pouvons décider de certains aspects de notre vie, nous sommes bien incapables d’en maîtriser le cours dès lors que nous nous situons à l’échelle des peuples, des Etats, des cités, des guerres, des catastrophes naturelles et humaines. Machiavel va jusqu’à avouer qu’il a été tenté de baisser les bras et de se résigner à la passivité.
Mais il choisit de se rallier à une autre conception de l’existence. On pourrait dire qu’il choisit de choisir ou plutôt de donner à notre faculté de décision une certaine place dans le cours des choses moins parce que c’est bien ce que nous observons que parce qu’il est nécessaire selon lui de donner du sens à l’expression humaine de la volonté des sujets. Il faut que non seulement nous puissions vouloir mais aussi que nous fassions l’expérience de ce que peut notre volonté face au destin.
Or, que peut-elle ? Et dans quelle proportion ? « C’est moitié / moitié » nous dit Machiavel dans un pur souci d’équivalence comptable. Déjà les Stoïciens insistaient sur la nécessité de distinguer dans toute occurrence de notre existence ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Je ne peux pas décider de ne pas mourir mais je peux choisir et modeler mon attitude face à la mort. Mais ni Epictète, ni Marc-Aurèle, ni Sénèque n’étaient allés jusqu’à chiffrer cette proportion comme le fait Machiavel. Aussi rapide et "simplifié" que soit cet effort de comptabilité il manifeste un style, il exprime une attitude, un souci rationnel, calculateur. Ce n’est pas seulement que l’homme puisse faire des choses malgré la destinée, c’est qu’il importe de savoir quoi, comment et "de combien" cette efficience humaine peut composer avec l’avènement pur, brut de ce qui arrive.


C’est par le biais d’une image que l’auteur va nous donner idée de tous ces éléments. Le fait que cette description soit développée dans une bonne moitié  du texte exprime son importance et pas seulement d’un point de vue quantitatif. Un verbe se dégage avec netteté du déploiement de cette image : « canaliser ». Ce terme est d’autant justifié qu’il peut se classer dans le registre lexical de la composition, de l’arrangement, de la régulation. On ne peut rien contre le cours des choses mais on peut composer avec cette force, aussi implacable soit-elle, et précisément du fait même de cette implacabilité. C’est tout un modèle du comportement politique et éthique qui se dessine au gré de cette comparaison avec la construction de digues qui permet de juguler la puissance des fleuves et des précipitations. Il n’est pas au pouvoir des hommes d’éviter les coups du sort mais ils peuvent comme le dit le sens commun « faire avec ». C’est sur le fond de ce qui arrive que nous pouvons orienter le flux des évènements. L’individu ne crée rien, n’arrête rien mais il peut gérer des flux, réguler des lignes évènementielles et c’est exactement tout l’art du gouvernant  de savoir faire la part dans l’acte de diriger une cité entre ce dont il peut tirer profit pour la collectivité  et ce qu’il doit absolument accepter.


Le terme de « vertu » utilisé par l’auteur est crucial, décisif précisément parce qu’il revêt une dimension à la fois politique et morale. Machiavel donne en effet, dans son œuvre un sens particulier à ce mot en le ramenant à son origine étymologique latine « virtu » de vir : la force, l’habileté.
Machiavel est un théoricien de l’art politique mais ce passage de son œuvre et surtout l’image du fleuve et de l’inondation nous permettent de donner au terme de « politique » un sens qui dépasse du cadre exclusif du pouvoir et du gouvernement des hommes car il est finalement suggéré que tout est politique, c’est-à-dire que tout dans l’existence est moins affaire de principe, de finalité que d’ajustement, de politique. 
Il ne sert à rien de nous poser des questions sur l’existence de Dieu, la distinction du bien et du mal, la conscience, tout ce que l’on appelle les grandes questions métaphysiques. Nous pourrions dire du fait d’exister la même chose que de la force du fleuve ou des grandes évolutions politiques, nous n’y pouvons rien, nous ne l’avons pas choisie mais de la même qu’il serait absurde de revendiquer un droit d’exister ou pas (un choix)  avant d’exister, il serait insensé de prétendre au titre de seul initiateur de nos actions. Il y a une force : le fleuve, les populations, la vie, et l’individu se constitue dans et par l’efficience de sa seule aptitude à réguler ses flux. Il existe donc un art politique de vivre, Foucault parlerait de « techniques d’existence », de la même façon qu’il n’est question d’acquérir à l’égard des faits qu’une « compétence politique de l’ajustement » ainsi qu'une intuition du "bon moment"  (Kairos).

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