dimanche 5 février 2017

Michel Tournier et le monde sans Autrui - Gilles Deleuze (2)


« Le premier effet d’autrui, c’est, autour de chaque objet que je perçois ou de chaque idée que je pense, l’organisation d’un monde marginal, d’un manchon, d’un fond, où d’autres objets, d’autres idées peuvent sortir suivant des lois de transition qui règlent le passage des uns aux autres. Je regarde un objet, puis je me détourne, je le laisse rentrer dans le fond, en même temps que sort du fond un nouvel objet de mon attention. Si ce nouvel objet ne me blesse pas, s’il ne vient pas me heurter avec la violence d’un projectile (comme lorsqu’on se cogne contre quelque chose qu’on n’a pas vu), c’est parce que le premier objet disposait de toute une marge où je sentais déjà la préexistence des suivants, de tout un champ de virtualités et de potentialités que je savais déjà capable de s’actualiser. Or un tel savoir ou sentiment de l’existence marginale n’est possible que par autrui. « Autrui est pour nous un puissant facteur de distraction, non seulement parce qu’il nous dérange sans cesse et nous arrache à notre pensée intellectuelle, mais aussi parce que la seule possibilité de sa survenue jette une vague lueur sur un univers d’objets situés en marge de notre attention, mais capable à tout instant d’en devenir le centre. » La partie de l’objet que je ne vois pas, je la pose en même temps comme visible pour autrui ; si bien que, lorsque j’aurai fait le tour pour atteindre à cette partie cachée, j’aurai rejoint autrui derrière l’objet pour en faire une totalisation prévisible. Et les objets derrière mon dos, je les sens qui bouclent et forment un monde, précisément parce que visibles et vus par autrui. 
Et cette profondeur pour moi, d’après laquelle les objets empiètent ou mordent les uns sur les autres ; et se cachent les uns derrière les autres, je la vis aussi comme étant une largeur possible pour autrui, largeur où ils s’alignent et se pacifient (du point de vue d’une autre profondeur). Bref, autrui assure les marges et transitions dans le monde. Il est la douceur des contiguïtés et des ressemblances. Il règle les transformations de la forme et du fond, les variations de profondeur. Il peuple le monde d’une rumeur bienveillante. Il fait que les choses se penchent les unes vers les autres, et de l’une à l’autre trouvent des compléments naturels. Quand on se plaint de la méchanceté d’autrui, on oublie cette autre méchanceté plus redoutable encore, celle qu’auraient les choses s’il n’y avait pas d’autrui. Il relativise le non-su, le non-perçu ; car autrui pour moi introduit le signe du non-perçu dans ce que je perçois, me déterminant à saisir ce que je ne perçois pas comme perceptible pour autrui. En tous ces sens, c’est toujours par autrui que passe mon désir, et que mon désir reçoit un objet. Je ne désire rien qui ne soit vu, pensé, possédé par un autrui possible. C’est là le fondement de mon désir. C’est toujours autrui qui rabat mon désir sur l’objet."
                                                                           Gilles Deleuze



Revenons à ce texte de Deleuze et essayons d’abord de clarifier les différents éléments mis à jour lors de notre première lecture, avant d’en poursuivre l’explication. Nous considérons la métonymie comme une figure de style opérante dans le langage : « je bois un verre – je vais voir un Picasso - une flotte composée de plusieurs voiles, etc.» Mais nous réalisons que c’est bien plus que cela : la métonymie n’est pas une tournure qui serait incluse, parmi tant d’autres, dans notre langue, elle est ce qui rend le langage possible, effectif, et plus encore, elle conditionne suffisamment notre pensée pour valider, dans notre prise de contact avec la réalité environnante, « le passage » de tel angle de visée à l’objet total, de tel profil de visage à la personne dans son entier, de tel morceau d’île perçu à l’île en intégralité. Nous n’utilisons pas des métonymies, nous sommes d’emblée immergés dans l’appréhension métonymique du monde, des objets et des corps. Et c’est cela qui nous permet de nous mouvoir dans un décor pacifié dans lequel rien ne peut arriver, c’est-à-dire dans lequel les perceptions sont bien « rangées », identifiées, homologuées, les déplacements dans l’espace autour des choses et les successions dans la durée d’un instant à l’autre sont orchestrées par cette organisation métonymique. Je ne suis pas décontenancé que telle personne surgisse dans la pièce que j’occupe parce que, seul, déjà les objets présents dans la salle s’imposaient  physiquement à moi de telle sorte que je prenais en compte le fait qu’ils soient perçus, si ce n’est « en fait », du moins « en droit », par une autre conscience. Autrui était là avant d’être là. Il est toujours là, du fait de cette perception métonymique des objets présents.
Voilà le sens de cette phrase que l’on retrouvera un peu plus tard dans le texte de Deleuze : « Ainsi Autrui-a priori comme structure absolue fonde la relativité des autrui comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C’est celle du possible. Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. »
Autrui nous permet d’échapper à la terreur d’une réalité qui serait aussi constamment imprévisible et menaçante qu’un film d’horreur ou de suspense à la Hitchcock dans lequel tel mouvement de rideau ou tel recoin d’ombre est potentiellement le lieu d’où surgira le monstre ou le meurtrier. Mais cette « rumeur bienveillante » n’est, après tout, que le résultat de cette autre présence qui est la présence de l’autre, laquelle hante continument, structurellement notre existence dans le monde. Cette texture enserre toutes nos séquences perceptives dans le confort d’un réseau familier et arrangeant, mais c’est bien le verbe « hanter » qu’il convient d’utiliser pour qualifier sa modalité de présence car ce monde catégorisé à l’intérieur duquel chacune de mes sensations est assignée à la perception d’une personne, d’un paysage ou d’un objet est un monde faux, extrapolé, présupposé.


Quand l’enfant dit à Néo dans Matrix 1 : « la vérité est qu’il n’y a pas de cuillère », il faut réfléchir un minimum à la mise en contexte proposée par le film. On peut alors dire dans un premier temps : « la cuillère n’existe pas puisque ils sont dans la matrice et que les machines ont créé une sorte de réseau tissé par une multitude de stimulations neuronales entretenant dans l’esprit des humains l’illusion qu’ils sont en train de vivre, de toucher des objets, de voir des personnes, etc. Le problème c’est que pas davantage l’enfant que Néo ne sont manipulés par la matrice. Ils font partie des rares personnes à s’être libérés de son emprise. Ils sont « dans » la matrice mais de leur propre mouvement. La question la plus intéressante à se poser dés lors est celle-ci : « comment la matrice est-elle possible ? » 

La réponse n’est pas compliquée : si une intelligence artificielle peut faire adhérer l’humanité à un programme de stimulations neuronales, c’est-à-dire à des séquences ininterrompues de signes transmis aux nerfs et interprétés par le cerveau des humains enfermés dans leurs caissons (ce sont les colonnes de données vertes), c’est bien que dans la vie réelle, c’est aussi comme cela que ça marche, c’est-à-dire que lorsque nous (espérons que nous ne sommes pas dans une matrice) percevons une cuillère, nous interprétons en réalité des séquences de sensations en les classifiant, en les « métonymisant » sous des termes généraux : cuillère, chien, chaise, etc. La cuillère n’existe pas. Ce qui existe, ce sont des affects : des sensations de dureté, de lumière, de contact lisse ou rugueux, d’arrondi ou d’angle droit, de pesanteur ou de légèreté, etc. Parmi les humains, lesquels sont les plus à même de se réveiller de l’illusion conçue par les machines ? Ceux qui n’ont jamais douté, y compris dans la réalité, que l’adhésion de notre perception aux « objets », aux « personnes », est un fantasme né de notre conditionnement métonymique.
C’est de ce conditionnement que Robinson se détache, d’abord avec effroi, puis petit-à-petit, au fil du roman, avec fascination et volupté, jusqu’à choisir finalement de ne jamais quitter Speranza, tout simplement parce que cette fascination est celle que l’on ressent dans le feu de la rencontre avec « ce qui est » vraiment seulement, une fois que le « soufflé mental de la métonymie » est enfin retombé, c’est-à-dire une fois que l’on arrête de se raconter des histoires.
Il est, en effet, impossible de comprendre ce passage, lorsque l’on a lu la totalité du roman de Michel Tournier sans savoir que cette horreur non feinte d’un monde-sans-Autrui, c’est exactement ce à quoi Robinson finira par s’acclimater, notamment grâce à Vendredi, ce dont il finira par saisir la justesse, la beauté, l’élévation, l’exactitude. C’est un peu comme une sorte d’homme-poisson qui finirait par se rendre compte qu’il a des branchies et qu’il peut respirer sous l’eau : il faut traverser le miroir des apparences et percevoir ce dont la présence d’Autrui nous distrait. Ce n’est pas qu’Autrui soit une illusion, en soi : il existe bien ce que nous avons l’habitude de considérer comme d’autres personnes, mais ce n’est pas « en tant qu’Autrui » qu’elles existent. Elles sont d’autres façons d’être une même chose, ou, pour être plus précis, elles sont d’autres modalités de libération d’une même puissance, d’une même volonté. Dés que l’on parvient à faire dysfonctionner, si peu que ce soit, quelques-uns des effets de ce conditionnement métonymique qu’est le présupposé de la présence d’autrui, on perçoit ce fond indifférencié, cette puissance pure et nue que la plupart des hommes préfèrent halluciner par leur croyance dans les objets, dans leur ego ou dans l’existence des autres. 

Mais quels sont les effets concrets de cette croyance ? Pourquoi Deleuze évoque-t-il dans le premier paragraphe la « méchanceté des choses sans autrui » ? Nous pouvons citer la dimension de la profondeur et nous concentrer sur la vue. Représentons-nous une personne dans une pièce à l’intérieur de laquelle il y a des objets et considérons que le seul mouvement qu’elle puisse faire est celui de tourner sur elle-même, mais il ne lui est possible ni de se déplacer ni de toucher les objets qu’elle voit. Que voit-elle, en réalité ? Des clichés dont chacun se caractérise par une certaine hauteur et largeur, et pourtant il va sans dire qu’elle rajoutera à chacun d’eux la dimension de la profondeur. Cela signifie, pour le moins deux choses : d’abord qu’elle va interpréter la grandeur et la petitesse des objets comme signes de leur proximité pour les premiers et de leur éloignement pour les seconds. En d’autres termes, elle va automatiquement procéder à un étagement des plans (premier plan, second, troisième, etc.) Ensuite, cela suppose qu’entre chacun de ces plans rangés les uns derrière les autres, un espace s’ouvre pour la profondeur du regard d’un autre personne Ces deux interprétations sont fondées sur deux conditionnels : celui du déplacement d’abord: SI j’avançais, je passerais successivement du premier plan au second puis au troisième et celui de la présence de l’autre ensuite : Si le regard d’un autre visait ce que je vois en face par le côté, il créerait la profondeur de ce que moi, je vois en largeur.

Évidemment, nous avons d’emblée envie d’affirmer que ce ne sont pas seulement des conditionnels puisque de fait, il est vrai qu’en me déplaçant je ferai réellement l’expérience de cet étagement que ma vue avait préalablement installé dans le cliché perçu et qu’il est tout aussi vrai qu’une personne apparaissant maintenant sur le côté instaurera bel et bien « sa »profondeur de champ dans « ma » largeur de vue.
Ce qu’il convient d’avoir bien présent à l’esprit ici, c’est le fait, qu’en me déplaçant, je me situe d’emblée dans la perspective ouverte par l’hypothèse de la profondeur de champ, hypothèse rajoutée par ce que l’on pourrait appeler un mental convaincu par l’effectivité de cet étagement. Si cette hypothèse se révélait fausse, je resterai au seuil du premier plan, comme devant un tableau faisant jouer l’illusion de perspective, dans lequel évidemment je ne pourrai pas « entrer ». Mais si je traverse les plans, c’est bien que cette hypothèse est confirmée dans la réalité et que je ne suis pas devant un tableau mais bel et bien dans un espace en trois dimensions.
Cette tridimensionnalité de l’espace est un fait, pas une supposition qui tiendrait seulement d’un travail de reconfiguration de l’espace à partir d’une simple hypothèse. 

Cependant cette dernière affirmation de simple bon sens part d’un principe que la plupart d’entre nous ne remettent pas en cause, à savoir que la situation des objets, leur position dans l’espace et cet espace lui-même demeurent stables et identiques entre le premier moment où je voyais cette profondeur et le deuxième moment durant lequel je m’y suis engagé. Cette identité est pourtant rigoureusement impossible, à parler strictement, ne serait-ce que parce que le support sur lequel se tiennent les objets (à savoir la terre) a bougé, parce que la lumière a changé, les masses d’air froid et chaud circulant entre eux ont évolué, l’entropie s’est activé sur chacun des éléments en présence. Il faut donc bien convenir qu’entre les objets disposés devant moi tels qu’ils l’étaient lors du premier moment et ceux autour desquels je circule à présent dans le deuxième moment, quelque chose a changé et les a transformé de façon aussi infime qu’indétectable à l’œil nu, mais pas pour autant inefficiente (le nier serait aussi stupide que d’affirmer qu’en cet instant je ne serais pas en train de vieillir). 

Ce que nous appelons objets sont en réalité des forces physiques multiples (densité, solidité, pesanteur, atmosphère, gravité, etc.) affectant nos sens d’une certaine façon. Comme ces forces naturelles sont en perpétuelle mutation, il est impossible que les objets conservent une nature identique ou stable. Par conséquent, il va de soi que je ne me déplace jamais ailleurs que dans un espace dynamique dans lequel des choses résistent autant qu’elles peuvent à l’obsolescence. Chacun des pas que je franchis dans la profondeur de champ que je viens juste d’installer par mon regard entre les choses de la pièce ne réduit aucunement l’espace qui me sépare de ces mêmes objets entre lesquels j’avais instauré des différences de plans. Ce ne sont pas les mêmes objets, ce ne sont pas les mêmes « premiers plans », ce n’est pas le même espace et ce n’est pas le même moi. Ce n’est pas que « ma » mémoire me joue des tours, c’est que la mémoire, en tant que mémoire, est un processus de conditionnement qui fait la part belle à l’illusion pérenne de la chose ou de l’être incorruptibles.
Les phrases de Gilles Deleuze acquièrent ainsi une autre résonance. Ce n’est pas seulement que le présupposé de la présence de l’autre me permette d’adhérer à l’autre perspective d’un objet que, dés lors, je conçois comme identique sous toutes ses faces, c’est aussi une certaine considération de l’instant à venir qui m’est pour ainsi dire imposée par la force de ce conditionnement. Non seulement cette autre personne présente ou supposée  de l’autre côté du cube va produire l’angle de vue dont ma vision est maintenant dépourvue mais elle va le maintenir jusqu’à ce futur proche dans l’instant duquel je vais la rejoindre, épouser sa vision, et la conjuguer avec la précédente que je viens juste de percevoir. C’est le même objet, comment aurait-il pu changer, puisque les actions conjointes de nos perceptions et de nos mémoires ont « tenu bon »  sur ces présupposés que sont la communauté et la pérennité de leur cible ?

« - Comment ? Mais simplement par lui-même, de soi-même, Robinson pourrait-il répondre, ou plutôt sous l’action de cette force qui s’exerçant sur toute chose lui interdit de demeurer précisément la même.
Ce qu’autrui assure, ne cesse de nous dire Gilles Deleuze, c’est la transition, la croyance ferme et assurée que cette avenue que je ne distingue maintenant qu’en perspective m’attend, c’est-à-dire perdure, identique, immuable jusqu’au moment où je la parcourrai, où mon corps traversera l’espace qu’il n’avait fait jusque là qu’apercevoir, que présumer dans sa profondeur.
Mais cette croyance est fausse, parce que ce ne sera pas davantage la même avenue, que ce ne seront  les mêmes arbres en bordure, ou encore que ce ne sera le même moi qui l’empruntera et qui l’aura vue.
A la métonymie spatiale (l’objet total pour la perspective partielle), il convient de rajouter une métonymie temporelle (l’objet futur et stable pour la silhouette en ligne de fuite, présente et  floue). Ce n’est pas seulement que, grâce à cette structure qu’est Autrui, rien d’inattendu ne puisse surgir brutalement dans mon champ de perception, c’est aussi que rien d’imprévisible ne puisse à partir du futur déranger mon présent.
La croyance dans la profondeur explorable des plans successifs instaurés par ma vision n’est pas fausse comme le sont ces procédés des peintres de la Renaissance  insinuant la perspective (trois dimensions) dans leur tableaux en deux dimensions, elle l’est comme le sont toutes les interprétations par opposition au pur donné de l’expérience physique et instante d’un ici et maintenant « ponctuel » : « Il y a une minute du monde qui passe. Il faut la rendre dans sa réalité. » - Cézanne

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