mardi 31 janvier 2017

Percevoir et concevoir: la question de la croyance.


Que voulons-nous dire lorsque nous affirmons que nous sommes comme Saint-Thomas ? Que nous sommes des pragmatiques, qu’on ne s’en laissera pas compter comme Thomas, fouaillant sans pudeur les plaies du Christ pour se convaincre de sa résurrection, dans le tableau du peintre Le Caravage. L’apôtre est « incrédule » : on le voit sur la toile sonder la profondeur des blessures de Jésus pour statuer sur la question de savoir s’il a bel et bien survécu à sa mort. Saint Thomas se situe précisément, dans ce tableau, sur deux plans : la perception et la démonstration. Il lui faut une « preuve » : tout être humain subissant des incisions de cette profondeur ne peut qu’en mourir, or tu n’es pas mort, donc tu es le fils de Dieu.
Mais ce que la toile décrit le plus authentiquement, comme son titre l’indique, c’est l’aveuglement de Saint Thomas : il touche, ausculte, inspecte (in specto : examiner avec attention) ce qui précisément ne saurait être envisagé sous l’angle de la preuve, car après tout, aussi profonde que soient les plaies du Christ, on pourrait toujours trouver une explication plausible du point de vue de la science : « aucun organe vital n’a été atteint », « Jésus a une bonne voire une exceptionnelle constitution », « Jésus est en réalité un cyborg envoyé par les machines du futur ", etc.
En réalité, il n’y a rien à voir et la recherche de Saint-Thomas est vaine. C’est parce qu’il ne voit pas qu’il regarde. Ce n’est pas parce qu’il est ressuscité qu’il est le Christ, mais c’est parce qu’il est le Christ qu’il est ressuscité et qu’il soit le Christ, le fils de Dieu, n’est pas une proposition qui s’offre au travail ardu et progressif de la démonstration mais à l’évidence de la foi, autrement dit à une interprétation à laquelle on adhère de toutes ses forces parce que, si nus sommes croyants, nous la vivons comme une certitude. 

Or, nous pourrions dire en un sens, que Saint Thomas ne touche pas davantage la preuve que le Christ est ressuscité, que nous ne touchons un dé. Il faut d’abord croire au dé pour le toucher, de la même façon qu’il faut d’abord croire au Christ pour admettre qu’il est ressuscité. Même si nous utilisons ici le terme « croire », ce n’est pas exactement de la même nature de croyance qu’il s’agit ici (Pascal distingue les vérités de cœur et les vérités de raison), bien qu’après tout le terme de « concept » puisse être employé raisonnablement dans les deux cas. Je déduis du concept de cube que je touche ici six faces égales, de la même façon que je peux déduire du concept Christique l’idée d’un fils de Dieu venu sur terre pour sauver les hommes. Ici doit se conclure le parallèle car tout dans le concept de cube donne matière à des démonstrations géométriques alors que le concept de Christ est le fondement d’une foi. Il l’est dans sa nature même. Je crois, si je suis chrétien, à la nature divine du Christ, alors que je déduis à partir de la notion générale que telle figure est un cube.
Mais il n’en demeure pas moins qu’il est aussi faux d’affirmer que je touche le cube que de soutenir que l’on palpe les plaies du Christ parce que dans un cas comme dans l’autre, il faut d’abord adhérer à l’idée avant d’en faire l’épreuve par les sens. Ce n’est pas du Christ en tant que Christ que Saint Thomas examine les blessures parce que s’il avait déjà saisi intuitivement « Le Christ », il adhérerait sans discussion ni preuve à l’affirmation de sa résurrection.

Il est une œuvre dont on pourrait dire qu’elle sollicite davantage et paradoxalement la foi du Chrétien, c’est celle du peintre Holbein intitulée « le Christ mort » (1523). Dans ce tableau, il est possible d’affirmer que les raisons de croire au Christ s’imposent à la foi dans le mouvement même où elles se dérobent à la perception, car c’est à un Christ mort que nous sommes confrontés, presque décomposé. Le paradoxe tient au fait que, pourtant, ce Christ est plus vivant que celui qui guide la main de Saint-Thomas dans "l'incrédulité de Saint-Thomas". Qui est vraiment ce dernier, en effet ? Le résultat d’un raisonnement, comme nous l’avons dit: « ta main est dans mes plaies, elles auraient dû me tuer mais je suis vivant, donc je suis le Christ – CQFD » Ce Christ de raison est mort pour la foi. C’est exactement l’inverse pour le Christ de Holbein : le Christ de foi (le seul donc) est mort à la rationalité et à la perception sensible. 

On « constate le décès », ce qui suscite chez le croyant à l’égard du cadavre du Christ un acte de foi exclusif et authentique par la force duquel il s’agit de « concevoir la substance christique », d’intuitionner non plus un corps vivant ou mort (n’oublions pas que c’est le même terme en anglais qui s’applique au corps et au cadavre : « corpse »), mais un « être » dans le prolongement de la présentation de Dieu à Moïse dans l’ancien Testament : « je suis celui qui est » (non pas celui qui est au même titre que cet homme ou cette plante verte, mais celui qui est « ce que c’est qu’être », ou encore celui dont l’être est en même temps tout ce qui fait être ce qui est).
Dans ce corps du Christ en train de pourrir, la putréfaction, c’est encore le Christ. C’est toute la différence entre le corps d’un humain et celui-ci : autant le premier ne se corrompt que sous l’effet d’une loi physique qui s’impose à lui de l’extérieur, c’est-à-dire sous l’influence d’une loi naturelle, autant le corps du Christ ne se détériore que de lui-même, comme si l’efficience sous la force de laquelle ce corps pourrissait était encore et finalement « seulement », « totalement », « purement » l’émanation de la puissance de ce corps même, par quoi précisément il est autre chose qu’un corps. Aussi étrange que cela puisse sembler, c’est le tableau de Holbein qui célèbre authentiquement la gloire du Christ, précisément parce qu’il n’est rien de la foi authentique d’un chrétien qui puisse s’appuyer sur un miracle visible. « Je ne crois pas à cause des miracles, dit Malebranche, je crois malgré les miracles. »


C’est la raison pour laquelle il est possible de s’opposer totalement à cette affirmation de l’écrivain André Suarès :
« Le Christ d'Holbein est sans espoir. Il est couché à même la pierre et le tombeau. Il attend l'injure de la terre. La prison suprême l'écrase. [...] Il est dans la mort de tout son long. Il se putréfie. [...] Holbein me donne à croire qu’il est un athée accompli. Ils sont très rares. Le Christ de Bâle me le prouve : il n’y a là ni amour, ni un reste de respect. Cette œuvre robuste et nue respire une dérision calme : voilà ce que c’est que votre Dieu, quelques heures après sa mort, dans le caveau ! Voilà celui qui ressuscite les morts ! »
Ce que Suarès prend (ou plutôt veut prendre) pour de la dérision ou de l’irrespect exprime au contraire ce fond de grâce, cet effet de saturation d’un corps Saint dont la divinité est à concevoir dans le temps et dans le lieu même où la putréfaction se donne à percevoir.


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