mercredi 7 septembre 2016

"Peut-on dire de l'homme qu'il est une machine à vivre?" - L'homme Machine de Jules Offray de La Mettrie

« Le corps humain est une Machine qui monte elle-même ses ressorts ; vivante image du mouvement perpétuel. Les aliments entretiennent ce que la fièvre excite. Sans eux l'Âme languit, entre en fureur, et meurt abattue. C'est une bougie dont la lumière se ranime, au moment de s'éteindre. Mais nourrissez le corps, versez dans ses tuyaux des sucs vigoureux, des liqueurs fortes ; alors l'Âme, généreuse comme elles, s'arme d'un fier courage, et le Soldat que l'eau eût fait fuir, devenu féroce, court gaiement à la mort au bruit des tambours.(...)  On a vu en Suisse un Baillif, nommé Mr. Steiguer de Wittighofen ; il était à jeun le plus intègre, et même le plus indulgent des juges ; mais malheur au misérable qui se trouvait sur la sellette, lorsqu'il avait fait un grand dîner ! Il était homme à faire pendre l'innocent, comme le coupable.
Nous pensons, et même nous ne sommes honnêtes gens, que comme nous sommes gais, ou braves ; tout dépend de la manière dont notre machine est montée. On dirait en certains moments que l'âme habite dans l'estomac [...] Mais si tel est ce merveilleux et incompréhensible résultat de l'organisation du cerveau ; si tout se conçoit par l'imagination, si tout s'explique par elle ; pourquoi diviser le principe sensitif (l’âme) qui pense dans l'homme ? N'est-ce pas une contradiction manifeste dans les partisans de la simplicité de l'esprit ? Car une chose qu'on divise, ne peut plus être sans absurdité, regardée comme indivisible. Voilà où conduit l'abus des langues, et l'usage de ces grands mots, spiritualité, immatérialité, etc. placés à tout hasard, sans être entendus, même par des gens d'esprit. On ne peut détruire la Loi Naturelle. L'empreinte en est si forte dans tous les animaux, que je ne doute nullement que les plus sauvages et les plus féroces n'aient quelques moments de repentir. Je crois que la Fille Sauvage de Châlons en Champagne aura porté la peine de son crime, s'il est vrai qu'elle ait mangé sa sœur. Je pense la même chose de tous ceux qui commettent des crimes, même involontaires, ou de tempérament : de Gaston d'Orléans qui ne pouvait s'empêcher de voler ; de certaine femme qui fut sujette au même vice dans la grossesse, et dont ses enfants héritèrent : de celle qui dans le même état, mangea son mari (…) Je dis donc et j'accorde que ces malheureux ne sentent pas pour la plupart sur le champ l'énormité de leur action. La boulimie, par exemple, peut éteindre tout sentiment ; c'est une manie d'estomac qu'on est forcé de satisfaire. Mais revenues à elles-mêmes, et comme désenivrées, quels remords pour ces femmes qui se rappellent le meurtre qu'elles ont commis dans ce qu'elles avaient de plus cher ! Quelle punition d'un mal involontaire, auquel elles n'ont pu résister, dont elles n'ont eu aucune conscience ! Cependant ce n'est point assez apparemment pour les juges. Parmi les femmes dont je parle, l'une fut rouée, et brûlée, l'autre enterrée vive. Je sens tout ce que demande l'intérêt de la société. Mais il serait sans doute à souhaiter qu'il n'y eût pour juges, que d'excellents médecins. Eux seuls pourraient distinguer le criminel innocent, du coupable. Si la raison est esclave d'un sens dépravé, ou en fureur, comment peut-elle le gouverner ? (…)
Nous n'avons pas originairement été faits pour être savants ; c'est peut-être par une espèce d'abus de nos facultés organiques, que nous le sommes devenus ; et cela à la charge de l'État, qui nourrit une multitude de fainéants, que la vanité a décorés du nom de philosophes. La Nature nous a tous créés uniquement pour être heureux ; oui tous, depuis le ver qui rampe, jusqu'à l'aigle qui se perd dans la nuée. C'est pourquoi elle a donné à tous les animaux quelque portion de la loi naturelle, portion plus ou moins exquise, selon que le permettent les organes bien conditionnés de chaque animal. »
1)    Pour l’auteur, pouvons distinguer le corps de l’âme ? Pourquoi ? Qu’essaie de montrer La Mettrie au travers de tous ces exemples : le juge, la sœur anthropophage, Gaston d’Orléans etc. ?
2)    Si « ces malheureux ne sentent pas, pour la plupart, l’énormité de leurs actions », que sommes-nous par rapport à nos actes ? Que pensez-vous de la proposition de La Mettrie de remplacer les juges par des médecins ? Pourquoi le châtiment de la justice semble-t-il inutile aux yeux de l’auteur ?
3)    Nous sommes à la fois produits par la nature (la loi naturelle) et membres de la société des hommes. Ces deux conditions vont semblent-elles compatibles à la lumière du texte ? Pourquoi ?
4)    En quoi ce texte nous aide-t-il à saisir les conséquences de la réponse positive à la question du sujet ? Quelles sont-elles ?


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