mardi 1 novembre 2016

"Ne sommes-nous liés que par de l'Interdit ?" - Quelques éléments pour traiter la référence à la religion (partie 1)


Si nous prêtons attention à cette définition de l’homme religieux selon Roger Caillois, nous percevons bien le rôle-clé assuré par la notion de délimitation dans toute pratique religieuse (précisons qu’il n’est question ici que des religions monothéistes):  « l’homme religieux est avant tout celui pour lequel existent deux milieux complémentaires : l’un où l’on peut agir sans angoisse ni tremblement, mais où son action n’engage que sa personne superficielle (le profane), l’autre où un sentiment de dépendance intime retient, contient, dirige chacun de ses élans et où il se voit compromis sans réserve (le sacré). » Etre religieux, c’est d’abord considérer et appliquer à son attitude ce principe en vertu duquel tout, dans la vie, ne se vaut pas.
Nous retrouvons bien sur ce point la référence initiale au péché originel. L’Eternel fixe des limites : « tu peux manger le fruit de l’arbre de vie mais pas celui de la connaissance du bien et du mal », mais surtout, il « teste » sa créature, il lui impose un Interdit qui ne rend pas impossible sa transgression, voire qui la suscite, qui l’investit d’une aura tentatrice. Au-delà de tout ce que l’on peut écrire et concevoir sur cet épisode de la Genèse, ce qui s’y effectue fondamentalement, c’est d’abord une toute nouvelle mise en perspective de notre rapport à l’action : la chose interdite n’est ni approuvée, ni empêchée. Elle est désignée comme ne devant pas être réalisée. C’est comme si sous l’effet d’une autorité toute puissante, un acte physiquement accessible se trouvait idéalement situé hors de notre atteinte.
Mais comment pourrions-nous caractériser un acte dont la réalisation est physiquement possible et idéalement impossible ? La réponse est assez simple : fantasmatique. C’est d’un seul et même mouvement que Dieu dans la Genèse creuse dans ce « plein » de toutes les interactions humaines l’interstice d’un « devoir être » et la texture fantasmatique d’un désir de la violation, voire du désir tout court.
La Genèse est un récit mythologique. Il s’agit donc pour lui de rendre compte de « ce qui est » en lui assignant une origine, une valeur et un sens surnaturels, religieux, irrationnels, originels et « ce qui est », c’est notre mortalité, notre travail, notre souffrance, notre finitude, tout ce qui, dans la Genèse, sera la conséquence de la transgression d’Adam et Eve. Nous ne sommes ce que nous sommes que pour n’avoir pas été à la hauteur de ce que nous aurions pu être : immortels, heureux, progéniture insouciante et soumise au Créateur. L’humanité se voit ainsi originellement marquée par un « manque à être » fondamental et finalement « fondateur ». Ce que l’interdit rend possible, c’est la notion de déficit, de perte, de chute, de « moindre-être ».
Après tout, il n’est pas absurde d’envisager la possibilité que nous nous acceptions tels que nous sommes pour ce que nous sommes mais avec l’interdit et la transgression d’Adam et Eve, l’être humain vit sa mortalité comme une insuffisance. Ils sont « maudits », du mauvais côté du dire, lequel est né de l’interdit de l’Eternel. Cet épisode dit « dans » la religion quelque chose « de » la religion, comme instauration et organisation d’un lien entre fidèles, comme instance régulatrice d’une population. L’interdit, c’est l’installation d’un espace propre au « Dire », la construction d’un certain rapport entre les hommes et leurs actes tenant à la fois de l’abstention généralisée ouvrant par là même la dimension du fantasme collectif (tout une communauté se voit orientée, animée du désir de cet interdit) au sein duquel quelque chose d’une obéissance s‘éprouve inlassablement testée et , de ce fait, susceptible de valoir en tant que critère pour faire la part entre les bons fidèles et les « mécréants » (étymologiquement : « les méchants »). Par la religion, nous sommes ainsi continument liés, déliés, reliés, comme si de notre intégration ou de notre exclusion à ses dogmes dépendait la sentence de notre jugement par nos pairs, étant entendu qu’il irait de soi que nous ne pouvons pas ne pas être jugés par eux.
Nous mesurons tout ce que les rapports humains doivent dans leur origine et leur développement  à cet espace d’abstention et de fantasme créé par l’Interdit, mais la question reste posée de savoir dans quelle mesure la foi, cet acte de pleine adhésion à la croyance en un être supérieur, transcendant, pourrait se concevoir indépendamment de l’interdit. Pouvons nous dire de l’Eternel qu’il est d’abord cette pleine et première positivité dont l’interdit est la manifestation, ou, au contraire, de l’interdit qu’il est l’acte humain fondateur dont Dieu serait la conséquence. De fait, il y a cet espace d’abstention fantasmatique de l’Interdit mais il semble tout aussi impossible que crucial d’établir clairement si Dieu en est l‘auteur ou l’objet, de l’une à l’autre alternative, c’est bel et bien le fossé infranchissable de la croyance à l’athéisme qui s’ouvre devant nous.

Il est néanmoins un point tout-à-fait essentiel et qui demeure hors de toute remise en cause. Nous voyons dans les premières lignes de la Genèse un Dieu faire émerger un Cosmos du Chaos et s’il n’accomplit pas cette œuvre par de l’interdiction, il la réalise par un travail de délimitation : la lumière, ce n’est pas l’obscurité, la terre, ce n’est pas l’eau, les cieux ne sont pas les ténèbres, etc. Dieu n’est le créateur de l’univers qu’en tant qu’il produit des « interlignes », des distances et des dissociations. Il fait des différences parce qu’il est armé de cette arme puissante dont l’Evangile selon Jean nous dit qu’il était « au début » : à savoir le verbe, c’est-à-dire le langage. 
Ce n’est pas de l’interdit au sens usuel du terme, mais c’est bien l’acte de dire ici qui crée l’ « inter », l’entre-deux entre des éléments qui, à partir de cet acte originel de la diction, de la séparation, ne sont plus confondus. Croire à ce Dieu comme entité première et positive, c’est éprouver au plus profond de soi la puissance de notre adhésion à cet ouvrage de distinction grâce auquel la nuit n’est pas le jour. Peut-être ne sommes-nous liés, dans l’acte positif et premier de notre foi en un créateur, que par cette puissance de l’entre-deux, de cette inter-diction imposant entre les éléments de la nature l’œuvre de discrimination du langage.


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