vendredi 28 avril 2017

Kenneth Williams: des conséquences inattendues de l'obsolescence programmée


Je sais bien que les regards de nos concitoyens sont braqués ailleurs en cette période électorale mais intéressons-nous un peu à ce qui se passe de l'autre côté de l'Atlantique. Jeudi 27 avril 2017, Kenneth Williams a été exécuté en Arkansas. Doté selon ses avocats d’un quotient intellectuel d’enfant, il avait tué par balle une étudiante de 19 ans, et, après s’être évadé en 1999, il avait abattu un quinquagénaire avant de provoquer un accident mortel au volant de la voiture de sa victime (trois meurtres, donc). Le propos ici n’est pas de discuter à nouveau de la légalité de la peine de mort. Chacun sait bien ce qu’il en est dans cet état ayant voté en masse pour Donald Trump lors des dernières élections présidentielles. 

C’est la raison invoquée par le gouverneur, Asa Hutchinson, pour justifier le fait que Kenneth Williams soit l’un des quatre condamnés à mort exécutés en huit jours dans cet état qui mérite toute notre attention. Le produit utilisé pour les injections létales arrivait à sa date de péremption à la fin du mois. En gros, c’est comme si on décidait de se faire une omelette parce que on a réalisé que les œufs allaient bientôt dépasser leur date de fraîcheur. On imagine la teneur des dialogues entre les préposés aux  substances létales et l’administration pénitentiaire :
-       Ce matin, j’ai ouvert le frigo et…Bon sang ! Va falloir jeter le thiopenthal sodique !
-       C’est pas vrai ?
-       Si !
-       Qu’est-ce qu’on va faire ? Ce serait vraiment dommage qu’on s’en serve pas !
-       Tu l’as dit Bouffi, sans compter qu’on a 8 traîne-savates qui arrêtent pas de se la couler douce aux frais du contribuable.
-       T’as raison. Y’a rien qui pourrait remplacer ?
-       Si il y a bien un reste de fromage français qui est pas sorti du frigo depuis trois semaines mais on sait jamais, ils peuvent s’en relever.
-       Et les séquelles pourraient être terribles. On peut pas leur faire ça !
-       Ha ! Ha ! Ha ! (rire irrépressible et gras)


-       Bon ben ! Y’ a pas  à tortiller ! L’heure, c’est l’heure ! Quand le vin est tiré, il faut le boire, et qui vole un œuf vole un bœuf !
-       C’est beau quand tu parles, on dirait que t’as une formule pour chaque situation.
-       C’est ça la culture de l’Arkansas.
-       Oui ça et les bons vieux lynchages de Grand-Pa !
-       Ah ! M’en parle pas : cagoule blanche et tequila ! On savait s’amuser en ce temps là.
-       Bon alors quatre cocktails pour la 5, c’est ça ?
-       Ça roule ma poule ! Fais péter le thiopental !

Je sais bien, ce n’est pas drôle et, de toute façon, il n’y a pas là de quoi rire, mais quelque chose nous a amputé de notre faculté d’étonnement. Personne n’a vraiment relevé la nature dérisoire de la justification, la soumission complète de la juridiction et des décisions prises dans un Etat aux normes commerciales d’un produit conçu pour tuer les condamnés (d’ailleurs c’est quoi du poison périmé ? Un médicament qui donne la forme ?). On parle d’obsolescence programmée quand sont mis en vente des produits dont le dysfonctionnement est à l’avance entériné, de façon à ce que la demande s’active incessamment et qu’ainsi les industries continuent à fonctionner à plein régime. La contradiction entre les intérêts du consommateur et ceux de l’offre proposée sur le marché atteignent alors leur paroxysme. 

La déshumanisation du processus parvient ici à sa conséquence et à son illustration ultimes. C’est la durée de vie du produit qui réduit celle des hommes, comme si du statut de « personne » à celui de « produit », nous passions d’une détermination fluctuante (un condamné à mort n’est plus un sujet) à une détermination fixe et immuable (il faut respecter le délai de péremption quoi qu’il en coûte). Nous savions déjà que les injonctions à consommer nous rendaient gros, veules, impotents, la preuve est maintenant faite qu’elles gangrènent aussi notre capacité d’étonnement, la source même de la Philosophie selon Aristote. 

En ce sens là, la consommation, c'est la sommation d'être con. Quelque chose de notre rapport au monde et aux autres se voit neutralisé par l'exigence de satisfaction de notre statut de client, et cela jusqu'à ce que la valeur marchande prime définitivement sur la valeur humaine. L'état a payé pour la consommation d'un produit destiné à donner la mort et il serait dommage de ne pas en faire usage. Aucun homme ne peut se sortir des contradictions entre ce qu'il se sent devoir faire et ce que les leitmotivs à la consommation l'engagent à acheter à moins de réfléchir à la notion de besoin vital, ce que toutes les philosophies antiques, de Diogène aux Stoïciens ont pratiqué, avec une justesse proprement sidérante. Ce que nous vivons aujourd'hui est une sorte de cogito dévoyé de l'acquisition, de "l'avoir": "je consomme donc je suis". Renouer avec soi, c'est d'abord rompre avec ce temps de la péremption des produits pour accéder à celui de la péremption de la notion même de "produit". La vie de ces quatre condamnés à mort en dépendaient et la notre, aujourd'hui, n'y est pas moins suspendue.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire