vendredi 25 novembre 2016

"La loi du marché" de Stéphane Brizé - Le métier de "mettre à part" (texte de Simone Weil)


« On met à part sans le savoir, là précisément est le danger. Ou, ce qui est pire encore, on met à part par un acte de volonté, mais par un acte de volonté furtif à l'égard de soi-même. Et ensuite on ne sait plus qu'on a mis à part. On ne veut pas le savoir et, à force de ne pas vouloir le savoir, on arrive à ne pas pouvoir le savoir. Cette faculté de mettre à part permet tous les crimes. Pour tout ce qui est hors du domaine où l'éducation, le dressage ont fabriqué des liaisons solides, elle constitue la clef de la licence absolue. C'est ce qui permet chez les hommes des comportements si incohérents, notamment toutes les fois qu'intervient le social, les sentiments collectifs (guerre, haines de nations et de classes, patriotisme d'un parti, d'une Église, etc.). Tout ce qui est couvert du prestige de la chose sociale est mis dans un autre lieu que le reste et soustrait à certains rapports. »
                                       Simone Weil – « La pesanteur et la grâce »

Dans toute entreprise, le Directeur des « ressources humaines » fait son « job », lequel consiste, comme son nom l’indique, à diriger des humains en tant que « ressources ». Cela signifie que si un événement susceptible de porter atteinte à la qualité du travail fourni, à son rendement ou à l’intensité de l’engagement des employés se produit, c’est la fonction même du « DRH » d’analyser la cause du problème et de faire son possible pour l’éliminer. Dans le film « La loi du marché » de Stéphane Brizé, Madame Anselmi, après avoir été licenciée pour avoir récupéré des coupons de réduction abandonnés par les clients à la caisse de la grande surface dans laquelle elle travaillait, se donne la mort sur son lieu de travail. C’est le type même d’occasions porteuses de graves dysfonctionnements dans le personnel de l’entreprise. Ce suicide et le sens évident que la victime a souhaité lui donner en passant à l’acte dans les locaux même de son employeur sont des facteurs de déséquilibre grave dans l’esprit des salariés (a fortiori quand la personne travaillait depuis plus de 20 ans au magasin).
Il convient vraiment de saisir au gré des mouvements de cette caméra mobile filmant les personnages de cette scène dans laquelle le DRH du groupe va « faire son travail », la violence symbolique de ce à quoi nous assistons vraiment : ni plus ni moins que « l’acte de bâillonner la bouche de la morte », la réduire au silence. Le « patron » du grand magasin et les deux vigiles, Jean-Elie et Thierry sont peut-être un peu plus concernés puisque ils ont joué un rôle dans la détection et dans la mise en accusation de la faute professionnelle de Madame Anselmi. « Personne ici ne doit se sentir responsable de ce qui s’est passé. » Quelle est exactement la valeur d’un tel énoncé ? Ne pourrions-nous pas la qualifier de « performative » au sens que John Austin a donné à toutes ces formulations dans lesquelles nous ne faisons pas que dire quelque chose mais nous exécutons un acte comme promettre, jurer, maudire, etc. Dans l’assemblée, des personnes peuvent se sentir responsables, principalement le directeur dont les mots ont été particulièrement durs à l’égard de son employé (« vous n’avez plus ma confiance…Vous l’aviez mais c’est fini ! »), mais, selon le DRH, elles ne le « doivent » pas, au regard de quel impératif ? Celui qui donne au film son titre : « la loi du marché ».
Il y a bel et bien en nous une faculté de « mettre à part » qui permet tous les crimes, qui nous permet de dormir à peu prés tranquille, quand quelque chose en nous active la machine du soupçon et de la culpabilité, mais il y a aussi cette parole « juste » du DRH, juste en un sens très précis qu’il convient au plus haut point de préciser : juste au sens de « qui tombe à pic », c’est-à-dire qui résonne en parfait écho avec cette aptitude à mettre à part dont nous parle Simone Weil, mais cette justesse là n’a rien à voir avec la justice, et, ici encore, il importe d’être extrêmement précis dans le choix de nos termes : pas la justice légale (droit positif), puisque, en toute rigueur, le directeur et les deux vigiles n’ont rien fait que leur devoir professionnel, appliquant à la lettre les consignes d’une entreprise validées par un code du travail ayant bel et bien valeur de législation (Madame Anselmi a violé un Interdit) . 

Par contre, la justesse de la parole du DRH porte très violemment atteinte à l’intégrité morale de celui ou celle qui l’émet et qui l’accepte, qui lui fait droit. Il y a l’horizontalité des rapports sociaux ou professionnels dans lesquels interviennent des dynamiques de groupe, des impératifs de rentabilité, des projections d’image et des effets de réputation, d’autorité, de prestige, pour reprendre le terme de Simone Weil (c’est le lieu de circulation de la loi du marché et du droit positif) et puis il y a la verticalité de l’être humain qui, debout et seul, se pose la question de savoir s’il se retrouve dans ce qu’il fait, s’il peut en répondre, non pas devant son chef, ni même devant les autres (justice pénale) mais devant « Soi », c’est-à-dire pas forcément soi-même mais le Soi, un « Tiers » qui, pour un croyant, pourrait se faire appeler Dieu ou pour un athée « la vie » ou « l’Etre » (Droit Naturel). L’essentiel ici est de savoir dans l’écho de quelle résonnance authentique nos actes se font réellement entendre. Où s’impriment-ils ? S’impriment-ils seulement quelque part ?
C’est à cet instant qu’il convient de revenir sur l’utilisation de la notion linguistique de « performativité » utilisée pour qualifier le discours du DRH. Oui : les paroles du directeur s’inscrivent bien quelque part, mais exactement sur ce qu’il y a de pire en nous. Ce sont des mots de passe, des formules baptismales qui font de nous des initiés, des membres à part entière de la confrérie des « hommes légers » susceptibles de tout faire, de tout voir, de tout entendre, de tout entériner, précisément parce qu’en réalité rien jamais ne les engage (un peu comme le jeune cadre souffrant d’une telle addiction à son téléphone portable qu’il est joignable partout et tout le temps mais concerné nulle part et jamais). Le DRH est un Jésus Christ à l’envers qui accorde à tous les membres de l’assemblée non pas le pardon mais  l’amnésie de tous « nos péchés ». Tout film réside dans son montage et ici le passage de la réunion du Directeur des ressources humaines à celui de l’enterrement à l’Eglise de Madame Anselmi nous fait immédiatement, « plastiquement » comprendre que ça fonctionne parfaitement pour le « patron », mais pas du tout pour Thierry. La performativité du discours du DRH n’est valide qu’à l’intérieur de tout ce qui est régi par la loi du marché. « Ainsi soit-il » : que ta responsabilité pourtant aveuglante se dissolve dans la providentielle séparation du Public et du Privé.
« Elle seule connaît les raisons de son geste » : qu’il en soit ainsi. Etre licenciée, humiliée, rabaissée, se tuer, être enterrée : ce sont des faits, des évènements « ponctuels » qui se produisent, de loin en loin, comme des éléments épars, distincts, isolés. Aucun rapport, aucun lien. Il y a la cérémonie qui rappelle en cet instant le souvenir de Madame Anselmi et, du même coup, nous permet de marquer cet hommage dans une célébration ponctuelle, donc dépassable, déjà close. Le tapis peut continuer à faire rouler vers la caisse le flot des marchandises et des bénéfices.
Qu’est-ce que l’humain ? C’est l’intelligence, l’inter-ligere, la faculté de résistance à l’absolution fonctionnaliste du DRH, à l’incommensurable violence de  son discours, à l’indignité de la culture d’entreprise face à la culture tout court, et plus que tout, au découpage de la réalité sur la base duquel il fait histoire, il recompose une histoire, exactement comme un révisionniste nous décrit une histoire de la seconde guerre sans camps de la mort. L’humain, c’est la droiture silencieuse de Thierry, son regard furtif, honteux vers la deuxième caissière prise en flagrant délit, sa moue lorsque elle lui demande si l’information d’un manquement aussi bénin remontera à la direction, et évidemment sa sortie du magasin aussi rapide dans sa gestuelle que lente dans son cheminement. L’humain c’est un « moment de grâce », ténu dans sa texture visible et paradoxalement détonnant, exceptionnel dans l’efficience pudique d’un acte "intègre", c'est-à-dire "rentré", "total, irrésistible et dense " mais tout cela dans sa retenue. Il ne s’agit pas, par de tels instants de grâce, de savoir qui l’on est, mais de sentir que l’on est, de contrebalancer la contingence de notre existence par notre insistance à être, à agir, à ne rien retrancher de ce qu’on a fait cette fois là parce qu’on l’a fait pour « toutes les fois », éternel retour de la parfaite attitude, de l'exhaustive discrétion.
C’est bien un « happy end » dépassant, sur ce point, tout ce que les blockbusters hollywoodiens pourront jamais produire dans la surenchère émotive car Thierry ne nous pas donné à voir le spectacle édifiant d’une action exemplaire. Il étend plutôt jusqu'à nous l'onde de choc quasi invisible à l’œil nu d'une attitude intègre, simplement mais pleinement "droite". Le personnage joué par Vincent Lindon ne se désunit pas, comme un météorite qui ne se désintégrerait pas en entrant dans les lois d'une autre atmosphère, d'une autre gravité, celle d'une légèreté en l'occurrence: la loi du marché. Mettre à part, c’est un métier, c’est un beau costume, c’est une certaine façon de se gratter l’oreille quand on dit que l’on va aller droit au but (body language), c’est le B-A-BA  des mille et une manières de ne jamais être vraiment là mais toujours fuyant, faux, léger, protocolaire et réglementaire, amnésique et stupide quand des actes trop signifiants amènent une lumière  crue sur l’infamie des pratiques imposées par l'exigence de rentabilité. C’est aussi, comme nous le dit Simone Weil, une clé, qu’il faut avoir, et dont on doit maintenir l’utilisation par l’exercice quotidien de la lâcheté, de l’oubli, de bâillons apposés sur la bouche des morts trop parlantes. Si Thierry jette la clé, c’est, au contraire, qu’il a bien éprouvé qu’il n’y a rien à « maintenir ». L’humain pointé par la caméra de Stéphane Brizé, c’est presque rien, juste un effet de pesanteur, mais aussi l’effet de pesanteur « juste », la simple attention que l’on porte à des gestes dont on ne souhaite plus qu’ils se fassent sans nous, comme une femme accouchant qui souhaiterait « vivre » la naissance de son enfant, plutôt que d'y assister sous péridurale.

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