lundi 6 février 2017

Le monde sans Autrui et la question de la profondeur: "voyons-nous" la 3e dimension? - Explication du texte de Gilles Deleuze (3)



« Quand on se plaint de la méchanceté d’autrui, on oublie cette autre méchanceté plus redoutable encore, celle qu’auraient les choses s’il n’y avait pas d’autrui. Il relativise le non-su, le non-perçu ; car autrui pour moi introduit le signe du non-perçu dans ce que je perçois, me déterminant à saisir ce que je ne perçois pas comme perceptible pour autrui. En tous ces sens, c’est toujours par autrui que passe mon désir, et que mon désir reçoit un objet. Je ne désire rien qui ne soit vu, pensé, possédé par un autrui possible. C’est là le fondement de mon désir. C’est toujours autrui qui rabat mon désir sur l’objet. »

 « Autrui pour moi introduit le signe du non-perçu dans ce que je perçois, me déterminant à saisir ce que je ne perçois pas comme perceptible pour autrui »….et, pourrions-nous rajouter, ce qu’autrui saisit maintenant comme perceptible plus tard pour moi. Quand je vois en face de moi le visage effrayé de mon amie qui, elle, voit la tuile se détacher d’un toit et s’approcher dangereusement de ma tête. elle ne me ment pas (comme je le saurai plus tard en sentant la tuile s’écraser sur mon crâne) mais elle me fait signe d’un monde qui n’est pas le mien à « ce moment là ». 

De la même façon, cette vision d’un premier plan et d’un deuxième, et d’un troisième, dessinant déjà la perspective par le biais de laquelle je pourrai entrer dans cette 3e dimension n’est pas vraiment encore mon monde, bien que je l’aperçoive comme tel. Il y a bien ici quelque chose que je construis, que je structure déjà comme si j’étais « un corps se déplaçant », ce que pourtant je ne suis pas encore. A parler strict, je ne vois que deux dimensions, et j’interprète la petitesse de tel motif comme signe de son éloignement et la grandeur de tel autre motif comme signe de sa proximité. La troisième dimension n’est pas fausse comme le serait la perspective d’un tableau me donnant l’illusion que je pourrai littéralement entrer dedans, mais elle n’est pas pour autant effective maintenant, pas davantage que n’est effective, pour moi maintenant, l’accident dont le visage de mon amie me fait signe. Je suis menacé directement par un monde à venir que son visage enveloppe maintenant. Aussi imminente que soit réellement la chute de la tuile sur ma tête, ce monde enveloppé par le visage d’Autrui reste un « possible », et il le demeurera tant que la tuile n’aura pas heurté le sommet de mon crâne.

Que serait dés lors un monde sans Autrui ? Un monde dans lequel ma tête, mon corps et l’intégralité de ma personne seraient exposés, menacés en permanence, un monde dans lequel tout pourrait arriver à chaque instant, surgissant d’un futur littéralement imprédictible, un monde dans lequel ne s’activerait pas la moindre transition entre ce que je vis maintenant et ce qui va se produire dans une microseconde, un monde, donc, dans lequel l’idée de me déplacer « dans » ce que j’aperçois maintenant littéralement en deux dimensions ne me viendrait pas à l’esprit, monde en 2D, par conséquent, car un monde sans autrui serait aussi un monde à l’intérieur duquel l’idée de me projeter maintenant vers cet autrui que je serai moi-même à moi-même dans une seconde ne me viendrait pas, et chacun de nous perçoit bien ce que cette perspective a à la fois d’implacable, de consternant, d’irreprésentable, de « fou », et en même temps, pour la même raison, de rigoureusement « réel ». Il est incontestable, en effet, que ce « moi plus vieux d’une seconde », je ne le suis pas encore. La méchanceté du monde sans autrui ne serait pas aussi terrifiante si elle était fausse, mais, bien au contraire, elle porte en elle la réalité la plus instante, et peut-être la vérité la plus irrécusable, la plus paradoxalement distante tant elle est proche (plus encore que cela puisque elle est ce qui est maintenant).
On peut toujours se moquer de la hauteur de bras du jeune homme au gilet rouge de Cézanne ou de la chaise de Van Gogh, ou de tant d’autres toiles de ces deux peintres et de bien d‘autres (notamment les impressionnistes). La vérité est qu’ils peignent cette méchanceté même, c’est-à-dire la crudité du monde de Robinson isolé sur son île, parce qu’ils savent bien que ce qui se donne à voir dans leurs toiles, c’est la vérité que nous avons tous aperçue au présent, mais que nous avons dissimulée, comme un corps scandaleusement nu qu’il faut se dépêcher de recouvrir du voile de la profondeur. « Ils n’ont donc pas appris les lois de la perspective ? », sommes-nous parfois tentés de penser devant des motifs aussi « tordus », mais qu’on y réfléchisse un minimum et nous réaliserons à quel point le simple fait que ces lois « s’apprennent » manifestent le conditionnement dont elles sont les « exécutrices » et la totale distorsion de leurs motifs par rapport à la vérité nue d’un instant présent du monde réel.

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