mardi 31 janvier 2017

Percevoir et concevoir: la question de la croyance.


Que voulons-nous dire lorsque nous affirmons que nous sommes comme Saint-Thomas ? Que nous sommes des pragmatiques, qu’on ne s’en laissera pas compter comme Thomas, fouaillant sans pudeur les plaies du Christ pour se convaincre de sa résurrection, dans le tableau du peintre Le Caravage. L’apôtre est « incrédule » : on le voit sur la toile sonder la profondeur des blessures de Jésus pour statuer sur la question de savoir s’il a bel et bien survécu à sa mort. Saint Thomas se situe précisément, dans ce tableau, sur deux plans : la perception et la démonstration. Il lui faut une « preuve » : tout être humain subissant des incisions de cette profondeur ne peut qu’en mourir, or tu n’es pas mort, donc tu es le fils de Dieu.
Mais ce que la toile décrit le plus authentiquement, comme son titre l’indique, c’est l’aveuglement de Saint Thomas : il touche, ausculte, inspecte (in specto : examiner avec attention) ce qui précisément ne saurait être envisagé sous l’angle de la preuve, car après tout, aussi profonde que soient les plaies du Christ, on pourrait toujours trouver une explication plausible du point de vue de la science : « aucun organe vital n’a été atteint », « Jésus a une bonne voire une exceptionnelle constitution », « Jésus est en réalité un cyborg envoyé par les machines du futur ", etc.
En réalité, il n’y a rien à voir et la recherche de Saint-Thomas est vaine. C’est parce qu’il ne voit pas qu’il regarde. Ce n’est pas parce qu’il est ressuscité qu’il est le Christ, mais c’est parce qu’il est le Christ qu’il est ressuscité et qu’il soit le Christ, le fils de Dieu, n’est pas une proposition qui s’offre au travail ardu et progressif de la démonstration mais à l’évidence de la foi, autrement dit à une interprétation à laquelle on adhère de toutes ses forces parce que, si nus sommes croyants, nous la vivons comme une certitude. 

Or, nous pourrions dire en un sens, que Saint Thomas ne touche pas davantage la preuve que le Christ est ressuscité, que nous ne touchons un dé. Il faut d’abord croire au dé pour le toucher, de la même façon qu’il faut d’abord croire au Christ pour admettre qu’il est ressuscité. Même si nous utilisons ici le terme « croire », ce n’est pas exactement de la même nature de croyance qu’il s’agit ici (Pascal distingue les vérités de cœur et les vérités de raison), bien qu’après tout le terme de « concept » puisse être employé raisonnablement dans les deux cas. Je déduis du concept de cube que je touche ici six faces égales, de la même façon que je peux déduire du concept Christique l’idée d’un fils de Dieu venu sur terre pour sauver les hommes. Ici doit se conclure le parallèle car tout dans le concept de cube donne matière à des démonstrations géométriques alors que le concept de Christ est le fondement d’une foi. Il l’est dans sa nature même. Je crois, si je suis chrétien, à la nature divine du Christ, alors que je déduis à partir de la notion générale que telle figure est un cube.
Mais il n’en demeure pas moins qu’il est aussi faux d’affirmer que je touche le cube que de soutenir que l’on palpe les plaies du Christ parce que dans un cas comme dans l’autre, il faut d’abord adhérer à l’idée avant d’en faire l’épreuve par les sens. Ce n’est pas du Christ en tant que Christ que Saint Thomas examine les blessures parce que s’il avait déjà saisi intuitivement « Le Christ », il adhérerait sans discussion ni preuve à l’affirmation de sa résurrection.

Il est une œuvre dont on pourrait dire qu’elle sollicite davantage et paradoxalement la foi du Chrétien, c’est celle du peintre Holbein intitulée « le Christ mort » (1523). Dans ce tableau, il est possible d’affirmer que les raisons de croire au Christ s’imposent à la foi dans le mouvement même où elles se dérobent à la perception, car c’est à un Christ mort que nous sommes confrontés, presque décomposé. Le paradoxe tient au fait que, pourtant, ce Christ est plus vivant que celui qui guide la main de Saint-Thomas dans "l'incrédulité de Saint-Thomas". Qui est vraiment ce dernier, en effet ? Le résultat d’un raisonnement, comme nous l’avons dit: « ta main est dans mes plaies, elles auraient dû me tuer mais je suis vivant, donc je suis le Christ – CQFD » Ce Christ de raison est mort pour la foi. C’est exactement l’inverse pour le Christ de Holbein : le Christ de foi (le seul donc) est mort à la rationalité et à la perception sensible. 

On « constate le décès », ce qui suscite chez le croyant à l’égard du cadavre du Christ un acte de foi exclusif et authentique par la force duquel il s’agit de « concevoir la substance christique », d’intuitionner non plus un corps vivant ou mort (n’oublions pas que c’est le même terme en anglais qui s’applique au corps et au cadavre : « corpse »), mais un « être » dans le prolongement de la présentation de Dieu à Moïse dans l’ancien Testament : « je suis celui qui est » (non pas celui qui est au même titre que cet homme ou cette plante verte, mais celui qui est « ce que c’est qu’être », ou encore celui dont l’être est en même temps tout ce qui fait être ce qui est).
Dans ce corps du Christ en train de pourrir, la putréfaction, c’est encore le Christ. C’est toute la différence entre le corps d’un humain et celui-ci : autant le premier ne se corrompt que sous l’effet d’une loi physique qui s’impose à lui de l’extérieur, c’est-à-dire sous l’influence d’une loi naturelle, autant le corps du Christ ne se détériore que de lui-même, comme si l’efficience sous la force de laquelle ce corps pourrissait était encore et finalement « seulement », « totalement », « purement » l’émanation de la puissance de ce corps même, par quoi précisément il est autre chose qu’un corps. Aussi étrange que cela puisse sembler, c’est le tableau de Holbein qui célèbre authentiquement la gloire du Christ, précisément parce qu’il n’est rien de la foi authentique d’un chrétien qui puisse s’appuyer sur un miracle visible. « Je ne crois pas à cause des miracles, dit Malebranche, je crois malgré les miracles. »


C’est la raison pour laquelle il est possible de s’opposer totalement à cette affirmation de l’écrivain André Suarès :
« Le Christ d'Holbein est sans espoir. Il est couché à même la pierre et le tombeau. Il attend l'injure de la terre. La prison suprême l'écrase. [...] Il est dans la mort de tout son long. Il se putréfie. [...] Holbein me donne à croire qu’il est un athée accompli. Ils sont très rares. Le Christ de Bâle me le prouve : il n’y a là ni amour, ni un reste de respect. Cette œuvre robuste et nue respire une dérision calme : voilà ce que c’est que votre Dieu, quelques heures après sa mort, dans le caveau ! Voilà celui qui ressuscite les morts ! »
Ce que Suarès prend (ou plutôt veut prendre) pour de la dérision ou de l’irrespect exprime au contraire ce fond de grâce, cet effet de saturation d’un corps Saint dont la divinité est à concevoir dans le temps et dans le lieu même où la putréfaction se donne à percevoir.


dimanche 29 janvier 2017

La perception - Michel Tournier et le monde sans Autrui de Gilles Deleuze (1)


« Le premier effet d’autrui, c’est, autour de chaque objet que je perçois ou de chaque idée que je pense, l’organisation d’un monde marginal, d’un manchon, d’un fond, où d’autres objets, d’autres idées peuvent sortir suivant des lois de transition qui règlent le passage des uns aux autres. Je regarde un objet, puis je me détourne, je le laisse rentrer dans le fond, en même temps que sort du fond un nouvel objet de mon attention. Si ce nouvel objet ne me blesse pas, s’il ne vient pas me heurter avec la violence d’un projectile (comme lorsqu’on se cogne contre quelque chose qu’on n’a pas vu), c’est parce que le premier objet disposait de toute une marge où je sentais déjà la préexistence des suivants, de tout un champ de virtualités et de potentialités que je savais déjà capable de s’actualiser. Or un tel savoir ou sentiment de l’existence marginale n’est possible que par autrui. « Autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, non seulement parce qu’il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée intellectuelle, mais aussi parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d’objets situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d’en devenir le centre. » La partie de l’objet que je ne vois pas, je la pose en même temps comme visible pour autrui ; si bien que, lorsque j’aurai fait le tour pour atteindre à cette partie cachée, j’aurai rejoint autrui derrière l’objet pour en faire une totalisation prévisible. Et les objets derrière mon dos, je les sens qui bouclent et forment un monde, précisément parce que visibles et vus par autrui. Et cette profondeur pour moi, d’après laquelle les objets empiètent ou mordent les uns sur les autres ; et se cachent les uns derrière les autres, je la vis aussi comme étant une largeur possible pour autrui, largeur où ils s’alignent et se pacifient (du point de vue d’une autre profondeur). Bref, autrui assure les marges et transitions dans le monde. Il est la douceur des contiguïtés et des ressemblances. Il règle les transformations de la forme et du fond, les variations de profondeur. Il peuple le monde d’une rumeur bienveillante."



Certains textes philosophiques recèlent une puissance qui tient du scandale. Parfois difficiles, on comprend confusément que, si nous les lâchons, c’est à l’onde de choc d’une terrible déflagration de vérité que nous faisons paresseusement le choix de nous soustraire. Représentons-nous une bombe nucléaire dont l’effet ne serait pas de nous réduire en poussière radioactive mais de nous ouvrir enfin les yeux sur la réalité la plus rigoureuse, la plus littérale et la plus effective qui soit. Le texte de Deleuze sur lequel nous allons nous pencher est cette bombe. Il faut le lire tranquillement, fermement, y revenir, se retenir de « courir aux abris », ne jamais douter de la justesse implacable qu’il insinue petit-à-petit comme une suspicion qui, en se déployant, devient aussi assourdissante qu’une clameur peu encline à s’interroger sur la vérité que nous sommes prêts ou pas à entendre, tout simplement parce que « c’est ça » et qu’« elle est là ».
Pour les élèves de Terminale capables de résister au sentiment de découragement inévitable devant la difficulté de telle ou telle tournure, de telle « fulgurance sombre », de telle formulation ou image complexes, les liens qui regroupent plusieurs notions au programme sont tout simplement d’une richesse et d’une force incomparables (c’est comme si les questions axées sur Autrui, la perception, le désir, le temps, l’espace, la mémoire, la réalité, la raison, l’expérience (l’empirisme et l’innéisme), l’existence, le langage, le sens, la vérité et même le bonheur s’articulaient ici avec une justesse et une fluidité aussi rares que remarquables). 
Bref, on va dire que c’est un texte important, pour faire court, mais c’est vraiment trop peu d’affirmer qu’il y a ici de quoi nous « importer ». Ce serait plutôt de l’ordre de la « déportation » si le terme n’était pas aussi péjorativement connoté par notre histoire récente. C’est bien cela pourtant, la révélation contenue dans ce texte nous « déporte » en nous faisant paradoxalement comprendre ce que c’est vraiment que d’être « ici », c’est-à-dire ce qui se produit effectivement quand nous nous situons dans un lieu, au milieu des objets, de paysages ou bien d’autres personnes. Nous allons tomber de tellement haut que nous pouvons douter de l’existence d’un sol pour nous réceptionner, un peu comme Alice chutant dans le terrier. Il y en a un, c’est certain (c’est même la seule chose dont vous pouvez être sûrs) mais l’exploration du souterrain sera, pour le moins, aussi déstabilisante que celle de l’héroïne de Lewis Carroll.

Cette tentative d’explication s’adresse d’abord à des élèves de Terminales (toutes sections confondues)

Gilles Deleuze et Michel Tournier se connaissaient. Ils ont fait une partie de leurs études ensemble à Paris. Lorsque l’écrivain a publié son livre : « Vendredi ou les limbes du Pacifique », le philosophe a porté sur le livre un regard d’une acuité que seule une profonde complicité avec le romancier pouvait susciter. Ce que nous lisons ici, c’est un peu plus qu’une simple « explication », c’est l’approfondissement philosophique d’un moment de littérature rare dans le processus duquel ce que nous pressentions de l’histoire (que nous lisions «  comme une histoire ») se leste brutalement du plomb de la réalité. Pour le dire plus clairement, la situation exceptionnelle de Robinson n’est pas si accidentelle que ça. Elle ne l’est même pas du tout. Nous vivons dans un espace structuré par la présence effective ou éventuelle de l’Autre. La déconstruction du lieu que vit Robinson tient bien à son isolement, mais il se pourrait que nous vivions (aussi entourés que nous soyons dans cet univers social tissé par notre famille, nos proches, nos collègues, nos concitoyens, bref nos semblables) dans la même réalité que lui, non pas que les autres n’existent pas mais au sens où « ce n’est pas en tant qu’autres, qu’ils existent » (nous reviendrons sur cette idée en fin d’explication : disons pour ne pas trop vous faire languir que l’existence des autres pourrait n’être qu’une affaire de perspective, et cela a fortiori si, comme le soutient ce texte,  elle se résout précisément dans l’effet de perspective d’une certaine façon de vivre le contact avec le réel)

La présence d’Autrui est ce « fond » sur l’arrière-plan duquel nous inscrivons chacune de nos perceptions et de nos idées. Cela signifie qu’à chaque fois que je suis en contact sensible avec un objet, ou bien que je pense une idée, je le fais au gré d’un « mode opératoire » qui part de ce principe selon lequel cet objet ou cette idée sont également perceptibles par d’autres personnes, c’est-à-dire par d’autres consciences que la mienne, même dans le rêve, alors que je suis seul à faire ce rêve. Je suis en train d’imaginer que je vois un chien dans mon songe mais à l’intérieur de ce dernier, je vois le chien tel qu’il est perceptible par d’autres personnes. Finalement, nous n’adhérons jamais littéralement, dans le rêve ou la réalité, à ce que nous percevons rigoureusement, à savoir « telle perspective de vue de ce chien à  12h14 », par exemple. « L’organisation d’un monde marginal, d’un manchon, d’un fond où d’autres objets, d’autres idées peuvent sortir suivant des lois de transition  qui règlent le passage des uns aux autres. » Par « sortir », il ne faut pas entendre ici sortir du champ de notre visualisation des objets, mais au contraire sortir du fond, venir au premier plan, s’imposer au premier rang de notre attention mentale.

 Supposons que je vois d’abord ma tasse vide puis un ami s’approcher de moi avec une bouilloire pleine d’eau fumante pour la remplir. Mon attention va laisser la tasse retourner dans le flou de ce fond perceptif pour se concentrer sur la bouilloire. Celle-ci est brutalement apparue dans mon champ de vision mais je n’en suis pas heurté. Elle ne m’a pas surpris comme si elle était surgie de nulle part alors que c’est pourtant bien le cas puisque je ne l’avais pas vue avant. Pourquoi ? Parce que déjà avant, la tasse ne s’était pas imposée littéralement à ma perception mais je l’apercevais entourée de cette « aura » qu’est la possibilité du regard des autres. La tasse aurait pu, et en un sens elle aurait même dû, saturer le champ de ma perception visuelle. J’aurais dû ne voir qu’elle, dans un processus de focalisation évident puisque en un sens  je ne voyais qu’elle. Si tel avait été le cas, la bouilloire serait survenue avec la violence d’une apparition surprenante et impromptue. Elle m’aurait blessé, pas nécessairement par l’extrême chaleur qu’elle dégage mais simplement comme une vision inattendue, déstabilisante, aussi menaçante que l’irruption du vampire qui va se précipiter sur sa proie, dans un film d’horreur.

Comment se fait-il donc que le cours de nos perceptions ne se déroule pas comme la trame d’un film d’horreur quotidien, c’est-à-dire de surprises atroces en déconvenues terrifiantes ? C’est bien ça qui est surprenant : le fait que justement nous ne soyons jamais surpris, autrement dit qu’il y ait un « fil » reliant toutes ces perceptions les unes aux autres. Il faut bien que quelque chose nous divertisse du « plein » de chacune de nos perceptions : voir la tasse / voir la bouilloire /voir le visage de la personne qui verse l’eau dans la tasse, etc.
C’est le premier effort d’un texte qui va nous en demander beaucoup : nous avons envie de dire que cet étonnement est saugrenu voire dément parce qu’il est logique de voir les choses dans la chronologie de leur succession gestuelle : voir la tasse, puis la bouilloire, puis la seconde remplir la première, c’est ce que l’on appelle « verser de l’eau dans une tasse vide » et point-barre. Mais ce que l’on oublie de prendre en compte dans cette représentation, c’est le rapport fondamental entre la perception de la tasse telle qu’elle serait vue par autrui et le passage de sa situation de tasse vide à celle de tasse pleine. Qu’une situation puisse évoluer c’est cela même qu’instaure la structure du cadre dans lequel nous l’avons perçue d’emblée, soit perceptible, en fait ou en droit, par les autres. Que nous puissions sortir de l’instantanéité de la perception de la tasse vide pour ne pas être étonné qu’elle devienne pleine, c’est précisément ce qu’avait déjà rendu possible le fait que nous n’avions jamais cru à la seule perception fragmentaire de la tasse, alors même qu’à parler strict c’est exactement cela que nous avons exclusivement et littéralement perçu.
Il faut bien clarifier ce point : ce qui est surprenant, ce n’est pas qu’une tasse vide se remplisse d’eau chaude, mais plutôt que notre perception ne soit pas chahutée, déboussolée, choquée, hypersensibilisée par tout ce que cette simple action induit de succession brutale de plans, de déchirement des perspectives, de déséquilibres thermiques, d’écrasement de pesanteurs, de rupture des flux atmosphériques, chromatiques, etc. Qu’un acte se produise dans la réalité est sidérant, parce que cela suppose toujours l’avènement nouveau d’un insoupçonnable rapport des forces (lumière, chaleur, air, pesanteur, etc.) aussi subtil que littéralement imprévisible. Et tout ce que nous trouvons à dire c’est :
-       « Merci ! »  quand notre tasse est pleine.
Ce qu’il convient de distinguer ici, c’est, d’un côté, la perception que nous pourrions dire conditionnée par ce présupposé constant qu’est la présence d’Autrui et d’un autre côté, ce qui s’est littéralement, « physiquement » passé : « la réalité pure, ou stricte ». Je n’ai pas été décontenancé que la main de mon ami apparaisse dans mon champ de perception visuelle pour remplir ma tasse d’eau chaude tout simplement parce que la tasse avait déjà été recomposée, « construite », conçue (mais nous pourrions tout aussi bien dire « fictionnée » ou figurée) par mon esprit comme potentiellement visible par d’autres personnes donc a fortiori visée par la possibilité de la remplir. Cette recomposition spatiale de tous les plans possibles de la tasse rend envisageable le changement de situation dans le temps au gré duquel elle va se remplir de l’eau chaude versée par la bouilloire tenue par mon ami. Les perspectives possibles que nous rajoutons continuellement à la littéralité fragmentaire de notre perception d’un « objet » (que nous reconfigurons comme tel) nous prédisposent à l’intervention d’autrui. Nous faisons toujours la part belle à cette émergence de l’événement causé par la présence de l’autre, et, de ce fait, ne la vivons pas comme événement. Il est « logique » qu’une tasse que je perçois déjà comme visible par les yeux d’un autre soit touchée, abordée, contactée, et remplie par le mouvement de bascule que sa main exerce sur la bouilloire. Le problème réside dans le fait que c’est bel et bien un ouvrage de figuration qui se voit ainsi confirmé par ma tasse désormais pleine. Non pas qu’elle soit vide : elle est pleine et je bois mon thé.
Mais je n’ai pas cessé de « sur-interpréter » le cours des évènements, de supposer « plus » que ce que j’ai réellement et littéralement perçu : le fragment de tasse que j’ai pris pour une tasse complète, l’angle de la bouilloire que j’ai extrapolé jusqu’à y voir « une » bouilloire totale, les quelques doigts de la main de mon ami tenant la poignée de l’ustensile que j’ai d’emblée caricaturés sous le « pseudonyme » que j’ai l’habitude d’associer à la perception de son visage, etc. Il n’a pas cessé de se produire des changements plutôt brutaux dans les interactions de toutes les forces en présence dans cette scène : lumière, température, densité, pression, pesanteur, etc. 
Mais tout ce que j’en ai retenu c’est qu’un ami m’a offert un thé, interprétation plus que réductrice, littéralement fausse dans la mesure où jamais mes sens n’ont vraiment fait l’expérience de ce que j’affirme pourtant avoir vu (on mesure bien ici la relativité des déclarations du témoin d’une scène de crime. Nous pouvons penser à la scène du meurtre dans l’Etranger d’Albert Camus : Meursault décrit précisément en terme de forces et d’affects (chaleur, éblouissement, sueur, son, etc.) ce que les jurés vont interpréter dans les catégories de l’acte, de la conscience et de l’intention) – Ce qu’il nous est impossible d’envisager, c’est qu’un concours de circonstances, une alliance parfaitement imprévisible et hasardeuse de chaleur, de bruit et de lumière puissent « vouloir » et réaliser la mort d’un homme).

Chacune des perceptions que nous vivons se trouve ainsi baignée et comme recouverte  de la rassurante et fausse normalité suspendue à l’existence de l’autre. Grâce à elle, nous nous situons toujours au-delà de l’efficience purement physique de ce que c’est que « percevoir ». Il nous arrive, lorsque nous utilisons une image pour faire comprendre quelque chose à un interlocuteur qui avait saisi notre formulation « au premier degré » de préciser : « je parlais au figuré », mais c’est bien plus que cela : nous vivons au figuré, jamais « au sens propre ». Nous pratiquons continûment une ironie fondamentale, structurelle, grâce à laquelle nous prenons tout « au second degré ».
Il existe une figure de style dont nous pensons faussement qu’elle fait partie intégrante de notre usage de la langue, alors qu’elle est bien plus que cela : elle est ce à partir de quoi le langage s’effectue, se greffe sur notre perception du réel et le réordonne, le reconfigure : c’est la métonymie. Nous parlons par métonymie lorsque par exemple, nous utilisons le nom d’une ville pour désigner ses habitants ou nous évoquons un « Picasso » pour désigner Guernica. « Une métonymie est une figure de style qui remplace un concept par un autre avec lequel il est en rapport par un lien logique sous-entendu : la cause pour l'effet, le contenant pour le contenu, l'artiste pour l'œuvre, la ville pour ses habitants, la localisation pour l'institution qui y est installé » (définition dictionnaire)
Nous ne buvons jamais un verre mais son contenu. Il nous est absolument impossible d’utiliser le langage sans que s’insinue peu à peu ces liens logiques sous-entendus et c’est par eux que je crois voir la tasse quand je ne visualise que sa perspective, que je touche une bouilloire quand je ne saisis qu’une partie de sa poignée que je « reconnais » mon ami quand je ne distingue à proprement parler que son profil. La métonymie nous distrait de la réalité pure, littérale et fragmentaire de la perception et ce que vit Robinson est, dans un premier temps, la terreur née de l’appréhension d’objets méconnaissables, difractés, menaçants, l’horreur d’une autre temporalité au sein de laquelle tout peut arriver à tout instant, un monde perçu au sens propre, c'est-à-dire sans métonymie.

samedi 28 janvier 2017

"Peut-on avoir raison contre l'Etat ?" - Copie de Lise Girard (T ES1)


          Nous sommes souvent en lutte contre notre possible perte de liberté lorsque l’Etat agit parfois à son encontre mais l’Etat reste l’instance la plus nécessaire et rationnelle dans une société. Le gouvernement applique une autorité sur le peuple et le régule par le biais des lois et des procédures. En tant que citoyen, nous jouissons de la certitude que peu importe ce qu’il se produira sur le territoire, tout sera régulé par l’Etat et passera en justice. Il s’agit donc d’un cadre administratif, juridique et légal qui ne laisse rien à l’arbitraire. Pour que la vie en société soit rationnelle et régulée il faut bien sûre que les citoyens suivent les procédures et respectent les lois mises en place par l’Etat. Pour que les citoyens se sentent égaux en droit, ils ont nécessairement le devoir d’être obéissants, il est donc impossible et intolérable d’agir avec spontanéité (vient du latin sponte sua qui signifie « de son mouvement propre ») si l’on veut contribuer au maintien de l’égalité. Cependant la raison humaine peut parfois paraître plus sensée ou plus juste que les procédures misent en place et on peut donc se demander si l’Etat est  vraiment le plus rationnel dans ce cas. N’y aurait-il pas une autre façon pour l’Etat de réguler la société autrement que par la rationalité qui reste un facteur difficile à déterminer ? En outre, pouvons-nous avoir raison contre l’Etat dans la mesure où seul celui-ci permet les rapports humains de par sa rationalité ?
Avant toute chose, il convient de définir les termes du sujet qui sont assez complexes car ils peuvent avoir plusieurs sens.
La raison est la faculté humaine de réflexion. Avoir raison c’est détenir d’une part la vérité mais d’une autre part une capacité à distinguer ce qu’il vaut mieux faire ou ne pas faire en fonction des situations. Avoir raison ce n’est pas battre quelqu’un, c’est arriver à prouver par le biais d’arguments ou de preuves que notre parole est vraie et fondée. Avoir raison c’est ne pas avoir tort, ne pas se tromper, on détient donc une forme de vérité, de conformité, de certitude. Par exemple, on a raison de dénoncer au professeur qu’un camarade de notre classe a triché lors d’un test car il s’agit de la réalité, de la vérité mais d’une certaine manière nous n’avons pas totalement raison de le dénoncer car cela peut changer nos relations mais aussi sa note et par la suite ses résultats scolaires, même si le professeur se doit d’être mis au courant afin d’agir justement avec tous ses élèves. Il faut donc faire preuve de bon sens et analyser la meilleure chose à faire et avoir ensuite la meilleure attitude possible face à cette sorte de dilemme entre dire ou ne pas dire et faire ou ne pas faire. Dire que l’on a raison ne signifie pas que l’on a raison, il faut le démontrer.
L’Etat quand à lui désigne l’ensemble des moyens mis en place dans une société pour la  gouverner. Du latin stare qui signifie « tenir debout », l’Etat est l’institution qui permet de maintenir et réguler la société afin d’assurer son bon fonctionnement. L’Etat instaure des règles sous forme de loi et des procédures juridiques dans le but d’initier les citoyens à effectuer leur principal devoir qui n’est autre que de respecter les lois. L’Etat se caractérise par l’autorité car il suppose une hiérarchie entre le peuple et lui, par l’administration aussi car il gère la société et tous ses rapports humains en plus de la gestion du territoire, et pour finir par le symbolisme (ou le contrat) puisqu’il représente la population. L’Etat vient de la religion dans l’histoire, en effet, la religion a fondé l’Etat car l’homme s’est posé des questions sur son existence, il a donc ensuite crée la religion pour se donner un sens et un but et c’est de là que l’Etat est né. Il ne faut pas oublier de faire la distinction entre Etat et Nation puisqu’une Nation n’est autre qu’une population vivant sur un même territoire et uni par des mêmes caractéristiques comme l’histoire, la culture, la langue et l’origine. Il existe des nations sans Etat et des Etats dans lesquels se trouvent plusieurs nations.
Mais la possibilité d’avoir raison contre l’Etat supposerait qu’il existe une défaillance et qu’il serait alors possible de percer son organisation et que celui-ci ne gèrerait donc pas parfaitement la société et ne jouerait pas son rôle. Dans ce cas on peut se demander où est t’il possible d’avoir raison contre l’Etat, existe-t-il des lieux où la rationalité de l’Etat est « concurrencée » ?

Tout d’abord, on peut imaginer la possibilité que l’Etat ne possède aucune rationalité particulière et n’existe pas dans le cadre de l’utopie. Il s’agit d’une construction (ou conception) imaginaire d’une société qui constitue, la plupart du temps, un idéal mais sa réalisation reste impossible. Robert Nozik est un professeur de philosophie à l’Université d’Harvard et il a beaucoup porté ses réflexions sur le sujet de l’Etat. Il cherche à faire réfléchir le lecteur sur des questions de fond sur la société et notamment sur l’Etat qui la dirige. Pour Nozik, les citoyens doivent se poser deux questions qui sont : « A-t-on absolument besoin d’un Etat » et « Devrait-on l’inventer si il n’existait pas ? » car pour lui, l’Etat actuel ne fait qu’imposer sa force et sa philosophie et ne permet aucune concurrence. Il ajoute également que tout ce qui provient de l’Etat n’est pas légitime car c’est imposé et que cela viole les droits fondamentaux des individus et qu’il faudrait que toutes les décisions résultent d’un accord de la société (comme par exemple avec la démocratie délibérative ou participative où les citoyens ont le droit de participer à la prise des décisions) car cette situation se fait trop rare. 
C’est alors qu’il élabore la possibilité d’entreprendre une nouvelle forme d’Etat, plus juste et qui mélangerait l’Etat naturel avec l’Etat actuel : l’Etat minimal. Cette utopie garantirait donc pour lui le respect total des droits des individus tout en assurant la protection et l’arbitrage pour garder une société stable.  Dans le cas de cette utopie il serait donc envisageable que nous ayons à moitié raison contre l’Etat puisque les décisions nous appartiendraient en majeure partie mais toutefois, atteindre un Etat qui puisse satisfaire l’ensemble de la société n’est pas chose simple et c’est pourquoi l’Etat minimal reste un Etat utopique car l’Etat n’acceptera jamais de donner toute sa légitimité au peuple et de ne plus agir comme il le désir.
L’hypothèse de l’utopie pour avoir raison contre l’Etat reste pertinente à envisager même si sa réalisation n’est pas véritablement possible, ce qui explique que l’idée soit utopique.
De plus, le cosmopolitisme (doctrine de ceux qui se considèrent comme « citoyen du monde ») est une avancée pour avoir raison contre l’Etat. On peut prendre ici l’exemple du cosmopolite Cédric Herrou qui a fait rentrer illégalement 200 mineurs étrangers sur le territoire français car son envie d’aider ces gens dans la difficulté était plus forte que toute crainte de passer devant la justice. Il est agriculteur dans le sud de la France et est considéré comme « passeur citoyen », il a été arrêté pour la première fois le 13 août 2016 quand il transportait 8 mineurs étrangers dans sa camionnette pour les conduire chez lui afin de les héberger dans son jardin. Suite à plusieurs altercations et avertissements il a crée une association qu’il a financé et à continué de se battre dans sa lutte contre le système français qui ne prenait pas en charge ces jeunes démunis. Mais malgré la création de son association la justice française et les polices aux frontières ont jugés ses actions illégales et il a été de nouveau arrêté. C’est là qu’entre en compte le droit naturel et le droit positif. Le droit naturel est propre à chacun et présent dès lors d’une existence humaine, il est personnel, il peut se traduire par des actions, ressentis, envies et pensées, on le qualifie de lois non écrites et universelles. Alors que le droit positif concerne toutes les lois écrites et propres à chaque société, lors d’un non respect de loi c’est le droit positif qui rentre en compte et les institutions sanctionnent la faute. 
Dans l’affaire de Cédric Herrou, certains pensent que son acte est héroïque puisqu’il a agit avec bonne conscience et a respecté la devise « Liberté, Egalité, Fraternité » en venant en aide à ces jeunes, il a même été élu azuréen de l’année. Mais pour certains, comme Eric Ciotti, député, il s’agit d’un acte illégal qui ne respecte pas le droit positif et ressemble à un début d’anarchie (droit naturel). Pour lui, Cédric Herrou a violé la République et n’a pas pris en considération le travail des policiers aux frontières et il pense que ce sont plutôt des héros comme les pompiers, les policiers et les anonymes qui sont intervenus pendant les attentats qui méritent d’être élus azuréens de l’année car ils ont fait preuve d’héroïcité légale.  Cédric Herrou a donc agit en écoutant son droit naturel et en tant qu’homme (sans prendre en compte le droit positif), il a fait preuve de désobéissance civile mais des arguments lui donnent raison. En effet, il s’agit d’un délit de solidarité et le droit naturel doit être pris en compte dans le droit positif, c’est donc le cas et on peut ajouter qu’il ne fait qu’appliquer les devoirs de l’Etat qu’ils ont négligés (aider et prendre en charge toutes personnes mineurs sur le territoire français).
L’hypothèse du cosmopolitisme est donc pertinente dans l’idée d’avoir raison contre l’Etat car le droit naturel doit être pris en compte et l’Etat présente quelques failles dans l’application de ses lois et devoirs.
De surcroît, il existe dans le monde des sociétés sans Etats. Effectivement, l’ethnologue Pierre Clastres a prouvé qu’il existe des nations sans Etats où les sociétés n’ont aucun gouvernement pour les réguler mais sans qu’aucun désordre ou conflit ne soit notable. Ces sociétés se situent notamment en Amazonie comme par exemple les Indiens Guaranis, ce sont des sociétés primitives. Ces sociétés sont restées à l’état de nature et on les qualifie parfois de « sauvages » et « peu évolués » mais la population arrive à cohabiter sans Etat et sans éprouver le besoin d’en détenir un puisqu’ils ont toujours su vivre comme ça. Elles se refusent de laisser paraître entre les habitants un sentiment de dominance ou de soumission, aucun d’entre eux ne domine, tout le monde est sur la même égalité de pouvoir, c’est l’ensemble de la société qui détient le pouvoir. Elles prônent donc l’égalité et ne veulent pas accepter de donner le pouvoir à une personne ou un groupe de personne, même le chef de la tribu ne détient pas plus de pouvoir il a juste un statut plus important, elles ne font qu’un et veulent rester unies. 
Plutôt que d’y laisser une partie de leur liberté, les sociétés sans Etat laissent les choses se faire dans le cadre du droit naturel mais rien ne montre que l’anarchie règne sur leur territoire, bien au contraire, l’entre-aide est de prime et la solidarité est présente. Bien évidemment, tout cela n’est possible qu’en qu’a d’égalité parfaite afin de n’attirer aucune convoitise ou concurrence d’autrui car c’est de là que les actions commencent à venir d’un droit naturel négatif à cause d’une sorte de jalousie qui se crée. L’Etat n’est pas une institution obligatoire et vitale, mais dès lors qu’elle a été adoptée il est presque impossible de s’en débarrasser tandis que si elle n’a jamais existée, elle ne manque pas. L’hypothèse de sociétés sans Etat est donc pertinente puisque c’est le cas sur de nombreux territoires même si elle reste peu envisageable pour les nations ayant déjà adopté l’utilisation d’Etat.
Nous avons donc vue dans cette partie que l’hypothèse d’envisager des lieux où l’Etat n’est pas nécessairement le plus rationnel est possible notamment avec l’utopie, le cosmopolitisme avec le droit naturel et l’exemple des sociétés primitives sans Etat. Mais à quel moment peut-on avoir raison contre l’Etat, existe-t-il vraiment un temps pour cela et comment faut-il s’y prendre ?
Parallèlement à ces hypothèses sur les lieux où l’on pourrait avoir raison contre l’Etat il y a aussi un temps et une manière précise à adopter. Pour cela il faudrait avoir raison avant l’Etat, c'est-à-dire réussir à exprimer sa raison afin d’atteindre l’Etat pour le faire se remettre en question par la suite et pourquoi pas obtenir raison après des changements juridiques ou politiques. Dans son texte « Le droit à l’insurrection dans une République », Kant nous expose qu’aucune opposition violente du peuple contre l’Etat ne peut exister car cela inciterait le peuple tout entier à se rebeller, ce qui conduirait à une instabilité de l’Etat qui deviendrait plus fragile. Dès lors que l’Etat est désigné par une majeure partie des citoyens il faut suivre et accepter le contrat de confiance avec celui-ci et ne pas tenter de le détruire mais la liberté d’expression n’est pas une rébellion. Donc, afin d’avoir raison contre l’Etat il faut tenter de la manière la plus pacifiste possible de rallier des gens à sa cause et aller au bout de sa pensée pour se faire rendre compte l’Etat qu’il a peut-être eu tord sur certains point et les lui faire changer. 
Pour reprendre l’exemple de Cédric Herrou vu dans la partie précédente, si celui-ci tente de démontrer que l’Etat était en tort car il n’a pas porté secours aux mineurs qui étaient présents sur le territoire alors que c’est une loi inscrite dans la Constitution et que c’est la raison pour laquelle il a agit hors la loi afin d’aider ses personnes à la place de l’Etat qui n’a pas fait son devoir. Dans ce cas on aurait alors eu raison avant que l’Etat n’est eu lui-même raison de porter atteinte à l’acte de Cédric Herrou, et il s’en rendra alors compte un peu plus tard et avouera ses torts s’il s’agit d’une vérité indiscutable qui remet en cause la rationalité de l’Etat et donc sa crédibilité. Il faut donc faire douter de la raison de l’Etat pour espérer avoir raison contre lui mais tout en restant pacifique et dans le cadre du droit positif, ce qui n’est pas le cas de l’affaire Cédric Herrou mais il ne fait que rectifier les erreurs de l’Etat en agissant à sa place  donc on devrait pouvoir lui donner raison. Devancer l’Etat et le remettre en cause peut alors nous faire avoir raison car celui-ci va alors avouer ses fautes et cela peut aller en notre faveur.

On peut aussi parler de la jurisprudence qui peut permettre d’avoir raison contre l’Etat dans certaines situations. De fait, la jurisprudence se définit comme l’ensemble des décisions de justice rendues par les cours et les tribunaux français. Elle permet d’interpréter et de préciser le sens des textes de lois. Quand un procès a lieu, elle permet d’adapter les textes de lois à l’affaire étudiée. La généralité de la loi s’applique alors sur le cas particulier présent et on peut donc délibérer sur les décisions à prendre. Néanmoins, lorsqu’un problème ne se rapporte à aucune lois précédemment établie il y a là un rôle crucial de la jurisprudence qui doit « inventer » la loi à propos du nouveau sujet jamais étudié auparavant. C’est alors qu’il est possible d’avoir raison contre l’Etat puisque notre cas particulier et inédit ne permet pas aux tribunaux d’appliquer sur notre acte une loi pour nous sanctionner. La question se pose alors sur le fait accompli et c’est la jurisprudence qui délibèrera. Si elle estime que notre acte n’enfreint pas les lois et n’est pas un délit puisqu’il n’existait aucun texte sur ce sujet, alors nous pourrons avoir raison contre l’Etat avant que celui ne décide de rajouter une réglementation suite à notre affaire. Ceci montrerait alors une faille dans le système judiciaire puisque cela signifierait que toutes les lois n’ont pas été pensées et que certaines fautes ne sont pas considérées comme des délits au niveau juridique et donc que la rationalité de l’Etat n’est pas parfaite.
Il y a donc possibilité d’avoir raison contre l’Etat si celui-ci a oublié par mégarde de faire apparaître dans la constitution une faute pouvant atteindre le délit et que la jurisprudence ne nous considère pas comme coupable d’un acte irrecevable et hors la lois.
Paradoxalement à toutes les autres sous parties, j’aimerais parler d’une notion qui rend impossible toute raison contre l’Etat. Il est vrai qu’il existe de nombreuses petites failles qui sont possibles de percer à jour dans cette institution mais sa plus grande puissance qui elle, est insurmontable, c’est la Raison d’Etat. Il s’agit du fait que l’Etat ait le pouvoir de choisir ce qu’il souhaite ou non divulguer aux citoyens. Il s’autorise à violer le droit et en faire ce qu’il veut quand il considère que cela conserve l’organisation sociale et la paix. L’Etat est donc libre de faire tout ce qu’il désire s’il pense que c’est une bonne chose pour la société. Il est certain qu’il ne nous dit pas tout et beaucoup de choses nous sont cachées pour notre « bien » et notre « protection » soit disant. On peut prendre l’exemple des tragiques attentats qui ont frappés la France, toutes les images et vérités ne sont pas diffusées pour ne pas heurter la population mais nous sommes en droit d’être au courant des actualités concernant notre pays même si il est vrai que certaines images peuvent être choquantes. On peut noter aussi des informations incomplètes ou fausses sur des chiffres concernant l’économie ou le social du pays, et tout ça par la pure décision de l’Etat qui ne souhaite pas nous faire partager la totale vérité pour ne pas trop nous inquiéter. 
Ici, j’aimerais faire référence au roman « Le passeur » de Lois Lowry de 1994 qui a été adapté en film en 2014 (« The Giver »). L’histoire raconte la vie d’un jeune homme, prénommé Jonas, vivant dans une communauté très différente de la notre, elle vit selon des règles très strictes, on peut noter par exemple : un couvre feu établi à respecter, aucun contact avec un membre extérieur à « la cellule familiale » n’est permis, chaque matin les habitants doivent s’injecter un produit qui leur permet soi-disant de rester en bonne santé, et personne ne peux quitter le cadre de la cité sous peine de mort. Les membres de la communauté n’ont aucun sentiment et ne voit aucune couleur, tout est en noir et blanc et ils ne ressentent rien et le jour de leurs 12 ans ils se voient attribuer d’office leur métier qu’ils ne pourront changer. C’est ici même que l’on voit la puissance et la raison de l’Etat même si il est question d’une fiction on peut le rapprocher de la réalité. L’Etat peut instaurer n’importe quelle règle, tout le monde devra être obéissant s’il ne veut se faire tuer ou condamner.
 Dans le film, on comprend vite que si toutes ces règles on été établies c’est justement grâce à cette raison d’Etat qui a permis aux dirigeants de tout faire pour que sa société ne se rende compte de tout ce qui se produit à leur insu afin de pouvoir faire ce qu’ils veulent sans être contrés ou suspectés. Toute personne tentant de s’opposer aux choix de l’Etat se trouvera forcément face à de lourdes conséquences puisqu’il n’est pas acceptable pour l’Etat de se faire détruire et de ne pas être considéré comme le plus rationnel. On le voit bien, toute atteinte verbale ou physique d’un citoyen sur l’Etat est punie, il n’y a aucune institution plus force que celle-ci et nous sommes donc destinés à ne pas l’offenser. L’Etat aura toujours le dernier mot et restera toujours indirectement ou directement le maître des décisions.
Cette notion de raison d’Etat bloque toute possibilité d’arriver à être plus rationnel que l’Etat. Nous avons pu voir dans cette partie que l’Etat n’est pas sans défaillance et qu’il est parfois possible d’avoir raison avant lui ou bien avec l’aide de la jurisprudence mais malgré ces défauts, la raison d’Etat empêche quiconque de surpasser sa rationalité.
 Il est donc envisageable d’avoir raison contre l’Etat, même s’il est le seul à permettre les rapports humains de par sa rationalité, si l’on arrive à percer ses défaillances et à les utiliser à notre avantage. En effet, il existe des sociétés sans Etat et des utopies où l’Etat n’est pas tel qu’il l’est actuellement ce qui montre que son existence n’est pas essentielle. Il y a aussi une présence de droit naturel dans la considération des lois, ce qui permet donc parfois de justifier nos actes jugés comme des délits dans le droit positif. La jurisprudence peut également nous rendre innocent lorsque l’Etat nous rend coupable d’une action non évoquée dans la Constitution ou encore lorsque nous devançons l’Etat et que nous agissons avant qu’il n’est eu le temps de le faire. Mais tout cela n’est pas aussi fort et rationnel que la raison d’Etat qui donne tous les droits et toute la rationalité à cette institution, ce qui la rend « indétrônable » et ce qui nous rend dans l’impossibilité d’arriver à avoir totalement raison contre l’Etat. 

mardi 24 janvier 2017

"Peut-on avoir raison contre l'Etat?" - L'affaire Cédric Herrou

Le procès récent de Cédric Herrou, agriculteur de la vallée de la Roya, jugé pour pour « aide à l’entrée irrégulière sur le territoire français », nous a donné l'occasion de réfléchir concrètement à la question de savoir si nous pouvions avoir raison contre l'Etat? Tous les arguments utilisés par Monsieur Herrou nous ont semblé, en effet, pouvoir se défendre d'une part à partir du "Droit naturel", et d'autre part du "Droit Positif", notamment lorsque l'accusé fait remarquer que La France ne respecte le droit des mineurs en les reconduisant autoritairement à la frontière au lieu de leur porter assistance. Il est même question, dés lors des Alpes-Maritimes comme d'une zone de "non-droit" au sein de laquelle les lois et les valeurs de la République Française ne seraient plus respectées. Cédric Herrou a été arrêté à l'automne pour avoir illégalement créé un centre d'accueil pour migrants dans des bâtiments de la SNCF désaffectés. Il a été condamné à huit mois de prison avec sursis. 

Par ailleurs, son élection par les lecteurs de Nice-Matin au titre "azuréen de l'année" a provoqué la réaction  de Monsieur Eric Ciotti, président du conseil départemental des Alpes-Maritimes. La tribune qu'il a rédigée nous a permis d'étudier les arguments de chacun des partis en présence. Ce travail que nous avons effectué durant toute une semaine (4h) a suscité de nombreuses réactions parmi les élèves et l'une d'entre elles, qui souhaite garder l'anonymat,  a exprimé le souhait d'adresser à Monsieur Ciotti une lettre dans laquelle elle évoque son expérience personnelle du déracinement. Ce témoignage nous semble aussi éclairant que courageux et pertinent, c'est la raison pour laquelle nous avons choisi de le publier sur ce blog après la tribune de Monsieur Ciotti.

Tribune d’Eric Ciotti parue dans Nice-Matin le 30 décembre 2016.

"Nice-Matin a publié dans son édition du 29 décembre 2016 le palmarès des Azuréens de l’année. La sélection est tout sauf objective : M. Cédric Herrou a été élu avec 4257 voix sur un groupe de 7677 votants ! Dans un département de plus d’un million cent mille habitants, quel crédit accorder au vote de quelques milliers de personnes probablement mobilisées selon les bonnes vieilles méthodes de l’extrême-gauche ?
Non, M. Herrou ne peut pas être l’Azuréen de l’année !
Faut-il rappeler qu’il comparaîtra devant le tribunal correctionnel le 4 janvier prochain pour aide illégale au séjour d’étrangers en situation irrégulière ? M. Herrou revendique ouvertement de violer les lois de la République en affirmant avoir fait passer la frontière à plusieurs reprises à près de 200 étrangers en situation irrégulière.
Ce nombre est suffisamment important pour que chacun comprenne qu’il s’agit bien d’une filière organisée et non pas d’un geste isolé. Par ses actes, M. Herrou n’a pas d’autre but que de provoquer et de défier l’autorité de l’Etat. Son action est une insulte aux policiers, aux gendarmes, aux douaniers et aux militaires de Sentinelle qui tous, chaque jour, surveillent nos frontières notamment entre l’Italie et la France. J’ai pu constater le 22 décembre dernier, à Sospel, la qualité et la difficulté de leur travail qui se solde en 2016 par l’interpellation d’au moins 35 000 étrangers tentant de passer illégalement en France, ce qui est considérable.
Non, M. Herrou ne peut pas être l’Azuréen de l’année !
Bien d’autres personnes méritent d’être honorées. Pour moi, l’Azuréen de l’année, se trouvent parmi tous ces héros de la nuit tragique du 14 juillet dernier à Nice, parmi ces femmes et ces hommes qui tous, collectivement ou individuellement, ont porté secours, qui tous ont sauvé des vies. Je pense à cette jeune policière qui a neutralisé le terroriste, permettant d’éviter des dizaines de morts supplémentaires, je pense aux pompiers, au SAMU, aux citoyens qui sont venus porter assistance aux victimes, je pense aux services d’urgence de l’hôpital Lenval et de l’hôpital Pasteur. Voilà les héros ! Et ils n’ont pas besoin de le claironner ni d’ouvrir une page Facebook ni de provoquer des coups d’éclat à quelques jours d’un procès.
Ces héros du 14 juillet sont des humanistes. Et pourtant aucun n’a été nominé. Évidemment, l’humanisme pour l’humanisme, discret et anonyme, n’intéresse pas.
Et combien d’Azuréens, chercheurs, chefs d’entreprise, présidents d’associations, et bien d’autres qui ont choisi de mettre leur vie au service des autres, mériteraient également cet hommage !
Non, M. Herrou ne peut pas être l’Azuréen de l’année !
Etre l’Azuréen de l’année, ce n’est pas manipuler la joute médiatique à sensations comme il le fait pour se protéger de la justice, en s’abritant derrière une générosité de façade.
Las ! Cette fausse générosité est un dangereux mirage. La France généreuse doit préserver ses valeurs d’accueil et d’hospitalité pour ceux qui en ont les qualités, les réfugiés et les opprimés victimes de la barbarie. Mais faut-il rappeler qu’à peine un tiers des candidats au statut de réfugié remplissent les conditions pour l’obtenir !
Quant aux migrants économiques, la France ne peut plus en accueillir davantage. Les capacités d’intégration par le logement et le travail sont limitées. Laisser s’installer dans notre pays des personnes sans garantir leur avenir, c’est prendre le risque de livrer ces étrangers aux trafiquants et aux criminels. C’est également favoriser un communautarisme islamique dangereux pour la République, fauteur de divisions profondes dans notre société, elles-mêmes génératrices de lourdes incompréhensions et terreau des pires extrémismes.
L’humanisme, c’est avoir conscience que la solution se trouve aussi dans les pays d’origine des migrants et dans l’aide au développement, et non pas seulement en Europe.
Non, M. Herrou ne peut pas être l’Azuréen de l’année !
Il a fait de la protection des mineurs son fer de lance en pensant apitoyer l’opinion publique. Dans les faits, il la trompe. Car il est absolument faux de dire que les mineurs ne sont pas pris en charge dans notre département.
Les services de l’Etat, sous l’autorité du Préfet, procèdent aux réadmissions en Italie autorisées par la loi et les conventions internationales. Quant au conseil départemental, il accomplit son devoir pour les autres mineurs. Je veux rendre hommage aux services du département des Alpes-Maritimes qui assument la responsabilité de 210 mineurs isolés étrangers qui tous sont accueillis dans des structures ad hoc et dans des conditions optimales. Le coût total de leur accueil s’élève à 10 millions d’euros à la charge du contribuable départemental. C’est la loi, et le conseil départemental la respecte. Il prend en charge les mineurs que les services de l’Etat ou le juge dirigent vers lui.
Non, M. Herrou ne peut pas être l’Azuréen de l’année !
Lui qui prône l’ouverture des frontières sans contrôle, lui qui prône un monde ouvert. Une attitude irresponsable dans le contexte actuel… En matière d’immigration, c’est la fermeté qui est gage d’humanité, quand près de 400 000 personnes ont débarqué sur les côtes Sud de l’Italie depuis le printemps 2014. Les bons sentiments conduisent à des drames. Les messages d’ouverture généralisée passés tous azimuts, comme celui de l’Allemagne à l’automne 2015, n’ont pour résultat que la multiplication du nombre de morts en Méditerranée, à quelques centaines de kilomètres à peine de la côte d’Azur.
Est-il nécessaire de rappeler que dans le contexte de menace terroriste maximale que nous subissons aujourd’hui, la frontière n’est pas une menace mais une protection ? Du Bataclan à Berlin en passant par Bruxelles, preuve a été faite que les terroristes utilisent le flux migratoire pour infiltrer le territoire européen. Surveiller nos frontières est un impératif qui s’impose d’autant plus.
Qui peut dire avec certitude que dans les centaines de migrants que M. Herrou se targue d’avoir fait passer ne se dissimule pas un futur terroriste ?
Pour toutes ces raisons, jamais je ne tolérerai qu’une nouvelle jungle de Calais s’installe dans les Alpes-Maritimes. La jungle de Calais est une honte pour la France. Le gouvernement a laissé s’installer une zone de non droit livrée à des bandes et des mafias. Calais a été une pompe aspirante.
Au moment où nous avons besoin de contrôles stricts, la démarche de M. Herrou, idéologique et préméditée, est une prise de risque majeure. Ce n’est pas à des individus irresponsables de définir les règles d’entrée sur le territoire national. Nous sommes dans un Etat de droit. Sous une fausse générosité, ceux qui bafouent les règles de la République mettent en danger notre pays."


Lettre adressée à Monsieur Eric Ciotti,

Député « Les Républicains »

Président du conseil départemental des Alpes-Maritimes


Monsieur le Député,

Je me permets de vous adresser ce courrier car, étant en Terminale ES dans un lycée de province et travaillant en cours sur l’affaire Cédric Herrou dans le cadre d’un sujet de dissertation en Philosophie, j’ai pris connaissance de la tribune que vous aviez rédigée contre l’élection de cette personne en tant qu’azuréen de l’année, pour le journal Nice-Matin.
Je n’ai pas l’habitude de m’adresser aux responsables politiques mais votre article m’a donné envie de prendre la plume pour raconter simplement mon histoire qui est celle d’une ex-réfugiée. Je n’ai pas l’ambition de vous faire changer d’avis mais il se trouve que chacun des arguments que vous utilisez contre le geste de Cédric Herrou, qui a porté assistance à des migrants ayant franchi illégalement la frontière Franco-Italienne, m’a touché « personnellement », entrant en résonance avec cette expérience si particulière que j’ai vécu pendant mon adolescence. Je ne néglige pas les droits et les devoirs de tout citoyen à l’égard de l’Etat dans lequel il est né ou a été accueilli mais votre prise de position me semble sous-estimer totalement le ressenti de celles et ceux qui sont dans l’obligation de prendre la route sans vraiment savoir comment se fera le voyage ni s’il leur sera possible de poser un jour leur valise dans un lieu hospitalier, soit exactement ce que la France a été pour moi. Mon vœu le plus cher, par conséquent, est que votre argumentation apparaisse aux yeux des français comme ce qu’elle est : faible, inadaptée, irréaliste, émise par la conception passéiste et procédurière d’une France qui déjà n’existe plus.
J’ai 19 ans mais j’en avais 14 quand j’ai du quitter mon pays. Je viens d’une petite nation qui a vécu la guerre et qui est parvenue à retrouver son indépendance. Lorsque il a été question de partir, la raison de cet « exil » volontaire m’était inconnue mais je savais qu’il s’agissait de problèmes personnels de mon père. Je me souviens encore du jour de notre départ…Nous avons dû quitter notre maison, notre famille, nos proches, notre école car c’était la seule solution pour aider notre père. Nous avions beaucoup réfléchi mais c’était bel et bien la seule issue possible. S’est posée alors à nous la question du choix de notre destination. L’Allemagne, la France ? Un autre pays ? Mais quel autre pays que la France aurait-il pu nous accueillir pour sauver la situation difficile dans laquelle nous nous trouvions ? Cette nation a toujours joui d’une excellente réputation chez nous car elle nous apparaissait comme une terre de liberté ouvrant ses frontières à toutes les personnes simples et honnêtes n’ayant plus la possibilité de demeurer là où elles étaient nées. Nous avons donc choisi la France, Paris, cette ville que j’avais toujours rêvée de visiter. J’étais à la fois heureuse et malheureuse car j’aurais préféré me rendre dans cette capitale en tant que touriste et non comme réfugiée.
Je vous prie de croire qu’il n’est pas facile de « fermer la porte derrière soi » quand on franchit la frontière du pays dans lequel on est né, dans lequel on a grandi pour tout reprendre à zéro « ailleurs », au milieu de personnes qui sont chez elles, qui ne parlent pas notre langue et auxquelles on demande de nous recevoir. Or dés notre arrivée en France, nous avons été très bien accueillis et j’étais vraiment heureuse. Bientôt j’allais entrer au collège. Je me suis posé beaucoup de questions, comment vais-je comprendre mes camarades ? Comment vont-ils se comporter à l’égard d’une personne étrangère qui ne maîtrise pas bien leur langue ? Vont-ils se moquer de moi ? Combien de temps va-t-il me falloir pour que je m’adapte à ce nouveau pays ? Comprenez qu’il n’est rien qu’un réfugié souhaite davantage que cela : s’adapter, être accepté, recueilli et pourquoi pas « reconnu » par un autre pays comme partie intégrante de cette nouvelle communauté.
Lorsqu’il fut effectivement temps pour moi d’être admise au collège, il me fallut faire face à toutes ces difficultés dans une classe, un établissement, une langue que je ne connaissais pas. Je suis très souvent rentrée chez moi en pleurant, car je n’arrivais pas à comprendre. Lorsque vous disposiez de tout ce dont vous aviez besoin et que vous vous retrouvez dans un autre pays dont il vous faut apprendre la langue, les mentalités, les usages, les coutumes et les lois, vous traversez forcément des moments de découragement intenses et pénibles à vivre. Derrière les « mesures », les « lois », les « décrets » et les procédures de l’Etat dont je mesure bien l’importance et la nécessité, il y a des expériences, des affects, des ressentis qu’une personne qui n’a jamais été déracinée peut bien se représenter mais qu’elle aura bien du mal à réaliser dans toute la gamme des sentiments qu’ils suscitent. C’est aussi à la lumière de ce déracinement affectif qu’il faut entendre le sens de la situation de « réfugié », laquelle ne saurait être seulement un « statut ».
Mais ce ne furent pas pour moi les seules épreuves. Mon père a du traverser des moments difficiles car il s’est battu contre une maladie qui, dans notre pays d’origine, n’aurait jamais été soignée. Mon père a pu, en France, bénéficier de soins qui ne lui auraient pas été prodigués dans son pays de naissance car les médecins de là-bas ne l’auraient même pas détectée. Aujourd’hui, il est décédé mais il a pu, ici, profiter d’un « sursis » dont il aurait été privé si nous n’étions pas partis de « chez nous ». Il y a « La France », les lois, les options des différents partis, la ligne politique que vous défendez dans votre tribune contre Cédric Herrou, et puis, au milieu de tout cela, il y a des vies, des « destinées », comme on dit, et notamment ce « petit morceau d’existence » dont mon père a pu jouir grâce à notre expatriation. C’est de cela, de « ces morceaux de vie de réfugiés » dont il est question dans ce débat et c’est à cause d’eux que je ne peux comprendre votre position.
Monsieur Herrou a vu des personnes en détresse qui auraient pu être mon père, ma famille, moi, et il leur a porté simplement assistance parce que la durée nécessaire à la demande d’un formulaire d’accueil, le passage par différentes administrations et les structures mises en œuvre par l’Etat supposent un temps dont ne dispose pas la plupart des réfugiés. L’Etat est peut-être la solution à tous les problèmes qui se posent sur un territoire mais, il ne peut, par définition, l’être « tout de suite » et personne n’a le temps d’être réfugié. On l’est brutalement, sans choisir. Entre l’urgence et l’état d’urgence, il y a tout le temps requis par le travail de médiation de l’Etat.
Je ne vous demande pas de « réaliser » le déracinement que ma famille et moi-même avons vécu car je pense que ce n’est pas possible mais au moins de comprendre qu’au fil de vos mots, de vos idées et des lois que vous défendez, « à juste raison », se tissent des vies, des morts provoquées ou heureusement retardées comme le fut celle de mon père grâce à l’Etat français. J’ai bien écrit « à juste raison » car je sais que vous n’ignorez pas à quel point une loi n’est rien sans l’esprit qui la commande. Or, il me semble évident que l’esprit des lois de la République Française se trouve, en l’occurrence, plus proche du geste de Cédric Herrou que de votre critique trop « réactive », passionnelle, idéologique, pour être réellement à la hauteur des conditions historiques dans lesquelles l’Etat de Droit français est né. Vous savez bien que « les droits naturels, inaliénables et sacrés » sont explicitement mentionnés dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, et j’ai du mal à envisager la possibilité que l’état d’esprit d’un « Républicain » puisque c’est le terme choisi par la formation politique à laquelle vous appartenez puisse se méprendre à ce point sur l’esprit des lois de la République Française dont vous êtes, en tant que président du conseil départemental, le représentant sur le territoire ainsi que le défenseur.
Peut-être vous étonnerez-vous que je ne signe pas cette lettre, mais au-delà du caractère personnel qu’elle revêt, l’exigence de pudeur qui m’incombe est aussi celle de parler au nom de tous les réfugiés, car je sais bien que mon cas, aussi empreint soit-il de l’expérience qui fut la mienne du déracinement, est tout sauf isolé.
Comprenez que ma démarche est dictée par le sentiment de gratitude que je voue à la France, parce qu’elle sauve des vies, parce qu’elle retarde des morts, parce qu’elle accueille celles et ceux qui fuient la guerre et cherchent simplement un lieu de paix. Je suis fière d’avoir été une réfugiée. Je n’oublierai jamais mon pays mais cela ne m’empêche aucunement de m’adapter aux règles et aux usages de mon nouveau pays.
Je ne suis pas assez naïve pour penser que ma lettre va changer votre opinion mais j’espère simplement que vous accepterez d’en recevoir le témoignage, éventuellement de vous laisser gagner, ne serait-ce qu’un minimum, par l’émotion qui fut la mienne en la rédigeant, parce que la situation des réfugiés d’aujourd’hui est plus précaire que ne l’a été la mienne. Je vous prie de faire preuve de bienveillance et d’indulgence à leur égard car la guerre est précisément ce qu’ils essaient de fuir et non ce qu’ils méritent de retrouver. Personne ne mérite cela, puisque la sécurité, c’est-à-dire la possibilité d’être protégé de l’arbitraire et de la violence des agresseurs est un droit dont l’application rigoureuse exige de nous, citoyens français, qu’à son endroit, nous ne faiblissions jamais. Sous cet angle, le geste de Cédric Herrou est tout sauf laxiste, ou illégal.
Je vous remercie pour l’attention que vous jugerez bon d’accorder à cette lettre et vous prie d’agréer, Monsieur le Député, l’expression de ma haute considération. 

                                                 Une citoyenne française, ex-réfugiée