mardi 21 mars 2017

"Une démarche scientifique est-elle concevable indépendamment de toute aspiration au Bonheur?" - Concevoir un plan


Il est évident qu’un plan de type dialectique (oui / non / dépassement) est tout-à-fait envisageable sur un tel sujet. Toutefois la faiblesse de cette organisation vient de ce qu’elle fait semblant de croire à la possibilité d’un Oui ou d’un Non, alors que nous savons bien dés le départ que tout dépend de ce que l’on entend par « démarche scientifique » et par « aspiration au bonheur ». En un sens, il est plus honnête (un peu plus difficile aussi) d’essayer de voir aussi clair que l’on peut dans la complexité des définitions possibles des deux termes essentiels du sujet et de construire les parties autour des nuances de l’une de ces deux notions. Le fond de l’affaire est là : nous sommes interrogés sur la relation entre deux concepts apparemment distincts et il s’agit pour nous d’entrer dans leur dimension ambigüe, « armé » de cet « aiguillon », de cette « tête chercheuse affûtée » qu’est la problématique de leur rapport : une démarche scientifique empreinte de désir de bonheur serait-elle encore scientifique ? Ne serait-elle pas dénaturée, intoxiquée, par ce « virus » ? Il est difficile, voire impossible, de demander à un être humain de renoncer à poursuivre le bonheur. Cela signifie-t-il qu’une démarche scientifique digne de ce nom exige qu’un homme dépasse sa condition pour la mettre en œuvre ? Et si, au contraire, le désir (dont nous avons vu qu’il constituait nécessairement la nature même de cette aspiration) était le moteur « non avoué » de la démarche scientifique ?
Soit on en reste à un traitement « flou », caricatural de la question en le réduisant à cet énoncé : « Faut-il être heureux pour faire de la Science ? », ou pire encore : « les découvertes scientifiques contribuent-elles au bonheur de l’humanité ? » Et on se dirige vers un « hors sujet », soit on remarque que les termes « démarche » et « aspiration » se font écho, orientant résolument  la réflexion vers le problème de la tension qui anime le scientifique au cœur de sa pratique et l’homme dans le mouvement même qui lui fait croire au bonheur. Nous sommes moins interrogés sur la possibilité d’une conciliation entre deux domaines bien circonscrits qu’entre deux « dynamiques » : ce qui motive une démarche scientifique est-il totalement distinct de ce qui motive notre recherche du bonheur ?
C’est la raison pour laquelle la question de la nature de l’aspiration au bonheur est cruciale. Si nous l’analysons avec suffisamment de rigueur, nous pourrons par la suite interroger, selon les critères que nous aurons trouvés, la ou les démarches scientifiques. Quelle est exactement la nature du mouvement qui nous fait tendre vers un objectif ? Nous pouvons être motivés par le besoin, par le désir ou par la volonté. Est-ce le besoin qui nous incite à chercher le bonheur ? Non, tout simplement parce que le besoin est vital et que nous pouvons vivre sans bonheur. Est-ce la volonté ? Non plus, parce que la volonté ne se mobilise que pour un but qu’elle a préalablement défini, assimilé, désigné, et que le bonheur est indéfinissable, non conceptualisable. Il ne reste que le désir. Cela correspond parfaitement : il n’est que le désir qui puisse s’activer pour un objet aussi trouble, indéterminé que le bonheur. Est-ce un objet d’ailleurs ? Non, la distinction entre le plaisir et le bonheur nous le fait clairement comprendre. Le bonheur est un état, le plaisir est une stimulation (automatique comme le prouve la découverte du système de récompense : on peut localiser dans notre cerveau la zone régulant le plaisir, on ne voit vraiment pas comment une telle chose serait possible pour le bonheur). Quand nous désirons quelque chose ou quelqu’un, nous ne sommes plus maîtres de la situation, nous sommes plutôt « agis » par elle. Il n’est plus possible d’appliquer à la situation le schéma dualiste d’un sujet différent de son objet. C’est bien de cette confuse immersion dont nous parle le bonheur (nager dans le bonheur). Nous disposons donc d’un premier critère permettant de cerner, si peu que ce soit, cette aspiration au bonheur : « la non-dualité sujet/objet ».
D’autre part, le désir d’être heureux, tout en se manifestant à nous dans le temps, transcende le temps. Désirer son bac, par exemple (au-delà de l’absurdité abyssale d’une telle démarche) consisterait à l’idéaliser, à le fantasmer, à le décrire comme une perspective tellement idyllique qu’il ne s’agirait plus de la rendre réelle, effective. Ce que nous désirons, nous le rendons impossible en le désirant, parce que nous le projetons dans une autre dimension que celle de la réalité (à savoir celle du rêve). Nous mettons ainsi à jour un second critère : « le refus du temps ».
Enfin, comme le fait remarquer le philosophe Gilles Deleuze, le désir installe un champ bien plus qu’il ne désigne une quête. Qu’est-ce que cela signifie ? Que le désir ne jouit pas de ce qu’il « obtient » (de toute façon il n’obtient jamais rien) mais de se situer dans le champ d’attraction créé par un certain « agencement », ce que l’on pourrait appeler une « ambiance », des éléments diffus dont le voisinage crée une sorte de « brouillard », de jeux constants de renvois entre des éléments, des personnes, des univers dont aucun ne constitue à lui-même l’objet désiré. Le désir ne cherche pas à conclure, il « flotte » dans l’atmosphère libérée par certains « climats ». Que chacun de nous s’interroge sur ce qui nous attire chez une autre personne et il trouvera nécessairement que c’est ce que nous appelons confusément son « univers » et aucunement « ses qualités propres », son physique, ou son intelligence. Voici donc un troisième critère : « l’impossibilité de toute conclusion »
Notre plan commence à prendre forme : « toute aspiration au bonheur suppose a) la fin de la distinction sujet / objet b) le refus du temps c) l’absence de conclusion. Ce qu’il nous reste à faire est de définir les différentes conceptions de la démarche scientifique et de les faire passer au crible de ces trois critères afin de déterminer clairement si oui ou non, elles s’en distinguent radicalement. Le « toute » de « toute aspiration au bonheur » implique que si un seul critère s’applique à la démarche scientifique envisagée, cela suffit à répondre clairement « non » à la question du sujet.
Mais quel axe choisir pour marquer les différences entre toutes les conceptions de démarche scientifique ? Comment en trouver un qui soit meilleur que celui de l’évolution de l’esprit scientifique ? L’histoire des sciences s’articule autour de deux ruptures fondamentales : Galilée (la rupture entre la scolastique et la science moderne) et la physique quantique (la rupture entre le positivisme déterministe  et la physique quantique aléatoire). Il se trouve que ces ruptures se cristallisent à chaque fois autour d’une expérience (celle de la chute des corps pour la science moderne et celle des fentes de Young pour la physique quantique). Ces deux ruptures dessinent donc trois conceptions distinctes de la démarche scientifique.
1) Avec Aristote, au 5e siècle avant JC, la démarche scientifique vise à comprendre le réel par le rationnel en partant du principe qu’ « il n’y a de science que du général et d’existence que du particulier ». Pour lui, le but d'une démarche scientifique est d'aboutir à « un système de concepts et de propositions hiérarchiquement organisés, fondés sur la connaissance de la nature essentielle de l'objet de l'étude et sur certains autres premiers principes nécessaires ». Nous ne comprenons un phénomène que par la détermination de sa cause. Il s’agit donc de connaître un fait, puis la raison pour laquelle il existe, ensuite ses conséquences et enfin, ses caractéristiques. Cette considération de la démarche scientifique est donc fondée sur l’observation des faits naturels, sur l’application à ses faits d’un raisonnement logique visant à comprendre les lois naturelles qui expliquent sa manifestation. C’est cet esprit qui prévaut, via la scolastique du moyen-âge jusqu’à Galilée.
2) Galilée innove en donnant à l’expérience un statut fondamental. Emmanuel Kant insistera sur cet esprit plaçant au premier plan l’hypothèse du chercheur qui interroge la nature à partir de cette intuition. De passif, le scientifique devient résolument actif. C’est cet esprit qui contribuera à donner à la science moderne un sens « positiviste ». Non seulement le scientifique interroge la nature mais il le fait aussi de façon à tirer parti de la compréhension des lois naturelles au bénéfice de l’être humain. La science cesse d’être désintéressée.
3) Avec la physique quantique (et l’expérience des fentes de Young), trois principes (pour le moins) fondamentaux de la science moderne s’effondrent : a) le phénomène qui se manifeste dans l’expérimentation est transformé par les conditions de cette expérimentation b) échec du principe de non-contradiction c) On passe d’une physique déterministe à une physique stochastique (aléatoire).
Notre plan est donc clair : il s’agit d’appliquer à chacune de ces trois définitions de la démarche scientifique les trois critères que nous avons mis à jour comme constituant l’aspiration au bonheur : a) la non dualité sujet/ objet) b) le refus du temps c) l’impossibilité de conclure.

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