mardi 13 juin 2017

Des citations utiles à quelques jours de l'épreuve (3)


(Une dernière remarque sur ces citations utiles pour l’épreuve de Philosophie au baccalauréat : ce qui peut disposer très favorablement le jugement de notre correcteur, c’est moins le fait que nous connaissions des citations que la présence d’esprit dont il a fallu faire preuve pour penser, à ce moment là, à l’occasion de ce sujet là, à cette citation là. C’est  la raison pour laquelle la justification de son utilisation est aussi déterminante. Ce qui manifeste une qualité d’implication et de compréhension authentique par rapport à cette matière, c’est cette aptitude à faire le lien entre une question ou un élément de réflexion concernant le sujet et les paroles d’un auteur dont on a parfaitement assimilé le sens. Le rappel de la citation ne peut donc aspirer à la moindre reconnaissance de la part du correcteur, en termes de notation, s’il n’est pas accompagné de son explication et de l’indice de progression qu’il nous permet de réaliser par rapport au traitement précis du sujet)

« Un fait scientifique, c’est ce que fait la science en se faisant » - Georges Canguilhem (1904 – 1995)

Il convient de ramener cette citation de Georges Canguilhem à la préface de la seconde édition de « la critique de la raison pure » d’Emmanuel Kant : « Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu’elle produit elle-même d’après ses propres plans et qu’elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu’elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire à la laisse par elle; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d’avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. » « Ils » désignent Galilée, Stahl et Torricelli, les tenants de ce que l’on appellera : « la science moderne ». Le fait scientifique ne marque pas en aucune manière la prise d’initiative de la nature. Quand une expérience fait signe de l’efficience d’une réalité, cette dernière ne paraît qu’à l’occasion de la question préalable du scientifique, à savoir l’hypothèse. Celle-ci est toujours première et cette antériorité détermine la texture même du fait qui se trouve être scientifique et non naturelle. Il existe au cœur des organismes naturels des processus immunitaires mais l’idée du vaccin n’est pas pour autant « naturelle », elle est, de bout en bout scientifique. Nous pouvons même aller plus loin : c’est toujours sur le fond préalable d’une question scientifique formulée dans des termes techniquement définis par leur époque que les réalités se dévoilent et elles ne se dévoilent jamais comme des faits définitifs. Par exemple, la nature des anneaux de Saturne ne cessera jamais d’évoluer, en fonction des instruments et des questionnements des scientifiques de leur époque (on a cru longtemps qu’ils étaient faits de débris de météorites, puis on a pensé à de la glace, puis aujourd’hui on parle de composition gazeuse ; nous progresserons nécessairement dans la connaissance des ses gazs et ainsi de suite). Nous réalisons que la nature même de cette réalité « donnée » (Saturne a bien des anneaux) est en réalité « construite », c’est-à-dire scientifique déterminée. Les anneaux de Saturne sont, donc, en ce sens un fait scientifique dans la connaissance progressive duquel il apparaît clairement que la science ne cesse jamais de se « faire », de se constituer et de se perfectionner. La science s'effectue donc dans ce mouvement par le biais duquel les faits sont pris dans la dynamique d'un "devenir scientifique" qui anime la réalité même.

« Un concept sans intuition est vide, une intuition sans concept est aveugle. »
                                                                                           Emmanuel Kant

Par cette phrase, Emmanuel Kant essaie de résoudre la querelle entre l’innéisme (il existe dans l’esprit des idées innées) et l’empirisme (nous n’avons d’idées qu’à partir de nos sensations). Si nous avions l’idée (le concept) de cube sans avoir jamais perçu physiquement de cube, nous n’aurions aucune matière sur laquelle notre esprit pourrait exercer son travail de synthèse. Il faut bien que l’œuvre de généralisation, de classification et de recueillement de notre esprit s’effectue sur quelque chose dont nous faisons sensitivement l’épreuve. Je peux savoir qu’un cercle est une figure dont tous les points se situent à égale distance de son centre, cette conceptualisation ne me sera d’aucune utilité si je fais pas l’expérience concrète, matérielle d’un cercle. Inversement, si je n’avais que des données intuitives, sensibles sans concept, je serai incapable de savoir ce que c’est, de synthétiser tous les angles et toutes les perspectives dans « une » figure. Il importe donc que mon entendement et ma sensibilité, tout en étant distincts l’un de l’ autre participent l’un de l’autre.

« Il n’y a rien dans l’entendement qui n’ait été d’abord dans les sens excepté l’entendement lui-même. »   Leibniz

                             
Cette phrase pourrait être considérée comme le leitmotiv de la position innéiste. Leibniz fait d’abord semblant de défendre une position empiriste (jusqu’à excepté) avant de la prendre littéralement à contre-pied. Pour que des données sensibles entrent dans mon entendement et y deviennent des concepts, encore faut-il que mon entendement soit d’emblée et structurellement, dans sa nature même « conceptualisant ». Cela signifie qu’il obéit déjà à des lois : celle de la rationalité et de la logique, lesquelles ne sont pas le produit d’une expérience. Ces lois sont « le dedans » d’un entendement. Elles peuvent s’exercer sur le dehors des sensations nées de ce que  nous éprouvons, mais elles n’en sont pas le fruit. C’est finalement l’existence même de ces lois que Socrate, dans le dialogue de Platon : « Ménon », révèle chez un esclave n’ayant jamais été instruit par un précepteur. Cela signifie bien que toute personne dotée d’un entendement détient en lui ces lois, indépendamment de tout enseignement.

« L’Etat, c'est le plus froid de tous les monstres froids : il ment froidement et voici le mensonge qui rampe de sa bouche : « Moi, l'État, je suis le Peuple. » »
                                                                                       Friedrich Nietzsche

Nietzsche exprime ici le mensonge inhérent à la notion même d’état, laquelle consiste à aseptiser, à anémier, et finalement à éteindre la vigueur même d’une nation, à savoir le peuple. Nous retrouvons donc dans cette citation l’affirmation de la distinction fondamentale entre l’Etat et la Nation. Autant le premier désigne une structure légale s’imposant à un territoire pour en faire une juridiction, autant le second fait écho à la culture d’un peuple, à son histoire, sa langue, ses traditions. Il existe des nations sans états ou des Etats regroupant tant bien que mal plusieurs nations (l’éclatement de l’URSS a montré la multitude de nations maintenues artificiellement sous le sceau de lois communes, pendant l’ère communiste). L’Etat est aussi froid, abstrait, désincarné, que la nation est « chaude », profonde, viscérale, irrationnelle et enflammée. Le général de Gaulle, à Londres, appelle à la résistance de la nation française quand l’Etat français, c’est-à-dire le territoire, est envahi et se prépare à collaborer avec l’occupant. Le vocabulaire qu’utilise le général ne contient que des expressions empruntées au registre lexical de la nation, par opposition à l’Etat.

« Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre. »                                                                                                         Le contrat social –  Rousseau

Cette citation est vraiment fondamentale dans la mesure où elle contient toutes les notions autour desquelles s’articule le projet Rousseauiste de rendre le statut de citoyen et la condition de liberté non seulement compatibles mais surtout indissociables et corrélatifs. Afin que l’Etat assure aux hommes la possibilité de jouir de leur liberté individuelle, il importe qu’il se désincarne dans une instance abstraite, anonyme, symbolique. C’est exactement le rôle joué par la volonté générale. Obéir à l’Etat, ce n’est pas obéir à quelqu’un mais à tout le monde. On pourrait tout aussi bien dire : « à personne », voire à soi-même, puisque nous sommes représentés, au même titre que tous les citoyens de l’Etat, par cette volonté générale. Ne pas se rallier à cette volonté générale sous le prétexte qu’elle n’est pas une personne physique serait donc aussi illégal, vain que stupide et liberticide. C’est justement parce que l’Etat est une personne morale, et non physique que nous ne nous soumettons à personne en le respectant et en appliquant ses décrets. Si un citoyen se démarquait de son statut et revenait à sa condition d’homme opposé aux décisions de la volonté générale au sein de l’Etat, il reviendrait à la force publique de le ramener par la force à lui-même, c’est-à-dire à la liberté dont il semble avoir oublié la condition première, soit le caractère anonyme, symbolique et artificiel de l’Etat. Par « artificiel », il ne faut pas entendre ici : « inutile ou accessoire » mais plutôt « non naturel », produit par un processus rationnel, comme l’est une machine. L’Etat est donc bel et bien « une machine » parce qu’il faut que les hommes construisent ensemble une entité, une instance susceptible de les représenter tous sans pour autant être personne. Artificiel signifie donc « contractuel », issu du consentement réfléchi et rationnel des hommes. Sur ce point là, et sur celui-ci seulement, Hobbes et Rousseau sont donc d’accord. Forcer l’homme à être libre revient donc à le libérer « malgré lui », ce qui pose évidemment beaucoup de problème : « peut-on libérer un homme contre son gré ? » Oui, répond Rousseau, s’il n’est pas assez lucide pour saisir la vraie nature de sa liberté de citoyen, laquelle passe par le contrat, par la représentation et par le respect de la volonté générale.

 « Non, mon ami : la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît, mais comme elles arrivent. » 
                                         Epictète, Entretiens, livre I, XXXV.

Cette citation exprime l’une des thèses fondamentales des Stoïciens. Il est non seulement vain mais aussi inexact de définir la liberté comme le pouvoir de faire tout ce qui nous plaît, c’est-à-dire n’importe quoi. La liberté ne consiste pas à nier toutes les contraintes, bien au contraire. Si je veux appeler mon ami, encore faut-il que je l’interpelle par son nom, lequel est imposé, donné. Il en va de même pour tout ce qui nous arrive. Si je suis marié, que j’aime mon épouse et que celle-ci meure, je serai nécessairement triste, mais il serait faux d’affirmer que ma liberté d’homme marié a été niée par cet événement. Il n’est pas question d’affirmer que ma liberté consiste à vouloir qu’il m’arrive quelque chose de bien mais plutôt à réaliser que tout ce qui m’arrive est bien. Vouloir ne pas être veuf quand je le suis n’a, au sens propre, pas « lieu d’être » parce que c’est déjà en tant que veuf que j’exprime le désir de ne pas l’être. Il ne s’agit donc pas de pleurer sa prétendue liberté perdue parce qu’il nous est arrivé quelque chose que nous ne voulions pas mais de comprendre au contraire que nous ne pouvons vouloir qu’à partir de ce qui nous arrive. Que je le veuille ou pas, c’est en tant que veuf qu’il m’appartient désormais de « vouloir », et c’est cela que signifie la définition donnée par Epictète de la liberté : « vouloir que les choses arrivent comme elles arrivent », parce que c’est là que ma volonté commence et non là où elle finit.

« L'art ne reproduit pas le visible; il rend visible. »
                                                                                                     Paul Klee
Pour bien comprendre le sens profond de cette citation, il faut se rappeler qu’il existe trois définitions opposées de l’Art : imitation (Platon, Aristote), création de l’esprit (Hegel), capture des forces, (Bergson, Deleuze). Cette affirmation de Klee se range dans la troisième conception, par opposition à la première. Puisque elle évoque la visibilité, il est clair que Klee évoque plutôt les arts visuels mais elle s’applique pareillement à la musique (l’art ne reproduit pas le sonore, il rend sonore) et à toutes formes d’Art. Quand Van Gogh, Cézanne, Monet peignent des paysages, ils n’essaient pas de peindre des arbres, de l’herbe, des rochers, etc. Ils ne peignent pas un motif mais rendent compte de ce processus par le biais duquel c’est sur le fond naturel de forces efficientes qu’un instant « vient au monde ». Les cyprès de Van Gogh sont des flammes vertes au sein desquelles les forces thermiques, telluriques, végétales, atmosphériques se mêlent et créent la confusion. En fait, il n’y a que de la confusion. Ce qui importe à l’artiste, c’est de se tenir au plus prés de la soudaineté de ce processus par le bais duquel des forces ne cessent de faire venir au monde des instants dynamiques, exclusifs, uniques. Notre réel n’est tissé que de points remarquables mais le langage, la fonctionnalité  et l’habitude parasitent suffisamment nos yeux pour que nous n’apercevions que des lieux communs. Nous ne voyons pas l’action continue de ces forces. C’est donc ce que le peintre s’efforce de rendre visible au travers de ses toiles.

« Dieu ne joue pas aux dés. »
                                                          Albert Einstein

Il serait très hasardeux de déduire précipitamment de cette citation qu’Einstein croit vraiment en Dieu, du moins comme le fidèle d’une religion. Ce serait contraire à tous les témoignages, ainsi qu’à l’extrait de cette lettre qu’il envoya au rabbin Goldstein, en avril 1929 : « Je crois au Dieu de Spinoza, qui se révèle dans l'ordre harmonieux de ce qui existe, et non en un dieu qui se préoccupe du sort et des actions des êtres humains."  Le Dieu de Spinoza, comme il a été dit lors d’un article précédent, c’est la nature, la manifestation d’une causalité rigoureuse entre les phénomènes. L’ordre harmonieux de ce qui existe, c’est justement tout le contraire de celui qu’une intelligence supérieure et transcendante lui imposerait « du dessus ». Il n’y a « que ce qui est », et il se trouve que « ce qui est » est sensé, rationnel, organisé. C’est précisément ce déterminisme des causes et des effets au sein de la nature qu’Einstein tient ici à défendre face à l’émergence d’une physique faisant de plus en plus droit, sous l’impulsion de la physique quantique, à l’aléatoire. La physique quantique doit beaucoup à la théorie de la relativité générale mais Einstein n’est pas pour autant favorable à tout ce que certaines implications de la physique quantique recèlent de proprement révolutionnaire pour les Sciences. En affirmant que « Dieu ne joue pas aux dés », Einstein exprime l’idée qu’il tient encore finalement à la notion de Sens. Il faut bien que l’univers ait un sens. Si Dieu jouait aux dés, cela signifierait que tout ce qui aujourd’hui existe aurait pu exister différemment et que l’univers ne serait doté d’aucune lisibilité.
Il est difficile de ne pas relier cette citation aux réflexions actuelles sur la notion de multivers. Les travaux d’Einstein, dans le domaine de la cosmologie, contribuent à donner un certain poids à cette idée, mais paradoxalement, il semble difficile d’explorer vraiment et durablement les aboutissants des univers multiples, sans parvenir à une conclusion qui contredit l’auteur de la théorie de la relativité. Si l’univers est infini (parmi les trois modélisations proposées par Einstein, deux décrivent un univers infini), alors il ne l’est pas seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Ce que l’on y fait une fois s’y accomplit donc une infinité de fois. Jouer aux dés une fois dans un plurivers, c’est rendre réelle l’infinité de tous les tirages possibles. La proposition d’Einstein est alors susceptible d’être inversée : « Si Dieu ne joue pas aux dés, il devient envisageable de considérer qu’au sein d’un plurivers les dés ne jouent pas Dieu. »

lundi 12 juin 2017

Des citations utiles à quelques jours de l'épreuve (2)


 Conscience / Inconscient / Désir / Liberté / Religion / Vérité

« L'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose. »
                                                          Ethique 3, Proposition 7 – Spinoza

Il est très difficile d’expliquer cette citation sans faire référence à la totalité de l’œuvre d’où elle est extraite. Elle résume parfaitement le danger inhérent à la volonté de vouloir « caser » à tout prix des citations, dans le cadre d’un travail de fiche plutôt que de réfléchir longuement à une formulation. Nous nous contenterons ici (puisque c’est le but de l’exercice) de nous efforcer de donner idée de son sens, de son impact philosophique (lequel va bien au-delà de ce qu’une première lecture pourrait saisir), pour une dissertation de type bac, mais ses implications dépassent très largement de ce cadre. S’il fallait spécifier « la » notion concernée par cette affirmation, ce serait celle du désir, mais aucunement du désir que j’ai de manger du chocolat, d’aller jouer au tennis ou de séduire telle ou telle personne. Cette citation donne au désir un sens vraiment premier, fondamental, « ontologique » (ontos : l’être).
Je ne suis pas « un être » qui émet des désirs, je suis un désir d’être. Seul Dieu, c’est-à-dire la nature, est l’être. Tout ce qui existe constitue une certaine façon, un certain style, d’être Dieu. Par conséquent,  s’il fallait définir, autant que possible « ce que je suis », il faudrait répondre que je consiste dans l’acte d’insister ou de persister dans le fait d’être. Je ne suis pas une substance, je ne suis pas un sujet. Etre ceci ou cela, c’est justement ce qui ne m’est pas donné. On pourrait dire de l’héroïne de Virginia Woolf, Mrs Dalloway : « elle refusait de dire de Peter, ou d’elle-même : « je suis ceci, je suis cela » » qu’elle réalise quelque chose de l’intuition Spinoziste. « Je ne suis pas ceci ou cela, je ne suis pas quelque chose ou quelqu’un, je ne suis pas « tout court », je persévère dans le fait d’exister, « je fais ce que je peux » pour tenir mon rang, mais ce « rang » ne m’est pas imposé comme un idéal à la hauteur duquel il faudrait me situer de « l’extérieur ». Dieu n’est pas une transcendance, il est immanent, il est l’être. Par conséquent, je ne peux pas persévérer dans le mouvement d’un autre désir d’être que celui qui est déterminé par cette modalité d’existence qui est exclusivement la mienne, mais, à l’intérieur de cette modalité, je suis libre de développer les intensités d’existence les plus fortes que je serai capable d’émettre, et plus je les libérerai, plus j’accomplirai ma puissance, plus je ressentirai de la « Joie ».
Peut-être comprenons-nous mieux à présent le Désir (le conatus) dont il est question ici. Je ne suis pas un sujet qui éprouverait un ou plusieurs désirs, je ne suis même pas le désir d’être un sujet, je ne suis que l’un des modes d’existence du désir d’exister, lequel n’est pas du tout ce vers quoi je vais, mais ce par quoi je suis fondamentalement animé. Spinoza est le philosophe qui se situe le plus aux antipodes de toute conception du désir comme manque (Platon). Désirer n’est pas manquer de quelque chose ou être nostalgique d’une perfection originelle, c’est l’énergie qui alimente et constitue le moteur de mon existence. Nous comprenons ainsi la raison pour laquelle la philosophie de Spinoza fut aussi haïe, détestée, par la communauté juive au sein de laquelle il était né (Spinoza échappa de peu à une tentative de meurtre). Il n’existe ni bien ni mal qui transcenderaient mon existence et m’imposeraient des commandements de l’extérieur de ma nature. N’est bon que ce qui me permet de réaliser ma puissance, n’est mauvais que ce qui fait obstacle à cette réalisation. Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons qu’elle est bonne.

« Le désir est désir de désir » - Jacques Lacan

Jacques Lacan est psychanalyste. Nous nous situons donc ici dans une toute autre perspective que celle de la citation précédente. En fait, cette affirmation est une autre façon de poser que le désir n’a pas d’objet. Plus nous croyons désirer vraiment quelque chose ou quelqu’un plus nous sommes victimes de la dimension fantasmatique inhérente à tout désir. Il suffit, pour s’en convaincre de distinguer le désir et la volonté. Cette dernière est précise, froide, rationnelle et surtout réelle. On pourrait même dire « réalisante ». Le désir est, en tous points, contraire : flou, enflammé, irrationnelle et « derréalisant ». Désirer une chose ou un être, c’est d’emblée le situer, ou plutôt le déplacer dans un « hors champ » du réel. Ce que nous désirons, parce que nous le désirons, devient, dés lors, inaccessible. Mais alors que désirons nous « réellement » puisque désirer c’est se placer hors du réel ? Rien de plus que désirer, précisément. C’est là le paradoxe le plus fascinant du désir, l’accomplissement d’un mouvement qu’il nous faut suivre jusqu’à son terme (on pourrait même dire tout au long de sa boucle) pour revenir sur ses pieds. Je désire une chose mais, en la désirant, je la rends irréalisable. Suis-je vraiment dépouillé pour autant ?
Non, puisque le désir de cette chose, je l’éprouve « réellement » et je l’éprouve maintenant. Ce que « j’ai », c’est le désir de cette chose que je ne peux pas avoir. Mais que l’on ne puisse pas avoir une chose ou posséder un être, n’est-ce pas justement cela : la réalité ? Le désir n’est pas aussi vain, inutile, et trompeur que semble le croire Alain, par exemple, parce que le mouvement de derréalisation et de fantasme de tous ces objets que nous désirons nous met sur la voie d’une vérité irrécusable : il n’y a pas d’objet (par exemple, l’anneau de Sauron revient à ce qu’il est vraiment à la fin de la trilogie : de la fusion, le simple moment d’une mutation perpétuelle). Les « objets », ce sont les croyances dont notre esprit a besoin pour se persuader inutilement qu’il y a quelque chose à gagner, à obtenir, à posséder dans cette vie. Nous qui pensions que la volonté était plus efficace que le désir sommes maintenant obligés de convenir de la proposition contraire, car le désir situe les choses dans leur dimension la plus rigoureusement exacte, à savoir celle de leur inexistence. Rien n’existe que des mouvements, des fluidités, des brouillards et des zones fluctuantes (ici encore évidemment, la Physique Quantique peut être à bon droit invoquée). Que désirons-nous vraiment de la personne aimée ? Rien de clair de déterminé, mais plutôt ses sillages, ses intermittences, ses zones de présence, d’influence et de disparition. Nous désirons la désirer, mais pas la posséder comme un bien dont nous serions propriétaires, et cela tombe bien parce que c’est cette possession qui est "irréaliste".

« Je pense où je ne suis pas donc je suis où je ne pense pas. »
Jacques Lacan

Cette citation peut se révéler très utile concernant tout énoncé relatif à la notion de « Sujet », et plus encore à l’opposition entre les philosophes de la conscience (Descartes, Kant, Hegel) et les défenseurs de la notion d’ « inconscient psychique » (Freud, Jung, Lacan). On ne peut pas concevoir de formulation et finalement de thèse plus contraire au « je pense, donc je suis » de Descartes. C’est évidemment dans cet esprit là que Jacques Lacan a énoncé cette proposition. Selon le philosophe du 17e, je peux douter de tout, envisager que rien, pas même moi, n’existe, encore faut-il que moi qui pense que rien n’existe, existe. Je peux bien penser que je ne suis rien, encore faut-il être quelque chose pour penser que je ne suis rien donc j’existe, ne serait-ce que dans cette zone, dans cette ligne de basculement séparant le tout du rien.
C’est dans et par l’acte de penser que s’impose la certitude d’exister, mais est-ce, pour autant, le fait de penser qui me fait exister ? Du fait que je pense, il s’ensuit que j’existe, mais cela n’impose aucunement une relation causale. Descartes en convient sans difficultés puisque dans ses "Méditations métaphysiques", la formulation est différente : « tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. » cette simultanéité entre la conception et la formulation pose néanmoins encore problème. « Je ne peux dire ou me dire que j’existe sans exister en effet. » Lacan réfute entièrement cette affirmation parce qu’elle tient pour rien la différence entre sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé. Quand « je » (1) dis que « je » (2) suis, il y a deux « je » : le premier (sujet de l’énonciation) est celui qui formule ou qui conçoit l’énoncé (celui qui parle en disant « je »), le second est le personnage qui est compris dans l’énoncé, en tant que personnage (celui dont je parle en disant « je »).
Chacun de nous sait bien que cette distance entre les deux « Je » est irréductible, structurellement décalée. Je ne suis jamais le même que celui auquel je fais référence quand je dis « je ». « Tout sujet parlant est un menteur potentiel » dit Lacan. Quoi que je dise de moi quand je parle de moi, ce n’est pas « moi ». Je dis à la femme que j’aime que je l’aime et ce qui point dés lors dans notre relation, c’est le doute : « pourquoi le dire, si c’est vrai, efficient ? »
« Je pense où je ne suis pas » : il faut prendre le terme « penser », au sens de concevoir, formuler. Là où je conçois que je suis, je ne suis pas. Je me conçois comme sujet mais le sujet de cette pensée : « moi » n’est pas ce même moi. Il est en retrait. La simultanéité visée par Descartes est donc impossible. Là où je pense, je ne suis pas, donc là où je ne pense pas, je suis. C’est dans l’absence de ce décalage induit par le fait de penser que j’existe réellement. Nous pourrions même clarifier l’affirmation de Lacan en insinuant la perspective de la pensée volontaire et consciente. C’est quand je veux penser que je n’adhère vraiment pas au sujet de l’énoncé. Quand je fais un lapsus, au contraire, c’est-à-dire quand ce que je dis n’est pas ce que je voulais dire, c’est là que je suis ou du moins que j’affleure le plus authentiquement à la surface de ma parole, précisément parce qu’il s’est insinué une faille dans le processus habituel de recouvrement et de dissimulation du sujet de l’énonciation par le sujet de l’énoncé.

samedi 10 juin 2017

"Douze hommes en colère" de Sidney Lumet (4) - L'Etranger dans la cité


L’action décrite dans « Douze hommes en colère » suit exactement le mouvement inverse de celle du roman d’Albert Camus: « L’Etranger ». Autant dans ce dernier, nous sommes d’abord spectateurs d’un mode d’action neutre, immédiat, purement analytique et dépourvu de tout esprit de généralisation ou de synthèse : celui de Meursault et percevons ensuite, dans la deuxième partie du récit l’interprétation « à charge » qui en sera faite au cours du procès, après le meurtre, autant, dans le film, c’est d’abord le point de vue global, comminatoire, simplifié et simplifiant qui se voit progressivement déconstruit par l’approche du juré 8, laquelle consiste à recontextualiser chaque témoignage et chaque preuve dans son terreau effectif et réel. Finalement, dans le film, l’Etranger s’avance masqué et il n’est pas accusé. Il est dans le jury, comme le cheval est dans Troie et c’est de l’intérieur qu’il va désamorcer tous les arguments de l’accusation, voire, plus profondément les ressorts de la notion même de « condamnation » (il n’y a jamais dans la réalité de quoi condamner à mort un être humain, parce que rien ne s’y produit que de façon donnée, brute, effective, physique, et que l’intention de l’accusé aussi prouvée soit-elle, se transforme en acte, autant dire en événement, en « il y a » : l’instance impersonnelle par excellence).
Dés lors, on pourrait dire que « ça tue » comme il pleut ou il neige, et c’est très exactement le sentiment que nous éprouvons lors de la description du crime. Meursault appuie sur la gâchette sous l’impulsion de la mer, du sable, du soleil brûlant, de la sueur. C’est la plage qui voulait la mort de celui qu’il a pris pour son agresseur, pas Meursault. Mais à la lecture des chefs d’inculpation et des témoignages à charge de l’accusation, nous comprenons le fond de cette affaire : il est impossible que la société des hommes accepte en son sein un être humain qui se contente et se satisfait seulement d’exister, sans rien espérer, sans prévoir, sans tirer des plans sur la comète, sans interpréter :
« Henny     - « Quelqu’un est assis la tête baissée : est-il triste ?
  Elisabeth - Non, il est simplement assis la tête baissée.
-  Quelqu’un sursaute : se sent-il coupable ?
-  Non, il sursaute simplement.
-  Deux personnes restent assises sans se regarder ni s’adresser la parole ; sont-elles fâchées l’une contre l’autre ?
-  Non, elles sont simplement assises sans se regarder ni s’adresser la parole.
-  Quelqu’un frappe sur la table ; est-ce pour imposer sa volonté ?
-  Ne peut-il simplement frapper sur la table ? » 

Ce dialogue extrait du livre de Peter Handke : « Chevauchée sur le lac de Constance » décrit exactement de « l’impossible humain », notre incapacité chronique à exister sans décrypter, ou plutôt sans adhérer à la croyance qu’il n’y a rien dans le monde que des signes à décrypter. Il faut qu’une tête baissée exprime la tristesse, un poing sur la table de la colère, etc. Et Meursault, comme Elisabeth se refuse à jouer cette comédie de l’interprétation. Parce qu’autrement….Autrement quoi ? Autrement nous sommes voués à une existence littérale, dénuée de sens, d’avenir, de perspective, d’histoire, de légende.
Le juré 8 est moins existentialiste que sceptique, en apparence. Il explore cette limite, ou plutôt ce no man’s land qui finalement, par son étendue, nous interdit de passer du réel au vrai. De la possession réelle d’un couteau à cran d’arrêt par l’adolescent à la vérité de l’accusation selon laquelle il est l’arme du crime, il y a une marge qu’aucun esprit rigoureux ne peut délibérément franchir facilement, parce que d’autres couteaux similaires existent. De la vérité de l’argument constitué par le nombre de témoignages, il est impossible de déduire qu’ils décrivent la réalité puisque le vieux monsieur ne peut avoir entendu l’adolescent crier avec le bruit de la rame qui passait. De ceci qu’il y ait une réalité il n’est aucunement envisageable d’en conclure qu’il y ait une vérité. C’est bien l’esprit de conclusion qu’il s’agit de réfuter.
En tant qu’architecte, le juré 8 connaît la différence entre le plan d’une maison et une maison réelle. Il ne cesse de resituer le débat à sa véritable hauteur : celle des choses et non des mots, car les mots tournent en rond et c’est exactement cette systématicité qui à plusieurs reprises est mise à nu dans les débats. Les déclarations et les témoignages ne sont qu’ « une façon de parler », mais le problème vient de ce qu’ici un adolescent pourrait être la victime de ce qui n’est qu’une façon de parler, c’est-à-dire de ce fond de condamnation implicite et larvée contenu dans le flou des formulations que nous utilisons. 
Quand par exemple, le juré 10, raciste, use à toute occasion de l’expression: « voyez ce que je veux dire ! », on voit très bien malheureusement ce qu’il veut dire, à savoir qu’un portoricain, né dans un milieu violent et une banlieue « à risques », ne peut « évidemment » qu’avoir tué son père, mais cette conclusion aussi hâtive que fondée sur des présupposés identitaires et génétiques absurdes et intenables ne peut contaminer une autre personne qu’en empruntant les voies inavouables et détournées de l’œillade complice, du coup de coude discrètement adressé au voisin comme « signe » de reconnaissance. Ce sont ces signes et surtout ce fond de préjugé à partir duquel ils sont émis qui constituent sans aucun doute la couche de bêtise et de conviction (mais c’est un pléonasme) la plus profonde qu’il est question ici de fissurer et c’est bien ce que le juré 8 réussira à faire.
Nous pouvons également passer au crible de cette défiance à l’égard de la langue le témoignage du vieux monsieur qui a dit qu’il avait mis quinze secondes à aller à la porte de son appartement. Le juré 3 affirme qu’il a dit « vingt secondes ». Contredit par d’autres jurés, il hurle : « Allons, allons, c’est un vieillard, il confond tout, il ne peut rien affirmer du tout », mais il se rend compte trop tard du fait que c’est exactement ce que veut démontrer le juré 8. « 15 secondes », c’est une façon de parler, mais ce n’est pas la réalité du temps écoulé, parce qu’il ne peut pas se déplacer aussi vite. Le vieux monsieur ne ment pas mais, comme chacun de nous, il utilise des mots pour décrire des faits. Son témoignage n’est donc pas moins à relativiser que la totalité des énoncés linguistiques, lesquels sont pris dans un effet de caricature inhérent à leur statut même de discours.
C’est sur ce point que nous réalisons la puissance de démonstration des jurés ne croyant pas à la culpabilité de l’accusé. Leur but n’est pas de prouver que l’adolescent n’a pas dévalé les escaliers après avoir tué son père mais seulement que le vieux monsieur n’a pas pu mettre 15 s à ouvrir la porte. La culpabilité de l’accusé repose sur des liens tissés entre des faits mais ces micro-évènements n’ont pas pu se réaliser dans le courant de cette dynamique tout simplement parce que ce n’est jamais de cette façon qu’ils s’effectuent. Un fait « a lieu » d’abord et seulement « physiquement », en soi. Le meurtre commis par Meursault s’accomplit dans la chair des évènements. De fait, il y a de la chaleur, de la sueur, de la peur, du bruit, de la lumière, etc. Et c’est seulement après coup que l’on peut dire qu’un homme en a tué un autre, a fortiori qu’il a eu l’intention de le faire. C’est déjà de l’interprétation. 

De la même façon l’énoncé : « l’adolescent a descendu les escaliers après avoir tué son père » est une interprétation qui finalement tient davantage du présupposé dont on part que de la conclusion à laquelle nous serions amenés par les faits. Les liens impliqués par l’accusation restent à faire alors que les faits sont « là ». Il ne sont que « là », dans leur évidente, mutique et irrécusable émergence. Ce qui s’est passé, en tant que produit, réel, n’est pas objectivement dicible. Il ne le sera qu’au prix d’une déformation, d’une globalisation, d’une généralisation. Selon Aristote, « il n’y a de science que du général d’existence que du particulier », et c’est finalement tout ce qui explique l’utilisation par le juré 8, lors de son dialogue avec le 12, du terme de « savoir (scio, science) :
«    -    Vous savez ?
-       Mais qui peut savoir ces choses là ?
-       C’est ce que je dis ! »
Aucune sentence de mort ne peut être prononcée à partir d’une autre position que celle de la certitude de la culpabilité, ce qui implique une absolue transparence des faits au discours les relatant, mais cette transparence ne peut exister, en aucune manière, pour quelque affaire que ce soit. Comme il n’y a de science que du général et d’existence du particulier, jamais la science ne pourra exprimer la réalité singulière de l’événement que fut le crime. L’application de la justice est structurellement impossible tant qu’elle prétend soumettre des faits (spécifiques) à des lois (générales). Finalement, il ne devrait exister dans les affaires de justice que des verdicts faisant jurisprudence, à cette différence fondamentale près que cette jurisprudence serait perpétuellement à réinventer (dans la jurisprudence, le cas est tellement nouveau que les juges doivent improviser leur décision car le code pénal ne répond pas à la « demande », à la complexité de l’affaire à trancher).
De ce point de vue, aucune image n’est plus éclairante que celle du juré 3 mis en minorité à la toute fin du film et jetant sur la table le portefeuille contenant ses notes :
-       « L’affaire est là toute entière ! »
La photo de son fils s’extrait alors de son étui, lui donnant raison à son insu. L’affaire est là, en effet, soit la difficulté de traiter un cas sans y projeter sa propre histoire, sans faire des liens, des généralités abusives et iniques. Tout homme veut « savoir », mais pour savoir, il faut s’extraire des contingences et des circonstances propres à un événement. Il faut découvrir des lois valant pour tout lieu et tout temps mais on court dés lors le risque d’induire et non de déduire, de donner à une interprétation « force de loi » et de soumettre ainsi une communauté à des conceptions erronées. Que se passerait-il s’il n’existait en réalité que des cas faisant exception à la loi, que des faits impossibles à soumettre à des généralités, que des points remarquables irréductibles aux tentatives de leur classification en « lieux communs » ? N’est-ce pas pourtant l’exacte situation dans laquelle nous nous trouvons ? Vivons-nous autrement qu’en faisant semblant de réduire ce qui se produit « comme jamais » à des formulations qui nous permettent de les interpréter comme des routines se déroulant « comme toujours » ? Il ne faut pas se laisser tromper par l’apparente indifférence de l’étranger de Camus. Il dit souvent que les choses se produisent « comme ça », mais c’est parce qu’il se refuse à les juger, et plus encore à les généraliser, à les caricaturer par des mots ou des opinions. Il existe une bêtise généralisatrice propre aux mots (stigmatisation, assimilation, jugement, condamnation) et une capacité d’un certain usage des mots propre à contrecarrer cette bêtise : c‘est celui de l’écriture poétique et littéraire, celui des réflexions de Meursault en prison avant son exécution. Le juré 8 accomplit ce tour de force d’imposer à l’occasion des délibérations préalables au jugement d’un homme cette dimension pure, neutre et exacte d’une langue désamorçant un à un tous les ressorts de la bêtise propres aux mots.


vendredi 9 juin 2017

Des citations utiles à quelques jours de l'épreuve (1)


L’épreuve de philosophie du baccalauréat ne peut pas être abordée comme un exercice de mémoire en vue duquel il s’agirait de « caser » des développements tout faits ou des citations d’auteurs. C’est au contraire la souplesse de notre capacité de réflexion, son aptitude à s’activer sur un problème dont la formulation est nouvelle pour nous qui décidera de notre note. Pour autant, les références aux connaissances assimilées pendant l’année sont légitimement attendues et, contrairement à certaines idées reçues, l’épreuve de philosophie se travaille et se prépare. Des citations d’auteurs philosophiques bien comprises et surtout bien situées permettront à la personne qui corrigera notre copie de se faire une idée juste de notre implication en cours et de nos acquis. Il importe néanmoins pour cela que la mention de cette citation soit toujours accompagnée de son explication ainsi que de l’expression claire de son apport argumentatif au sujet donné. Il peut malheureusement arriver que la volonté des candidats de montrer à tout prix leurs connaissances soit précisément la cause de l’évacuation du traitement précis du problème. La référence à la citation doit donc venir de notre réflexion sur la question. Si c’est bien le cas, elle affleurera à la surface de notre mémoire au gré d’un travail de concentration, de polarisation de notre pensée sur le sujet. Notre copie doit porter la trace écrite de cet effort de mémoire. Autant dire qu’une citation ne peut d’aucune manière se contenter d’être simplement retranscrite. Nombre d’entre elles se résument assez souvent à des formules courtes et lapidaires qui pourraient être comprises dans un tout autre sens. Il convient donc que nous justifions sa présence à la fois par son explication et par l’expression claire de la perspective nouvelle qui se profile à partir d’elle sur le problème que nous sommes en train de traiter.

Conscience / Inconscient / Désir / Science / Technique / Esprit / Matière/ Liberté

" Je suis plus sage que cet homme-là; il se peut qu' aucun de nous deux ne sache rien de beau ni de bon; mais lui croit savoir quelque chose, alors qu'il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais pas, je ne pense pas non plus le savoir ".
                                                                      « L’apologie de Socrate » - Platon


Cette citation décrit finalement le cœur de la vocation philosophique de Socrate et peut-être même de toute vocation philosophique tout court. Par « vocation », il ne s’agit pas ici d’une disposition particulière propre à certains au détriment d’autres, mais simplement de la compréhension qu’il y a plus de « consistance » et de valeur à se rendre compte que l’on ne sait pas plutôt qu’à croire savoir quelque chose qu’en réalité nous ignorons. Entre deux hommes ignorants, le plus avisé est celui qui s'aperçoit de cette déficience et l'exercice de cette attention est à la portée de tout homme, à condition qu’il ne se laisse pas piéger par la réputation de savant que les autres lui prêtent, par sa fonction ou par son amour-propre. Le terme de conscience est d’origine latine et ne pouvait donc pas être utilisé à Athènes au 5e siècle avant Jésus Christ. On trouve souvent dans l’œuvre de Platon, au sujet de Socrate le terme grec d’ « egkrateia » (maîtrise de soi). Entre le statut de connaissant et celui d’ignorant, il y a place pour celui qui sait qu’il ignore et ce savoir maître de lui-même pourrait se révéler incroyablement plus riche, plus fécond, plus porteur que la connaissance elle-même. Pourquoi ? Parce qu’il existe une différence fondamentale entre savoir ce qu’est la mort (connaissance) et savoir que je vais mourir (conscience) : autant la première est rigoureusement impossible, autant la seconde est à la portée de chacun d’entre nous. 

De la même façon, il est très difficile, voire impossible d’avoir de l’amour une connaissance stricte, objective, savante. Par contre je peux savoir que je suis amoureux, et si on y réfléchit un peu, c’est exactement la seule modalité de savoir qui compte car l’amour est un mouvement, un élan et non une chose qui se laisserait limiter dans une définition. Ce que décrit Socrate ici est donc une sagesse à la mesure de laquelle il est en effet plus sage que tous les hommes qu’il est allé visiter après la révélation que l’oracle de Delphes a faite à son ami Chéréfon, à savoir que lui, Socrate était l’homme le plus sage de la Grèce. Au-delà de son origine historique qui est celle de l’Antiquité, il est possible d’interroger cette sagesse en la situant dans un contexte scientifique contemporain. Les récentes découvertes de la Physique quantique donnent à la sagesse de Socrate des prolongements fascinants. Le principe d’incertitude de Heisenberg notamment place l’observateur scientifique dans cette situation qui est celle-là même que décrit Socrate car ce que je peux savoir de la position d’un électron, c’est exactement là où il n’est pas. La mesure ne se porte plus sur une position mais sur une zone. Ce que je sais précisément de lui, c’est là où il n’est pas.

« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme »
                                                                    « Pantagruel » – Rabelais
On possède une connaissance mais on exerce sa conscience. La conscience ouvre ce que la connaissance a plutôt pour vocation de limiter, de forclore. La science désigne le savoir complet que l’on peut détenir sur un objet. La conscience marque au contraire l’effort d’implication par le biais duquel on se sent touché, concerné par une question, par un événement, par une condition. Rabelais nous avertit donc qu’il est dangereux de détenir ou plutôt de penser détenir un savoir sans s ‘interroger en conscience sur cette maîtrise. Einstein découvre la formule autorisant la conversion d’une masse en énergie: E=mc 2 (l’énergie d’une particule est égale à sa masse multipliée par la vitesse de la lumière au carré) et rend du même coup possible, en tant qu'"application", la bombe atomique (alors que ce n'était pas du tout le but de sa démarche). La conscience, parce qu’elle revêt une dimension morale, pose la question de savoir si nous devons nécessairement et aveuglément donner suite à ce que la science rend possible. Ceci étant dit, peut-être importe-t-il de problématiser et de préciser la citation de Rabelais : est-ce vraiment la science qu’il convient de mettre ainsi en accusation ou la technique ? Les deux notions se recouvrent d’autant moins qu’il faut aujourd’hui en inventer un troisième : entre science et technique se glisse la « techno-science ». Celui qui en parle le mieux est peut-être Bergson à la fin de son livre « Les deux sources de la morale et de la religion » : 

« Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d’âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu’on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnels à sa puissance, que si l’humanité qu’elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. »

La science désigne finalement cette recherche rigoureuse et rationnelle visant à nous donner une explication des phénomènes qui nous entourent. C’est sous l’influence de Descartes, de Galilée, de ce que l’on a appelé la science moderne et après elle du positivisme d’Auguste Comte qu’elle est devenue une application directe des connaissances en inventions, en « moyens », en applications visant à rendre notre vie plus durable, plus confortable, « plus » (en un mot). Bergson fait remarquer que la technologie (ou la techno-science) contribue finalement à prolonger notre corps. Ce que mon corps peut faire (courir, sentir, porter, frapper, etc.) l’instrument technique le fait plus et mieux. Plus nous développons la techno-science, plus nous donnons à notre corps un développement conséquent, voire exponentiel. 
Par la technique, le corps humain devient surdimensionné. Il lui faut donc une âme proportionnelle à son corps (Rabelais dirait une conscience). Bergson reformule donc la citation de l’auteur de Pantagruel : « une mécanique sans mystique serait un corps sans âme », un corps obèse qui aurait tous les pouvoirs à sa disposition sans inspiration, ni orientation, ni perspective. Il importe donc de revenir à l’origine même de la mécanique, de cette compréhension et de cette utilisation des forces physiques qui nous entourent et s’exercent sur nous. Nous ne baptisons pas l’installation utilisant la force du vent : « Eolienne » sans raison. C’est cette intuition mystique de la présence des Dieux dans les sources, le vent, les éléments qu’il nous faut aujourd’hui adapter aux progrès technologiques (sur ce sujet, il faut voir le film de Spike Jonze « Her »)


« Les hommes sont conscients de leurs désirs et inconscients des causes qui les déterminent »
                                              « Lettre à Schuller » - Baruch Spinoza

Il est une notion impliquée dans cette citation sans y être explicitement présente, c’est celle de liberté. Les hommes se croient libres parce qu’ils ne sont pas conscients des causes réelles qui motivent leurs désirs. Plus tard dans la lettre, Spinoza utilise des exemples simples et éclairants. L’ivrogne pense que c’est de son plein gré qu’il se saoule, sans s’apercevoir que c’est parce qu’il est alcoolique. Nous pourrions utiliser d’autres exemples, encore plus efficients : tel fils de notaire pense que c’est librement qu’il reprend l’étude de son père sans percevoir le déterminisme à l’œuvre dans ce prétendu « choix ». Que chacun de nous se penche honnêtement sur sa vie et il n’y verra qu’une succession de déterminations. Nous ne faisons que ce que nous pouvons faire en fonction de notre situation, de notre implication (au sens littéral : être pris dans les plis de… ») dans un milieu ou dans une nature qui nous imposent ses lois. Il existe donc une conception de la liberté du sujet à laquelle Spinoza ne croit pas : c’est celle de l’initiative, d’être les auteurs purs et comme « sortis de rien » de nos actes. 
Sur ce point comme sur finalement tous les autres, Spinoza s’oppose à Descartes et « préfigure » trois philosophes sur lesquels se fondera plus tard ce que nous pourrions appeler une nouvelle ère philosophique: «Marx, Nietzsche et Freud» (le point commun de ces trois philosophes, au-delà de leurs profondes différences, est de considérer le sujet humain comme pris dans un ensemble de structures et de forces qui décident de lui, lui qui, à tort, croit décider de tout par lui-même). Pour Spinoza, l’homme ne voit qu’un moment du dynamisme qui le projette dans telle direction, vers tel but qu’il pense s’être volontairement fixé à lui-même, comme une pierre qui n’aurait pas conscience d’avoir été lancée et qui croirait se diriger par elle-même vers telle direction.