lundi 12 juin 2017

Des citations utiles à quelques jours de l'épreuve (2)


 Conscience / Inconscient / Désir / Liberté / Religion / Vérité

« L'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose. »
                                                          Ethique 3, Proposition 7 – Spinoza

Il est très difficile d’expliquer cette citation sans faire référence à la totalité de l’œuvre d’où elle est extraite. Elle résume parfaitement le danger inhérent à la volonté de vouloir « caser » à tout prix des citations, dans le cadre d’un travail de fiche plutôt que de réfléchir longuement à une formulation. Nous nous contenterons ici (puisque c’est le but de l’exercice) de nous efforcer de donner idée de son sens, de son impact philosophique (lequel va bien au-delà de ce qu’une première lecture pourrait saisir), pour une dissertation de type bac, mais ses implications dépassent très largement de ce cadre. S’il fallait spécifier « la » notion concernée par cette affirmation, ce serait celle du désir, mais aucunement du désir que j’ai de manger du chocolat, d’aller jouer au tennis ou de séduire telle ou telle personne. Cette citation donne au désir un sens vraiment premier, fondamental, « ontologique » (ontos : l’être).
Je ne suis pas « un être » qui émet des désirs, je suis un désir d’être. Seul Dieu, c’est-à-dire la nature, est l’être. Tout ce qui existe constitue une certaine façon, un certain style, d’être Dieu. Par conséquent,  s’il fallait définir, autant que possible « ce que je suis », il faudrait répondre que je consiste dans l’acte d’insister ou de persister dans le fait d’être. Je ne suis pas une substance, je ne suis pas un sujet. Etre ceci ou cela, c’est justement ce qui ne m’est pas donné. On pourrait dire de l’héroïne de Virginia Woolf, Mrs Dalloway : « elle refusait de dire de Peter, ou d’elle-même : « je suis ceci, je suis cela » » qu’elle réalise quelque chose de l’intuition Spinoziste. « Je ne suis pas ceci ou cela, je ne suis pas quelque chose ou quelqu’un, je ne suis pas « tout court », je persévère dans le fait d’exister, « je fais ce que je peux » pour tenir mon rang, mais ce « rang » ne m’est pas imposé comme un idéal à la hauteur duquel il faudrait me situer de « l’extérieur ». Dieu n’est pas une transcendance, il est immanent, il est l’être. Par conséquent, je ne peux pas persévérer dans le mouvement d’un autre désir d’être que celui qui est déterminé par cette modalité d’existence qui est exclusivement la mienne, mais, à l’intérieur de cette modalité, je suis libre de développer les intensités d’existence les plus fortes que je serai capable d’émettre, et plus je les libérerai, plus j’accomplirai ma puissance, plus je ressentirai de la « Joie ».
Peut-être comprenons-nous mieux à présent le Désir (le conatus) dont il est question ici. Je ne suis pas un sujet qui éprouverait un ou plusieurs désirs, je ne suis même pas le désir d’être un sujet, je ne suis que l’un des modes d’existence du désir d’exister, lequel n’est pas du tout ce vers quoi je vais, mais ce par quoi je suis fondamentalement animé. Spinoza est le philosophe qui se situe le plus aux antipodes de toute conception du désir comme manque (Platon). Désirer n’est pas manquer de quelque chose ou être nostalgique d’une perfection originelle, c’est l’énergie qui alimente et constitue le moteur de mon existence. Nous comprenons ainsi la raison pour laquelle la philosophie de Spinoza fut aussi haïe, détestée, par la communauté juive au sein de laquelle il était né (Spinoza échappa de peu à une tentative de meurtre). Il n’existe ni bien ni mal qui transcenderaient mon existence et m’imposeraient des commandements de l’extérieur de ma nature. N’est bon que ce qui me permet de réaliser ma puissance, n’est mauvais que ce qui fait obstacle à cette réalisation. Ce n’est pas parce qu’une chose est bonne que nous la désirons, c’est parce que nous la désirons qu’elle est bonne.

« Le désir est désir de désir » - Jacques Lacan

Jacques Lacan est psychanalyste. Nous nous situons donc ici dans une toute autre perspective que celle de la citation précédente. En fait, cette affirmation est une autre façon de poser que le désir n’a pas d’objet. Plus nous croyons désirer vraiment quelque chose ou quelqu’un plus nous sommes victimes de la dimension fantasmatique inhérente à tout désir. Il suffit, pour s’en convaincre de distinguer le désir et la volonté. Cette dernière est précise, froide, rationnelle et surtout réelle. On pourrait même dire « réalisante ». Le désir est, en tous points, contraire : flou, enflammé, irrationnelle et « derréalisant ». Désirer une chose ou un être, c’est d’emblée le situer, ou plutôt le déplacer dans un « hors champ » du réel. Ce que nous désirons, parce que nous le désirons, devient, dés lors, inaccessible. Mais alors que désirons nous « réellement » puisque désirer c’est se placer hors du réel ? Rien de plus que désirer, précisément. C’est là le paradoxe le plus fascinant du désir, l’accomplissement d’un mouvement qu’il nous faut suivre jusqu’à son terme (on pourrait même dire tout au long de sa boucle) pour revenir sur ses pieds. Je désire une chose mais, en la désirant, je la rends irréalisable. Suis-je vraiment dépouillé pour autant ?
Non, puisque le désir de cette chose, je l’éprouve « réellement » et je l’éprouve maintenant. Ce que « j’ai », c’est le désir de cette chose que je ne peux pas avoir. Mais que l’on ne puisse pas avoir une chose ou posséder un être, n’est-ce pas justement cela : la réalité ? Le désir n’est pas aussi vain, inutile, et trompeur que semble le croire Alain, par exemple, parce que le mouvement de derréalisation et de fantasme de tous ces objets que nous désirons nous met sur la voie d’une vérité irrécusable : il n’y a pas d’objet (par exemple, l’anneau de Sauron revient à ce qu’il est vraiment à la fin de la trilogie : de la fusion, le simple moment d’une mutation perpétuelle). Les « objets », ce sont les croyances dont notre esprit a besoin pour se persuader inutilement qu’il y a quelque chose à gagner, à obtenir, à posséder dans cette vie. Nous qui pensions que la volonté était plus efficace que le désir sommes maintenant obligés de convenir de la proposition contraire, car le désir situe les choses dans leur dimension la plus rigoureusement exacte, à savoir celle de leur inexistence. Rien n’existe que des mouvements, des fluidités, des brouillards et des zones fluctuantes (ici encore évidemment, la Physique Quantique peut être à bon droit invoquée). Que désirons-nous vraiment de la personne aimée ? Rien de clair de déterminé, mais plutôt ses sillages, ses intermittences, ses zones de présence, d’influence et de disparition. Nous désirons la désirer, mais pas la posséder comme un bien dont nous serions propriétaires, et cela tombe bien parce que c’est cette possession qui est "irréaliste".

« Je pense où je ne suis pas donc je suis où je ne pense pas. »
Jacques Lacan

Cette citation peut se révéler très utile concernant tout énoncé relatif à la notion de « Sujet », et plus encore à l’opposition entre les philosophes de la conscience (Descartes, Kant, Hegel) et les défenseurs de la notion d’ « inconscient psychique » (Freud, Jung, Lacan). On ne peut pas concevoir de formulation et finalement de thèse plus contraire au « je pense, donc je suis » de Descartes. C’est évidemment dans cet esprit là que Jacques Lacan a énoncé cette proposition. Selon le philosophe du 17e, je peux douter de tout, envisager que rien, pas même moi, n’existe, encore faut-il que moi qui pense que rien n’existe, existe. Je peux bien penser que je ne suis rien, encore faut-il être quelque chose pour penser que je ne suis rien donc j’existe, ne serait-ce que dans cette zone, dans cette ligne de basculement séparant le tout du rien.
C’est dans et par l’acte de penser que s’impose la certitude d’exister, mais est-ce, pour autant, le fait de penser qui me fait exister ? Du fait que je pense, il s’ensuit que j’existe, mais cela n’impose aucunement une relation causale. Descartes en convient sans difficultés puisque dans ses "Méditations métaphysiques", la formulation est différente : « tenir pour constant que cette proposition : Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. » cette simultanéité entre la conception et la formulation pose néanmoins encore problème. « Je ne peux dire ou me dire que j’existe sans exister en effet. » Lacan réfute entièrement cette affirmation parce qu’elle tient pour rien la différence entre sujet de l’énonciation et sujet de l’énoncé. Quand « je » (1) dis que « je » (2) suis, il y a deux « je » : le premier (sujet de l’énonciation) est celui qui formule ou qui conçoit l’énoncé (celui qui parle en disant « je »), le second est le personnage qui est compris dans l’énoncé, en tant que personnage (celui dont je parle en disant « je »).
Chacun de nous sait bien que cette distance entre les deux « Je » est irréductible, structurellement décalée. Je ne suis jamais le même que celui auquel je fais référence quand je dis « je ». « Tout sujet parlant est un menteur potentiel » dit Lacan. Quoi que je dise de moi quand je parle de moi, ce n’est pas « moi ». Je dis à la femme que j’aime que je l’aime et ce qui point dés lors dans notre relation, c’est le doute : « pourquoi le dire, si c’est vrai, efficient ? »
« Je pense où je ne suis pas » : il faut prendre le terme « penser », au sens de concevoir, formuler. Là où je conçois que je suis, je ne suis pas. Je me conçois comme sujet mais le sujet de cette pensée : « moi » n’est pas ce même moi. Il est en retrait. La simultanéité visée par Descartes est donc impossible. Là où je pense, je ne suis pas, donc là où je ne pense pas, je suis. C’est dans l’absence de ce décalage induit par le fait de penser que j’existe réellement. Nous pourrions même clarifier l’affirmation de Lacan en insinuant la perspective de la pensée volontaire et consciente. C’est quand je veux penser que je n’adhère vraiment pas au sujet de l’énoncé. Quand je fais un lapsus, au contraire, c’est-à-dire quand ce que je dis n’est pas ce que je voulais dire, c’est là que je suis ou du moins que j’affleure le plus authentiquement à la surface de ma parole, précisément parce qu’il s’est insinué une faille dans le processus habituel de recouvrement et de dissimulation du sujet de l’énonciation par le sujet de l’énoncé.

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