mardi 14 février 2017

Texte d'Alain sur la perception - Quelques éléments d'explication (2)


Le toucher ne nous instruit de rien, donc. Il nous « avertit » simplement de la présence de quelque chose, ou plus exactement (car c’est déjà trop d’affirmer que c’est « une » chose) de plusieurs « coupes » successives, de séquences tactiles consécutives manifestant le frôlement de surfaces planes et pointues, rugueuses et lisses, de saillies et d’encoignures etc. Voilà ce qu’à strictement parler, nous « touchons ». Nous nous faisons ainsi une idée du niveau d’analyse requis par ce texte, niveau élevé puisqu’ aucun de nous dans la vie courante ne va se situer à de degré de précision, ne serait-ce que pour éviter de nous faire passer pour des aliénés aux yeux de nos semblables. Mais en même temps nous réalisons bien qu’Alain a raison, notamment grâce à la référence aux illusions d’optique que nous avons évoquée dans l’article précédent. Je perçois donc une succession d’impressions confuses, fragmentées, partielles, chaotiques à partir desquelles je vais « juger » que cet objet est un cube. 
De la même façon, je vais juger que cette personne est mon ami à partir des données parcellaires et échelonnées dans la durée que je vais recueillir à l’occasion de notre rencontre. Comme le dit si bien la langue, je vais alors le « reconnaître », ce qui signifie qu’à partir de tel profil ou de telle couleur de vêtement que mes yeux ont enregistrés, je vais « compléter les blancs », parfaire le tableau, ajouter à ce que j’ai bel et bien perçu tout ce dont je n’ai pas fait l’expérience directe mais que j’estime pouvoir rajouter puisque c’est mon ami, et c’est à ce moment là, qu’en effet, il peut arriver que je me trompe, surtout si je n’ai aperçu mon ami que de loin.
Cela signifie qu’à un moment donné, j’aurai bel et bien reconstitué à partir de mon expérience passée de l’apparence de mon ami sa physionomie d’aujourd’hui. Ce que l’on pourrait appeler son idée générale, son « concept », ou finalement « son nom propre » se seront suffisamment imposés à mon entendement pour que ce soit sous leur direction, on pourrait dire sous leur « supervision » (sous l’action de leur supervisée) que j’aborde l’expérience de voir en face de moi mon ami. Il est bien vrai que c’est lui, mais il n’en est pas moins exact que cette présence qui me semble toute entière effective d’un point de vue physique ici et maintenant ne saurait l’être intégralement puisque de nombreux processus d’imagination, de remémoration, de conceptualisation se sont passés la main afin d’aboutir à ce « résultat ». Je ne fais pas que voir mon ami, j’ai interprété tous les signes envoyés à mes sens de façon à reconstituer la scène que je vis à présent, laquelle ne saurait exclusivement être considérée comme subie passivement par mon corps et ma pensée. En d’autres termes, aucun événement ne m’arrive sans que j’aie quelque chose à voir dans le fait qu’il arrive de cette façon, sous telle apparence, à tel moment. Ce que je perçois, dés lors que je l’identifie, que je le « réalise », devient ce que je reconstitue.
Ce dernier terme est particulièrement intéressant : je « réalise » qu’il y a un dé. Cela signifie : « je me rends compte » qu’il y a un dé devant moi, mais ce que nous comprenons maintenant, c’est que l’on peut aussi ajouter ce second sens au verbe réaliser : « produire ». Je construis l’image mentale du dé, je synthétise la diversité des angles, des surfaces et des perspectives dans un jugement : « ceci est un dé », ou « je suis en face de mon ami », une fois comblées les absences et les angles morts de la configuration spatiale particulière de notre rencontre (nécessairement partielle et tronquée)

En ce sens, il n’est pas excessif d’affirmer que je ne connais rien, je « reconnais » toujours, c’est-à-dire que j’ai toujours une idée préalable, préconçue de ce que je perçois sans quoi il me serait impossible de constituer une idée complète de ce que fatalement je ne peux jamais voir autrement qu’imparfaitement, que partiellement. Cela ne pose pas de problème quand il s’agit de reconnaître mon ami, je reconstitue le portrait complet à partir de ma mémoire, du souvenir que j’ai de son visage, de son apparence globale et c’est ça que je vois. Mais c’est beaucoup plus difficile à concevoir pour des figures, surtout quand c’est la première fois que nous les touchons. Un bébé fait l’expérience de toucher un cube. Que touche-t-il exactement ? Où va-t-il trouver ce « préalable », ce présupposé à partir duquel tous les angles, toutes les surfaces, les angles, et les pointes vont se rassembler dans l’expérience d’un seul et même objet qui sera « un » cube ?

Nous sommes ainsi de plain-pied avec ce « fort loin » pointé par Alain concernant la direction de cette analyse. C’est la querelle entre l’innéisme et l’empirisme. Disposons-nous préalablement, en tant qu'êtres humains dotés de conscience et de raison, d’idées innées grâce auxquelles nos perceptions sont d’emblée et justement orientées vers ce travail de synthèse qui nous permettra de distinguer des figures, de produire des rapports de causalité, d’égalité, d’inférence et de déduction (je ne touche pas en même temps les six faces égales du cube, mais je « sais » qu’elles le sont, de telle sorte que j’acquiers la certitude d’être en face d’un cube) ? Si nous répondons : « oui », nous sommes innéistes. N’est-ce pas, au contraire, à force de toucher des surfaces de dimensions égales que finit par se forger peu à peu la notion d’égalité, laquelle n’est finalement que le souvenir de toutes les perceptions de surfaces ou de segments égaux dont j’ai fait l’expérience sensible dans ma vie ? Si je réponds oui, je suis empiriste. Dans ce dernier cas, j’ai des idées parce que j’ai d’abord des sens. Dans le premier, j’ai des perceptions identifiables parce que j’ai d’abord des idées.
Le philosophe empiriste écossais David Hume exprime ici une thèse essentielle dans la relation entre « la chose » (par exemple toutes les surfaces que nous touchons) et l’idée (le cube) : « Mais former l’idée d’un objet et former tout simplement une idée, c’est la même chose, puisque la référence de l’idée à un objet est une dénomination extrinsèque dont elle ne porte ni marque, ni caractère en elle-même. »
« La référence de l’idée à un objet est une dénomination extrinsèque dont elle ne porte ni marque ni caractère en elle-même » : il n’est rien du cube réel qui fasse écho au terme de cube. Quand je dis de telle perception qu’elle est celle d’un cube, j’accomplis un acte linguistique, mental, culturel qui n’a aucun rapport avec le ressenti des surfaces ou la vison des angles. Comprenons bien ce qui est avancé ici par David Hume. Cela va bien au-delà de l’idée selon laquelle on aurait pu appeler ça « licorne » ou « enclume », plutôt que « cube ». Le philosophe ne nous parle pas de l’arbitraire culturel des langues (la différence entre chien et dog, par exemple, si ce n’était que cela, ce ne serait pas très intéressant). Ce que veut nous dire David Hume, c’est que l’objet est une croyance. Le « cube » n’est pas dans la réalité mais dans l’esprit qui, guidé par le présupposé linguistique de toute dénomination va unifier, orienté qu’il est par la conjecture de la désignation, toutes les surfaces en un objet. Ce que cette affirmation a d’essentiel, c’est de mettre au premier plan le rôle du langage. Ce n’est pas parce qu’il y a des choses qu’il y a des mots, c’est parce que nous utilisons des mots que nous voyons des choses.
Le terme crucial ici est donc celui de dénomination extrinsèque (c’est-à-dire extérieure). Sur le fond d’une multitude de petites perceptions confuses, chaotiques et infiniment fluctuantes, nous « construisons », grâce au langage, des unités (cube, rouge, chien, homme, femme, etc.) qui nous permettent de distinguer des objets, mais les hommes sont les seuls à imposer ce type de découpage aux flux divers de cette incessante émission de forces libérées dans la venue au monde de « ce monde là maintenant ». 

Mais quelle est la différence entre former une idée « comme ça », sans raison, lancer et émettre maintenant le jugement : « cet objet est un cube » ? Juste l’occasion, pour Hume : c’est à l’occasion de ce flux de perceptions, de surfaces, d’angles et de pointes que je dis que c’est un cube, mais le cube n’est pas davantage la vérité de toutes ces perceptions multiples que si je lançais devant une assemblée de personnes l’appel à concevoir un cube, sans en présenter ou en dessiner un. Dans ces deux cas de figure, je « forme une idée » et que je la forme dans le premier à partir de perceptions réelles ne change absolument rien à la nature purement mentale de la notion de cube, laquelle pour le philosophe écossais ne saurait donc être autre chose qu’une croyance.
C’est sur ce point finalement que l’empirisme et l’innéisme s’opposent le plus frontalement, car pour Descartes, notamment il y aura bien une intuition du cube par mon esprit (comme il y avait bien une intuition de « La » cire là où mes sens me décrivent deux réalités sans rapport (le cube et la flaque de cire fondue)). Pour Hume, il n’y a pas d’intuition du cube, pas davantage d’ailleurs qu’il n’y a d’intuition de mon ami ou du « moi » (on pourrait dire qu’il y a une très forte probabilité mais une probabilité, ce n’est jamais qu’une croyance)

On réalise ainsi qu’Alain n’est pas d’accord avec Hume, notamment lorsqu’il nous questionne : « Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'œil, me font connaître un cube ? » Pour compter les points noirs de chaque face du dé et pour compter le nombre de faces d’un cube, il faut bien que je considère que l’objet est le même. Ce n’est pas parce que cet objet a six faces carrées égales qu’il est un cube, c’est parce que je synthétise les visions successives de ces six faces carrées que je les perçois comme composant le « même cube », mais, une fois posée, pour Alain, cette opération de reconnaissance (plus que de connaissance), il n’en demeure pas moins que je connais ce cube. La reconnaissance est devenue connaissance. Mais comment ? Hume serait peut-être tenté de dire, ironiquement, par l’opération du Saint-Esprit.

C’est peut-être sous cet angle qu’il convient d’aborder la fameuse expérience de Molyneux dont nous avons déjà parlée. Bien sûr, les innéistes affirment que l’aveugle-né reconnaitrait le cube et la sphère parce que le toucher aurait suscité dans son esprit l’éveil et l’activation de ces idées générales et innées grâce auxquels quelque chose d’un concept de cube serait bel et bien effectif dans sa pensée et pourrait dés lors s’appliquer sans problème au cube et à la sphère vus, une fois la vision recouvrée. Les empiristes contesteraient une telle conclusion au motif que rien dans notre esprit ne pourrait s’éveiller autrement qu’en étant l’effet d’une sensation. A Leibniz, qui est un innéiste et qui affirme qu’ « il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens, excepté l’entendement lui-même », Hume répondrait que : « non, pas même lui, il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens parce que l’entendement, en lui-même, n’est qu’un « produit », le moment d’un processus d’atténuation, d’association et d’habitude de nos sensations.

Mais si nous allons jusqu’au bout de cette querelle, au sujet du problème de Molyneux, nous arrivons à cette conclusion que, pour un empiriste radical, l’aveugle ne reconnaîtrait pas le cube et la sphère parce qu’il n’y a ni cube ni sphère à percevoir. Supposons qu’un aveugle-né puisse voir pour la première fois. Nul doute qu’il gagnerait dans cette nouvelle sensibilité à la lumière, aux couleurs, aux tonalités chromatiques des impressions nouvelles. Mais pourquoi vouloir à toute force les rabattre sur des objets, sur des idées ? Dans quelle mesure ne pourrait-il pas jouir, dans l’émergence de ces flux de sensations intégralement nouveaux pour lui, de la révélation du fait que ce qu’il avait peut-être pris pour des objets avant n’en sont pas, parce que les impressions débordent de toutes parts l’effet de banalisation et de classification de nos ressentis derrière des concepts ?

« Cette analyse conduit fort loin » dit Alain, et nous avons vu que par ce « fort loin », il était possible d’entendre la texture mentale plus que physique de notre rapport aux choses, aux êtres, au monde. Nous sommes certes passifs dans cette multitude de données physiques qui sans cesse assaillent nos sens (beaucoup plus que nous n’en avons conscience), mais l’activité de notre esprit découpant dans la matière fluctuante de ce chaos perceptif, des objets, des volumes, des choses opère rapidement  et de façon tellement systématique que nous nous laissons aller à croire que nous touchons le dé.
La présence autour de nous d’autres consciences effectuant les mêmes processus de découpage  (distinguer les faces visibles du cube du fond de couleurs dont elles se détachent) et de synthèse (les relier les unes aux autres dans la construction d’un cube perçu par une conscience) participe à la certitude et à l’apaisement d’une réalité qui n’est plus aussi chaotique que celle qui rigoureusement se manifeste à nos sens. 
Il ne serait pas faux, de ce point de vue, d’affirmer que le Robinson de Michel Tournier « perd l’esprit », au sens propre, c’est-à-dire qu’il accède à une perception pure, qui n’est plus structurée par du mental. Ce faisant, il ne vit plus dans un monde « humain ». Le présupposé de la distinction entre un sujet et un objet de perception s’estompe jusqu’à ce qu’il éprouve, à la fin du roman, le sentiment troublant d’une confusion avec l’île qu’il habite.
L’œuvre  de Michel Tournier nous décrit finalement cette sorte de traversée du miroir par le biais de laquelle Robinson finira par réaliser ce fond de justesse et d’authenticité d’une perception crue du réel, c’est-à-dire exclusivement physique, au sein de laquelle les objets et  les êtres reviennent à ce qu’ils sont : à savoir des indices fluctuants sur l’échelle de toutes les forces qui concourent à faire en sorte que cet instant « soit ». Que nous parlions, des objets, des animaux ou des êtres humains, il y a bel et bien quelque chose qui nous unit, qui, au-delà de nos différences, nous rassemble dans la coulée d’une seule et même « chair » mondaine, c’est le fait d’effectuer à tout instant au cœur des forces physiques un certain chiffre d’émission de leurs puissances. De fait, nous émettons une certaine quantité de chaleur, de lumière, de densité, de son. Nous produisons un effet de masse et de pesanteur, et ainsi de suite. Cela signifie, par exemple, que je ne touche pas seulement ce dé en tant qu’objet distinct de moi, mais que je le touche aussi comme un certain chiffre de densité (celui de ma main) rencontre un autre chiffre de densité (plus élevé: celui de la matière (mettons le bois) dans laquelle le dé a été sculpté). Si le dé n’a pas été touché depuis longtemps, le chiffre de chaleur dégagée par mon corps va rencontrer un autre chiffre plus faible, et ainsi de suite. Il existe donc une hauteur (ou une proximité, c’est selon) de vue des rencontres et des perceptions, à l’aune de laquelle rien d’autre ne se produit que des équilibres entre des variables au gré de toutes les forces dont l’émission constitue finalement la texture la plus matériellement vraie de chaque instant du réel. Aborder le monde sous cet angle, c’est tout simplement en avoir fini avec « l’illusion » de l’altérité.
(Petite parenthèse pour se repérer dans l’histoire de la Philosophie : c’est là une option philosophique « forte » dont l’affirmation a toujours été l’occasion d’une opposition entre deux « camps » de philosophes : ceux qui croit ainsi à l’unité du monde, à son immanence (c’est-à-dire ceux qui pensent que l’altérité est une illusion) : Les Stoïciens, Spinoza, Bergson, Deleuze et ceux que croit à sa distinction, à la transcendance d’un principe ou d’un être infini : Platon, Descartes, Kant, Lévinas) – Il existe plusieurs axes de différences que nous pouvons relever au fil de cette opposition, mais les premiers ne sont pas nécessairement athées car il est possible de croire à la présence de Dieu dans le monde comme monde. Dieu c’est alors la nature, comme le dit Spinoza, mais ça n’est pas moins Dieu).
Nous pouvons plus modestement pointer l’opposition entre deux épopées pour illustrer ce rapport différent avec l’objet. La quête du Graal raconte la recherche de la coupe ayant recueilli le sang du Christ par les chevaliers de la Table Ronde. Il s’agit bel et bien d’un objet dont il faut s’assurer la possession. Dans un tout autre cadre, à savoir celui d’une œuvre purement littéraire (et non religieuse), la Trilogie de Tolkien raconte les aventures de tous les héros de la communauté de l’anneau dont le but est non pas d’acquérir un objet mais de le détruire. Il convient de prêter une très grande attention à ce point. Frodon, Sam, Aragorn, Legolas, Gandalf, etc. n’aspirent qu’à une seule chose : que l’anneau de Sauron redevienne ce qu’en réalité il n’a jamais tout-à-fait cesser d’être : de l’or fondu dans le feu de la montagne du Destin car c’est là qu’il a été forgé.

Nous mesurons bien à quel point tous les personnages, à l’exception très notable de Sam le jardinier, sont, à un moment ou à un autre, tentés par l’appropriation de l’objet : « anneau », précisément parce qu’il est perçu en tant que tel, résultat d’un ouvrage mêlant la forge et la magie : OBJET donnant le pouvoir absolu qui le possède. L’assimilation de l’objet et du pouvoir, c’est très exactement la conception qui prévaut aujourd’hui comme critère de considération et de reconnaissance de chacun de nous au sein de la société. L’objectif avoué de la communauté de l’anneau, en-deçà de la défaite de Sauron, consiste finalement à confondre l’anneau, à le ramener dans le flux de son origine élémentaire, dans le creuset des forces physiques dont il n’est finalement qu’une phase, qu’un moment provisoire et éphémère.
Nous réalisons alors qu’après tout, le mouvement accéléré des progrès technologiques nous ont fait perdre de vue une réalité incontournable : les découvertes les plus révolutionnaires manifestant l’étendue du pouvoir humain sur « les choses » ne sont elles-mêmes que des transformations provisoires de forces et d’éléments naturels. L’anneau a beau avoir été forgé à partir du minerai et du feu, il n’est jamais que ça : cette association de forces, de mutations et d’éléments par quoi aucune chose, être ou animal  jamais n’est tout-à-fait distinct d’une autre chose, d’un autre être ou d’un autre animal. L’aventure humaine, dans son intégralité, n’est qu’un moment de l’incessante évolution des forces universelles et physiques sous l’effet desquelles ce qui est « est ».

Revenons au dé, comme nous y invite Alain, la considération que nous venons de développer est, une autre manière d’instaurer une certaine distance à l’égard de la thèse défendue par l’auteur. Il serait plus honnête d’affirmer qu’elle revient à se situer à un niveau qu’il ne prend pas du tout en compte, parce qu’il s’agit précisément de « toucher le dé », finalement et de montrer tout ce que cette perception doit au mental, à l’entendement. Mais, contre ce mental, contre cette affirmation qu’une perception juste est une perception pensée, capable de se détacher des erreurs de perspectives qui viendrait de nos sens, le livre de Michel Tournier et celui de Tolkien nous dessinent, de façon très différentes, une autre voie, celle du corps, celle d’un univers ramené à ce qu’il est irréductiblement, soit la donne de sa plasticité élémentaire, physique et dynamique. Alain a raison tant que nous nous plaçons dans cette perspective commune selon laquelle il y a bel et bien un dé à percevoir, mais peut-être n’est-il pas allé aussi loin qu’il le pensait dans la réfutation de ce que l’on soutient « communément ». Pour qu’il y ait ce cube sculpté à appréhender en tant qu’objet, encore faudrait-il que je sois sûr d’être fait d’un bois différent, d’une texture existentielle distincte, ce qui est très loin d’être certain.

jeudi 9 février 2017

Texte d'Alain sur la perception - Quelques éléments d'explication (1)

« On soutient communément que c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et marqué de points noirs. Je ne le vois jamais en même temps de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps, pas plus du reste que je ne les vois égales en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches. […] Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces. On ne fera pas difficulté d'admettre que c'est là une opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l'idée qu'elles sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d'entendement […] et que l'esprit le plus raisonnable y met de lui-même bien plus qu'il ne croit. »


Alain entreprend ici de détruire un lieu commun. Certains diraient peut-être qu’il « ergote » ou qu’il « pinaille » : « Oui, on sait bien qu’on ne touche jamais complètement les objets, mais si on va par là, on ne peut plus rien dire ! C’est comme si nous ne répondions jamais à notre nom sous le prétexte que nous ne sommes pas exactement le même que celui qu’on était le jour où on nous l’a donné ! » Approfondir et expliquer ce texte revient, en effet, à remettre en question certaines de nos certitudes les plus avérées, mais, à cause de cela, les plus riches à déstabiliser. Nous verrons à cette occasion que jamais les opinions courantes ne se révèlent davantage à nous comme ce qu’elles sont à savoir des présupposés parfaitement contestables que lorsque nous réalisons à quel point la vérité est proche de la folie, ou du moins du scandale.
Derrière ce qui peut donc apparaître à certains comme un excès de zèle, se cache une question philosophique vraiment essentielle : « d’où viennent nos idées ? » Est-ce parce que je touche un dé que je sais qu’il y a là un dé ou est-ce parce que j’ai déjà en moi la notion de cube que je peux appliquer l’idée de dé à ma perception ?  En d’autres termes, que touchons-nous vraiment quand nous sommes en contact avec le dé ? Un objet ou un fragment dont nous faisons mentalement un objet ? Et si la plupart des objets dont nous faisons l’expérience continuelle étaient des constructions mentales ? Entre voir un dé et imaginer un Nazgul y’aurait-il moins de différence que nous ne le pensions préalablement ?


Il est indiscutable que nous ne touchons jamais le dé, en tant que tel. Pour s’en convaincre, il suffit de faire référence aux illusions sensibles. Si nous touchions ce cube, nous ne ferions jamais d’erreurs. Nous aurions toujours au moindre contact tangible ou visible ou olfactif, etc, avec une substance une intuition parfaite de son identité. Nos sens seraient infaillibles. Or, ce n’est pas le cas. Que se passe-t-il lorsque nous apercevons au loin une tâche blanche ? Nos sens sont affaiblis du fait de la distance. L’imagination construit plusieurs scenarii possibles à partir de cette donnée d’une faible empreinte sensitive. Elle soumet plusieurs modélisations à partir des sensations à l’entendement jusqu’à ce que ce dernier énonce la sentence : « c’est une tâche de soleil ». Mais nous nous approchons et c’est une pierre plate qui peu à peu se précise à nos yeux. L’affirmation : « je touche ce cube », aussi rapide soit-elle, est le résultat d’un processus ayant mobilisé pas moins de trois facultés de connaissance : nos sens, notre imagination, notre entendement. Je touche des surfaces plus ou moins lisses, étendues, je vois des couleurs, des angles, des formes, des points, j’entends le bruit mat du dé chutant sur la table, etc. Qu’est-ce que je recueille de cette prise de contact ? Qu’est-ce qui s’imprime d’elle ? 
Des séquences d’impressions multiples, souterraines, infiniment plus importantes que je n’en ai conscience (Leibniz parlerait ici de « petites perceptions »). A partir de ces informations premières, brutes, physiques, mon imagination va produire un premier effort de connaissance (c’est-à-dire de généralisation) en détachant ce fond brut d’impressions multiples, bigarrées, sonores de leur ancrage dans un « ici-maintenant ». Nous allons mentalement envisager toutes ces données dans ce qu’elles seraient au sein d’un autre espace, dans un autre temps. Une image construite va ainsi se substituer aux données perçues, et cela jusqu’à ce que l’entendement fasse tomber la sentence : « je touche un dé », alors même qu’au sens strict ce n’est sûrement pas en tant que dé que je l’ai touché.

« Exercez-vous sur d’autres exemples nous conseille Alain car cette analyse conduit fort loin » mais où exactement ? En premier lieu à cette conclusion : si je reçois les données les données du dé, je construis, je participe, j’interprète ces données comme constituant un dé.
Mais une question se pose alors : si je les interprète, comment se fait-il que nous voyions tous un dé ? Il faut bien poser ici comme un fait avéré l’universalité des modalités de généralisation, de déduction, de conception des idées, à partir des données sensibles  qui, elles, sont nécessairement subjectives. Ce n’est pas parce qu’elles sont les mêmes que nous touchons tous les mêmes choses, mais c’est parce que nous les concevons de la même façon que nous touchons les mêmes objets. Les lois de conception des idées de notre entendement sont les mêmes, et c’est pour cela qu’il y a des cubes, des sphères, des triangles. C’est pour cela que nous vivons dans le même monde dans lequel existent les mêmes objets. Le dé est bel et bien le fruit d’une extrapolation mais cette extrapolation est conforme à celle de mes semblables, par quoi elle est bien plus qu’une extrapolation, elle devient la vérité qui pointe à l’horizon de nos perceptions sensibles. Le dé est la ligne de mire mentale de nos sensations.

En un sens, on pourrait dire, dans un premier temps, que le dé est un effet de croyance mais cette croyance est le résultat de l’activation de facultés de généralisation qui sont communes aux hommes, et, de ce biais, qui sortent du domaine hypothétique de la croyance pure. Nous sommes bel et bien tous convaincus que « c’est un dé ». Pourquoi ? Parce que nous savons que c’est ce qui apparaît à tout homme, en tout lieu et en tout temps, et c’est la définition même de la vérité. Nous pourrions même dire que c’est la définition la plus communément admise de ce qui est vrai, en exprimant par là même cette inquiétude : « Mais n’est-ce pas justement le critère de l’universellement admissible qui fonde la notion de vérité ? » 

L’affirmation de Nietzsche résonne alors à nos oreilles avec un écho particulier : « la vérité est une illusion dont on a oublié qu’elle en est une. » Se pourrait-il que ce que nous appelons « Vérité » : par exemple l’affirmation suivante : « je touche un dé » soit une illusion (parce que de fait ce n’est pas en tant que « dé » que je touche ce que je touche) dont on a oublié qu’elle en est une (parce que nous avons universellement choisi d’interpréter ces données brutes dans cette perspective commune, pour ne pas dire communautaire : « c’est un dé ». Nous avons bien vu que, pour Robinson sur son île, le dé peu à peu s’effaçait au profit de cette réalité « méchante », brute, immédiate et fragmentée, sans profondeur, ni marge, ni avenir prévisible. Mais Robinson devient fou, comme il le reconnaît lui-même, parce qu’il est privé du contact avec son semblable. Se pourrait-il pourtant que ce soit le contraire qui soit « vrai » ? Et si Robinson, du fait de sa solitude, accédait à la réalité pure, à ce qui « est vraiment » dans l’évidence scandaleuse de ce que notre « fausse conception de la vérité comme accord universel » dissimulait ? Répondre par l’affirmative à cette question, c’est à la fois prendre le risque de se mettre à dos la communauté des hommes mais, en même temps, se rendre capable de percevoir autre chose que cette réalité fade, banale et bien rangée, être à l’écoute d’une rumeur aussi insistante que terrible ou miraculeuse : « la vérité est qu’il n’y a pas de dé. »

lundi 6 février 2017

Le monde sans Autrui et la question de la profondeur: "voyons-nous" la 3e dimension? - Explication du texte de Gilles Deleuze (3)



« Quand on se plaint de la méchanceté d’autrui, on oublie cette autre méchanceté plus redoutable encore, celle qu’auraient les choses s’il n’y avait pas d’autrui. Il relativise le non-su, le non-perçu ; car autrui pour moi introduit le signe du non-perçu dans ce que je perçois, me déterminant à saisir ce que je ne perçois pas comme perceptible pour autrui. En tous ces sens, c’est toujours par autrui que passe mon désir, et que mon désir reçoit un objet. Je ne désire rien qui ne soit vu, pensé, possédé par un autrui possible. C’est là le fondement de mon désir. C’est toujours autrui qui rabat mon désir sur l’objet. »

 « Autrui pour moi introduit le signe du non-perçu dans ce que je perçois, me déterminant à saisir ce que je ne perçois pas comme perceptible pour autrui »….et, pourrions-nous rajouter, ce qu’autrui saisit maintenant comme perceptible plus tard pour moi. Quand je vois en face de moi le visage effrayé de mon amie qui, elle, voit la tuile se détacher d’un toit et s’approcher dangereusement de ma tête. elle ne me ment pas (comme je le saurai plus tard en sentant la tuile s’écraser sur mon crâne) mais elle me fait signe d’un monde qui n’est pas le mien à « ce moment là ». 

De la même façon, cette vision d’un premier plan et d’un deuxième, et d’un troisième, dessinant déjà la perspective par le biais de laquelle je pourrai entrer dans cette 3e dimension n’est pas vraiment encore mon monde, bien que je l’aperçoive comme tel. Il y a bien ici quelque chose que je construis, que je structure déjà comme si j’étais « un corps se déplaçant », ce que pourtant je ne suis pas encore. A parler strict, je ne vois que deux dimensions, et j’interprète la petitesse de tel motif comme signe de son éloignement et la grandeur de tel autre motif comme signe de sa proximité. La troisième dimension n’est pas fausse comme le serait la perspective d’un tableau me donnant l’illusion que je pourrai littéralement entrer dedans, mais elle n’est pas pour autant effective maintenant, pas davantage que n’est effective, pour moi maintenant, l’accident dont le visage de mon amie me fait signe. Je suis menacé directement par un monde à venir que son visage enveloppe maintenant. Aussi imminente que soit réellement la chute de la tuile sur ma tête, ce monde enveloppé par le visage d’Autrui reste un « possible », et il le demeurera tant que la tuile n’aura pas heurté le sommet de mon crâne.

Que serait dés lors un monde sans Autrui ? Un monde dans lequel ma tête, mon corps et l’intégralité de ma personne seraient exposés, menacés en permanence, un monde dans lequel tout pourrait arriver à chaque instant, surgissant d’un futur littéralement imprédictible, un monde dans lequel ne s’activerait pas la moindre transition entre ce que je vis maintenant et ce qui va se produire dans une microseconde, un monde, donc, dans lequel l’idée de me déplacer « dans » ce que j’aperçois maintenant littéralement en deux dimensions ne me viendrait pas à l’esprit, monde en 2D, par conséquent, car un monde sans autrui serait aussi un monde à l’intérieur duquel l’idée de me projeter maintenant vers cet autrui que je serai moi-même à moi-même dans une seconde ne me viendrait pas, et chacun de nous perçoit bien ce que cette perspective a à la fois d’implacable, de consternant, d’irreprésentable, de « fou », et en même temps, pour la même raison, de rigoureusement « réel ». Il est incontestable, en effet, que ce « moi plus vieux d’une seconde », je ne le suis pas encore. La méchanceté du monde sans autrui ne serait pas aussi terrifiante si elle était fausse, mais, bien au contraire, elle porte en elle la réalité la plus instante, et peut-être la vérité la plus irrécusable, la plus paradoxalement distante tant elle est proche (plus encore que cela puisque elle est ce qui est maintenant).
On peut toujours se moquer de la hauteur de bras du jeune homme au gilet rouge de Cézanne ou de la chaise de Van Gogh, ou de tant d’autres toiles de ces deux peintres et de bien d‘autres (notamment les impressionnistes). La vérité est qu’ils peignent cette méchanceté même, c’est-à-dire la crudité du monde de Robinson isolé sur son île, parce qu’ils savent bien que ce qui se donne à voir dans leurs toiles, c’est la vérité que nous avons tous aperçue au présent, mais que nous avons dissimulée, comme un corps scandaleusement nu qu’il faut se dépêcher de recouvrir du voile de la profondeur. « Ils n’ont donc pas appris les lois de la perspective ? », sommes-nous parfois tentés de penser devant des motifs aussi « tordus », mais qu’on y réfléchisse un minimum et nous réaliserons à quel point le simple fait que ces lois « s’apprennent » manifestent le conditionnement dont elles sont les « exécutrices » et la totale distorsion de leurs motifs par rapport à la vérité nue d’un instant présent du monde réel.

dimanche 5 février 2017

Michel Tournier et le monde sans Autrui - Gilles Deleuze (2)


« Le premier effet d’autrui, c’est, autour de chaque objet que je perçois ou de chaque idée que je pense, l’organisation d’un monde marginal, d’un manchon, d’un fond, où d’autres objets, d’autres idées peuvent sortir suivant des lois de transition qui règlent le passage des uns aux autres. Je regarde un objet, puis je me détourne, je le laisse rentrer dans le fond, en même temps que sort du fond un nouvel objet de mon attention. Si ce nouvel objet ne me blesse pas, s’il ne vient pas me heurter avec la violence d’un projectile (comme lorsqu’on se cogne contre quelque chose qu’on n’a pas vu), c’est parce que le premier objet disposait de toute une marge où je sentais déjà la préexistence des suivants, de tout un champ de virtualités et de potentialités que je savais déjà capable de s’actualiser. Or un tel savoir ou sentiment de l’existence marginale n’est possible que par autrui. « Autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, non seulement parce qu’il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée intellectuelle, mais aussi parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d’objets situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d’en devenir le centre. » La partie de l’objet que je ne vois pas, je la pose en même temps comme visible pour autrui ; si bien que, lorsque j’aurai fait le tour pour atteindre à cette partie cachée, j’aurai rejoint autrui derrière l’objet pour en faire une totalisation prévisible. Et les objets derrière mon dos, je les sens qui bouclent et forment un monde, précisément parce que visibles et vus par autrui. 
Et cette profondeur pour moi, d’après laquelle les objets empiètent ou mordent les uns sur les autres ; et se cachent les uns derrière les autres, je la vis aussi comme étant une largeur possible pour autrui, largeur où ils s’alignent et se pacifient (du point de vue d’une autre profondeur). Bref, autrui assure les marges et transitions dans le monde. Il est la douceur des contiguïtés et des ressemblances. Il règle les transformations de la forme et du fond, les variations de profondeur. Il peuple le monde d’une rumeur bienveillante. Il fait que les choses se penchent les unes vers les autres, et de l’une à l’autre trouvent des compléments naturels. Quand on se plaint de la méchanceté d’autrui, on oublie cette autre méchanceté plus redoutable encore, celle qu’auraient les choses s’il n’y avait pas d’autrui. Il relativise le non-su, le non-perçu ; car autrui pour moi introduit le signe du non-perçu dans ce que je perçois, me déterminant à saisir ce que je ne perçois pas comme perceptible pour autrui. En tous ces sens, c’est toujours par autrui que passe mon désir, et que mon désir reçoit un objet. Je ne désire rien qui ne soit vu, pensé, possédé par un autrui possible. C’est là le fondement de mon désir. C’est toujours autrui qui rabat mon désir sur l’objet."
                                                                           Gilles Deleuze



Revenons à ce texte de Deleuze et essayons d’abord de clarifier les différents éléments mis à jour lors de notre première lecture, avant d’en poursuivre l’explication. Nous considérons la métonymie comme une figure de style opérante dans le langage : « je bois un verre – je vais voir un Picasso - une flotte composée de plusieurs voiles, etc.» Mais nous réalisons que c’est bien plus que cela : la métonymie n’est pas une tournure qui serait incluse, parmi tant d’autres, dans notre langue, elle est ce qui rend le langage possible, effectif, et plus encore, elle conditionne suffisamment notre pensée pour valider, dans notre prise de contact avec la réalité environnante, « le passage » de tel angle de visée à l’objet total, de tel profil de visage à la personne dans son entier, de tel morceau d’île perçu à l’île en intégralité. Nous n’utilisons pas des métonymies, nous sommes d’emblée immergés dans l’appréhension métonymique du monde, des objets et des corps. Et c’est cela qui nous permet de nous mouvoir dans un décor pacifié dans lequel rien ne peut arriver, c’est-à-dire dans lequel les perceptions sont bien « rangées », identifiées, homologuées, les déplacements dans l’espace autour des choses et les successions dans la durée d’un instant à l’autre sont orchestrées par cette organisation métonymique. Je ne suis pas décontenancé que telle personne surgisse dans la pièce que j’occupe parce que, seul, déjà les objets présents dans la salle s’imposaient  physiquement à moi de telle sorte que je prenais en compte le fait qu’ils soient perçus, si ce n’est « en fait », du moins « en droit », par une autre conscience. Autrui était là avant d’être là. Il est toujours là, du fait de cette perception métonymique des objets présents.
Voilà le sens de cette phrase que l’on retrouvera un peu plus tard dans le texte de Deleuze : « Ainsi Autrui-a priori comme structure absolue fonde la relativité des autrui comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C’est celle du possible. Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. »
Autrui nous permet d’échapper à la terreur d’une réalité qui serait aussi constamment imprévisible et menaçante qu’un film d’horreur ou de suspense à la Hitchcock dans lequel tel mouvement de rideau ou tel recoin d’ombre est potentiellement le lieu d’où surgira le monstre ou le meurtrier. Mais cette « rumeur bienveillante » n’est, après tout, que le résultat de cette autre présence qui est la présence de l’autre, laquelle hante continument, structurellement notre existence dans le monde. Cette texture enserre toutes nos séquences perceptives dans le confort d’un réseau familier et arrangeant, mais c’est bien le verbe « hanter » qu’il convient d’utiliser pour qualifier sa modalité de présence car ce monde catégorisé à l’intérieur duquel chacune de mes sensations est assignée à la perception d’une personne, d’un paysage ou d’un objet est un monde faux, extrapolé, présupposé.


Quand l’enfant dit à Néo dans Matrix 1 : « la vérité est qu’il n’y a pas de cuillère », il faut réfléchir un minimum à la mise en contexte proposée par le film. On peut alors dire dans un premier temps : « la cuillère n’existe pas puisque ils sont dans la matrice et que les machines ont créé une sorte de réseau tissé par une multitude de stimulations neuronales entretenant dans l’esprit des humains l’illusion qu’ils sont en train de vivre, de toucher des objets, de voir des personnes, etc. Le problème c’est que pas davantage l’enfant que Néo ne sont manipulés par la matrice. Ils font partie des rares personnes à s’être libérés de son emprise. Ils sont « dans » la matrice mais de leur propre mouvement. La question la plus intéressante à se poser dés lors est celle-ci : « comment la matrice est-elle possible ? » 

La réponse n’est pas compliquée : si une intelligence artificielle peut faire adhérer l’humanité à un programme de stimulations neuronales, c’est-à-dire à des séquences ininterrompues de signes transmis aux nerfs et interprétés par le cerveau des humains enfermés dans leurs caissons (ce sont les colonnes de données vertes), c’est bien que dans la vie réelle, c’est aussi comme cela que ça marche, c’est-à-dire que lorsque nous (espérons que nous ne sommes pas dans une matrice) percevons une cuillère, nous interprétons en réalité des séquences de sensations en les classifiant, en les « métonymisant » sous des termes généraux : cuillère, chien, chaise, etc. La cuillère n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des affects : des sensations de dureté, de lumière, de contact lisse ou rugueux, d’arrondi ou d’angle droit, de pesanteur ou de légèreté, etc. Parmi les humains, lesquels sont les plus à même de se réveiller de l’illusion conçue par les machines ? Ceux qui n’ont jamais douté, y compris dans la réalité, que l’adhésion de notre perception aux « objets », aux « personnes », est un fantasme né de notre conditionnement métonymique.
C’est de ce conditionnement que Robinson se détache, d’abord avec effroi, puis petit-à-petit, au fil du roman, avec fascination et volupté, jusqu’à choisir finalement de ne jamais quitter Speranza, tout simplement parce que cette fascination est celle que l’on ressent dans le feu de la rencontre avec « ce qui est » vraiment seulement, une fois que le « soufflé mental de la métonymie » est enfin retombé, c’est-à-dire une fois que l’on arrête de se raconter des histoires.
Il est, en effet, impossible de comprendre ce passage, lorsque l’on a lu la totalité du roman de Michel Tournier sans savoir que cette horreur non feinte d’un monde-sans-Autrui, c’est exactement ce à quoi Robinson finira par s’acclimater, notamment grâce à Vendredi, ce dont il finira par saisir la justesse, la beauté, l’élévation, l’exactitude. C’est un peu comme une sorte d’homme-poisson qui finirait par se rendre compte qu’il a des branchies et qu’il peut respirer sous l’eau : il faut traverser le miroir des apparences et percevoir ce dont la présence d’Autrui nous distrait. Ce n’est pas qu’Autrui soit une illusion, en soi : il existe bien ce que nous avons l’habitude de considérer comme d’autres personnes, mais ce n’est pas « en tant qu’Autrui » qu’elles existent. Elles sont d’autres façons d’être une même chose, ou, pour être plus précis, elles sont d’autres modalités de libération d’une même puissance, d’une même volonté. Dés que l’on parvient à faire dysfonctionner, si peu que ce soit, quelques-uns des effets de ce conditionnement métonymique qu’est le présupposé de la présence d’autrui, on perçoit ce fond indifférencié, cette puissance pure et nue que la plupart des hommes préfèrent halluciner par leur croyance dans les objets, dans leur ego ou dans l’existence des autres. 

Mais quels sont les effets concrets de cette croyance ? Pourquoi Deleuze évoque-t-il dans le premier paragraphe la « méchanceté des choses sans autrui » ? Nous pouvons citer la dimension de la profondeur et nous concentrer sur la vue. Représentons-nous une personne dans une pièce à l’intérieur de laquelle il y a des objets et considérons que le seul mouvement qu’elle puisse faire est celui de tourner sur elle-même, mais il ne lui est possible ni de se déplacer ni de toucher les objets qu’elle voit. Que voit-elle, en réalité ? Des clichés dont chacun se caractérise par une certaine hauteur et largeur, et pourtant il va sans dire qu’elle rajoutera à chacun d’eux la dimension de la profondeur. Cela signifie, pour le moins deux choses : d’abord qu’elle va interpréter la grandeur et la petitesse des objets comme signes de leur proximité pour les premiers et de leur éloignement pour les seconds. En d’autres termes, elle va automatiquement procéder à un étagement des plans (premier plan, second, troisième, etc.) Ensuite, cela suppose qu’entre chacun de ces plans rangés les uns derrière les autres, un espace s’ouvre pour la profondeur du regard d’un autre personne Ces deux interprétations sont fondées sur deux conditionnels : celui du déplacement d’abord: SI j’avançais, je passerais successivement du premier plan au second puis au troisième et celui de la présence de l’autre ensuite : Si le regard d’un autre visait ce que je vois en face par le côté, il créerait la profondeur de ce que moi, je vois en largeur.

Évidemment, nous avons d’emblée envie d’affirmer que ce ne sont pas seulement des conditionnels puisque de fait, il est vrai qu’en me déplaçant je ferai réellement l’expérience de cet étagement que ma vue avait préalablement installé dans le cliché perçu et qu’il est tout aussi vrai qu’une personne apparaissant maintenant sur le côté instaurera bel et bien « sa »profondeur de champ dans « ma » largeur de vue.
Ce qu’il convient d’avoir bien présent à l’esprit ici, c’est le fait, qu’en me déplaçant, je me situe d’emblée dans la perspective ouverte par l’hypothèse de la profondeur de champ, hypothèse rajoutée par ce que l’on pourrait appeler un mental convaincu par l’effectivité de cet étagement. Si cette hypothèse se révélait fausse, je resterai au seuil du premier plan, comme devant un tableau faisant jouer l’illusion de perspective, dans lequel évidemment je ne pourrai pas « entrer ». Mais si je traverse les plans, c’est bien que cette hypothèse est confirmée dans la réalité et que je ne suis pas devant un tableau mais bel et bien dans un espace en trois dimensions.
Cette tridimensionnalité de l’espace est un fait, pas une supposition qui tiendrait seulement d’un travail de reconfiguration de l’espace à partir d’une simple hypothèse. 

Cependant cette dernière affirmation de simple bon sens part d’un principe que la plupart d’entre nous ne remettent pas en cause, à savoir que la situation des objets, leur position dans l’espace et cet espace lui-même demeurent stables et identiques entre le premier moment où je voyais cette profondeur et le deuxième moment durant lequel je m’y suis engagé. Cette identité est pourtant rigoureusement impossible, à parler strictement, ne serait-ce que parce que le support sur lequel se tiennent les objets (à savoir la terre) a bougé, parce que la lumière a changé, les masses d’air froid et chaud circulant entre eux ont évolué, l’entropie s’est activé sur chacun des éléments en présence. Il faut donc bien convenir qu’entre les objets disposés devant moi tels qu’ils l’étaient lors du premier moment et ceux autour desquels je circule à présent dans le deuxième moment, quelque chose a changé et les a transformé de façon aussi infime qu’indétectable à l’œil nu, mais pas pour autant inefficiente (le nier serait aussi stupide que d’affirmer qu’en cet instant je ne serais pas en train de vieillir). 

Ce que nous appelons objets sont en réalité des forces physiques multiples (densité, solidité, pesanteur, atmosphère, gravité, etc.) affectant nos sens d’une certaine façon. Comme ces forces naturelles sont en perpétuelle mutation, il est impossible que les objets conservent une nature identique ou stable. Par conséquent, il va de soi que je ne me déplace jamais ailleurs que dans un espace dynamique dans lequel des choses résistent autant qu’elles peuvent à l’obsolescence. Chacun des pas que je franchis dans la profondeur de champ que je viens juste d’installer par mon regard entre les choses de la pièce ne réduit aucunement l’espace qui me sépare de ces mêmes objets entre lesquels j’avais instauré des différences de plans. Ce ne sont pas les mêmes objets, ce ne sont pas les mêmes « premiers plans », ce n’est pas le même espace et ce n’est pas le même moi. Ce n’est pas que « ma » mémoire me joue des tours, c’est que la mémoire, en tant que mémoire, est un processus de conditionnement qui fait la part belle à l’illusion pérenne de la chose ou de l’être incorruptibles.
Les phrases de Gilles Deleuze acquièrent ainsi une autre résonance. Ce n’est pas seulement que le présupposé de la présence de l’autre me permette d’adhérer à l’autre perspective d’un objet que, dés lors, je conçois comme identique sous toutes ses faces, c’est aussi une certaine considération de l’instant à venir qui m’est pour ainsi dire imposée par la force de ce conditionnement. Non seulement cette autre personne présente ou supposée  de l’autre côté du cube va produire l’angle de vue dont ma vision est maintenant dépourvue mais elle va le maintenir jusqu’à ce futur proche dans l’instant duquel je vais la rejoindre, épouser sa vision, et la conjuguer avec la précédente que je viens juste de percevoir. C’est le même objet, comment aurait-il pu changer, puisque les actions conjointes de nos perceptions et de nos mémoires ont « tenu bon »  sur ces présupposés que sont la communauté et la pérennité de leur cible ?

« - Comment ? Mais simplement par lui-même, de soi-même, Robinson pourrait-il répondre, ou plutôt sous l’action de cette force qui s’exerçant sur toute chose lui interdit de demeurer précisément la même.
Ce qu’autrui assure, ne cesse de nous dire Gilles Deleuze, c’est la transition, la croyance ferme et assurée que cette avenue que je ne distingue maintenant qu’en perspective m’attend, c’est-à-dire perdure, identique, immuable jusqu’au moment où je la parcourrai, où mon corps traversera l’espace qu’il n’avait fait jusque là qu’apercevoir, que présumer dans sa profondeur.
Mais cette croyance est fausse, parce que ce ne sera pas davantage la même avenue, que ce ne seront  les mêmes arbres en bordure, ou encore que ce ne sera le même moi qui l’empruntera et qui l’aura vue.
A la métonymie spatiale (l’objet total pour la perspective partielle), il convient de rajouter une métonymie temporelle (l’objet futur et stable pour la silhouette en ligne de fuite, présente et  floue). Ce n’est pas seulement que, grâce à cette structure qu’est Autrui, rien d’inattendu ne puisse surgir brutalement dans mon champ de perception, c’est aussi que rien d’imprévisible ne puisse à partir du futur déranger mon présent.
La croyance dans la profondeur explorable des plans successifs instaurés par ma vision n’est pas fausse comme le sont ces procédés des peintres de la Renaissance  insinuant la perspective (trois dimensions) dans leur tableaux en deux dimensions, elle l’est comme le sont toutes les interprétations par opposition au pur donné de l’expérience physique et instante d’un ici et maintenant « ponctuel » : « Il y a une minute du monde qui passe. Il faut la rendre dans sa réalité. » - Cézanne