jeudi 30 novembre 2017

Explication du texte de Karl Marx:"en quoi consiste l'aliénation du travail?" - Textes


« Dans la manufacture et le métier, l'ouvrier se sert de son outil; dans la fabrique il sert la machine. Là le mouvement de l'instrument de travail part de lui; ici il ne fait que le suivre. Dans la manufacture les ouvriers forment autant de membres d'un mécanisme vivant. Dans la fabrique ils sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d'eux.
En même temps que le travail mécanique surexcite au dernier point le système nerveux, il empêche le jeu varié des muscles et comprime toute activité libre du corps et de l'esprit. La facilité même du travail devient une torture en ce sens que la machine ne délivre pas l'ouvrier du travail mais dépouille le travail de son intérêt. Dans toute production capitaliste en tant qu'elle ne crée pas seulement des choses utiles mais encore de la plus-value, les conditions du travail maîtrisent l'ouvrier, bien loin de lui être soumises, mais c'est le machinisme qui le premier donne à ce renversement une réalité technique. Le moyen de travail converti en automate se dresse devant l'ouvrier pendant le procès de travail même sous forme de capital, de travail mort qui domine et pompe sa force vivante.
La grande industrie mécanique achève enfin, comme nous l'avons déjà indiqué, la séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production qu'elle transforme en pouvoirs du capital sur le travail. L'habileté de l'ouvrier apparaît chétive devant la science prodigieuse, les énormes forces naturelles, la grandeur du travail social incorporées au système mécanique, qui constituent la puissance du Maître. »
                         Le Capital - Karl Marx I, chap. XV


« Dans une phase supérieure de la société communiste, quand auront disparu l'asservissante subordination des individus à la division du travail et, avec elle, l'opposition entre le travail intellectuel et le travail manuel; quand le travail ne sera pas seulement un moyen de vivre, mais deviendra lui-même le premier besoin vital ; quand, avec le développement multiple des individus, les forces productives se seront accrues elles aussi et que toutes les sources
de la richesse collective jailliront avec abondance, alors seulement l'horizon borné du droit bourgeois pourra être définitivement dépassé et la société pourra écrire sur ses drapeaux « De chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins ! »
     Karl Marx - Gloses marginales au programme du parti ouvrier allemand, 1875



« La religion, du moins la chrétienne, est la relation de l’homme à lui-même, ou plus exactement à son essence, mais à son essence comme à un autre être. L’être divin n’est rien d’autre que l’essence humaine ou mieux, l’essence de l’homme séparée des limites de l’homme individuel, c’est-à-dire réel, corporel, objectivée, c’est-à-dire contemplée et honorée comme un autre être, autre particulier distinct de lui »
           Ludwig Feuerbach – L’essence du christianisme


« Le maître est la conscience qui est pour soi, et non plus seulement le concept de cette conscience. Mais c’est une conscience étant  pour soi, qui est maintenant en relation avec soi-même par la médiation d’une autre conscience, d’une conscience à  l’essence de laquelle il appartient d’être synthétisée avec l’être indépendant ou la choséité en général. Le maître se rapporte à ces deux moments, à une chose comme telle, l’objet du désir, et à une conscience à laquelle la choséité est l’essentiel. Le maître est : 1) comme concept de la conscience de soi, rapport immédiat de l’être-pour-soi, mais en même temps il est : 2) comme médiation ou comme être-pour-soi, qui est pour soi seulement par l’intermédiaire d’un Autre et qui, ainsi, se rapporte : a) immédiatement aux deux moments, b) médiatement à l’esclave par l’intermédiaire de l’être indépendant ; car c’est là ce qui lie l’esclave, c’est là sa chaîne dont celui-ci ne peut s’abstraire dans le combat ; et c’est pourquoi il se montra dépendant, ayant son indépendance dans la choséité. Mais le maître est la puissance qui domine cet être, car il montra dans le combat que cet être valait seulement pour lui comme une chose négative ; le maître étant cette puissance qui domine cet être. Pareillement, le maître se rapporte médiatement à la chose par l’intermédiaire de l’esclave ; l’esclave comme conscience de soi en général, se comporte négativement à l’égard de la chose et la supprime ; mais elle est en même temps indépendante pour lui, il ne peut donc par son acte de nier venir à bout de la chose et l’anéantir ; l’esclave la transforme donc par son travail. Inversement, par cette médiation le rapport immédiat devient pour le maître la pure négation de cette même chose ou la jouissance ; ce qui n’est pas exécuté par le désir est exécuté par la jouissance du maître ; en finir avec la chose ; mais le maître, qui a interposé l’esclave entre la chose et lui, se relie ainsi à la dépendance de la chose, et purement en jouit. Il abandonne le côté de l’indépendance de la chose à l’esclave, qui l’élabore. »

 G.W.F. Hegel, La phénoménologie de l’esprit (1806-1807), t.1, trad. J.Hyppolite, éd. Aubier Montaigne, 1941, pp. 161-162

Explication du texte de Karl Marx - La référence à Georg Wilhem Friedrich Hegel et quelques éléments pour une introduction


« En quoi consiste l’aliénation du travail ?
D’abord, dans le fait que le travail est extérieur à l’ouvrier, c’est-à-dire qu’il n’appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s’affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l’aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l’ouvrier n’a le sentiment d’être auprès de lui-même qu’en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui, quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n’est donc pas volontaire, mais contraint, c’est du travail forcé. Il n’est donc pas la satisfaction d’un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu’il n’existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l’homme s’aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l’ouvrier du travail apparaît dans le fait qu’il n’est pas son bien propre, mais celui d’un autre, qu’il ne lui appartient pas, que dans le travail l’ouvrier ne s’appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. De même que, dans la religion, l’activité propre de l’imagination humaine, du cerveau humain et du cœur humain, agit sur l’individu indépendamment de lui, c’est-à-dire comme une activité étrangère divine ou diabolique, de même l’activité de l’ouvrier n’est pas son activité propre. Elle appartient à un autre, elle est la perte de soi-même.
On en vient donc à ce résultat que l’homme (l’ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer (…). Ce qui est animal devient humain et ce qui est humain  devient animal. »
                                                                   Karl Marx, manuscrits de 1844

La connaissance de la doctrine de l’auteur n’est pas requise. Il faut et il suffit que l’explication rende compte, par la compréhension précise du texte du problème dont il est question.


Il est difficile, voire impossible de comprendre ce que Marx entend par aliénation si on ne saisit pas ce qui est aliéné et il convient pour cela de faire référence à Hegel dont l’œuvre est vraiment déterminante pour la philosophie de Karl Marx
«  L’homme est un être doué de conscience et qui pense, c’est-à-dire que, de ce qu’il est, quelle que soit sa façon d’être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme parce qu’il est esprit a une double existence; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part, il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : primo théoriquement, parce qu’il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du cœur humain et d’une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence (ici comme nature), enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur. Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger  et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. »
                                   G W F Hegel - Esthétique

Pourquoi l’homme travaille-t-il ? Pourquoi éprouve-t-il cette nécessité de fabriquer, de concevoir, de transformer la nature pour lui imposer sa marque en utilisant les éléments extérieurs comme « matière première » de la construction d’objets humains ou de ressources utiles à son existence humaine (biens de consommation). Les animaux utilisent eux aussi la nature pour en retirer le fruit de leur subsistance mais cela ne fait pas advenir pas pour autant un milieu proprement animal (la terre n’est pas à l’image de la fourmi ou de la termite). Il y a donc quelque chose de spécifiquement humain qui se joue dans cette activité : le travail.


Dans cet extrait de l’esthétique de Friedrich Hegel, le philosophe allemand répond à la question de savoir en quoi consiste exactement cette spécificité. L’homme est conscient, il existe « pour soi » et pas seulement « en soi ». « Les choses de la nature », c’est-à-dire les végétaux, les animaux « sont » et ne font qu’être, selon Hegel alors que les hommes savent qu’ils sont, puisque ils sont conscients. Ils existent « pour eux-mêmes » et pas seulement « comme ça ». Vivre n’est pas seulement une action qui les fait vivre mais ils s’en aperçoivent, c’est pour cela qu’ils existent et ne se contentent pas de vivre (alors que l’animal, selon Hegel vit, et c’est tout).
Or, cette conscience que l’homme a de lui-même est acquise de deux façons : l’une intérieure (l’homme se pose trois questions : qu’est ce que je ressens ? Que suis-je ? Qui suis-je ?), l’autre extérieure : l’homme se tourne vers ce qui est hors de lui, à savoir la nature, et il la transforme matériellement pour lui imposer sa trace, c’est-à-dire pour lui donner un usage, une fonction typiquement humaine. Devant une chaise ou une table, l’homme éprouve le sentiment d’une reconnaissance générique (générique : genre). Il est conforté en tant qu’homme parce que la chaise est du bois modelé, découpé, transformé selon les contours imposés par le travailleur humain pour le consommateur humain.  D’une matière naturelle : le bois, l’homme a fait un objet exclusivement humain.
Le travail c’est la mutation imposée par l’homme à la nature de telle sorte que le monde est pris dans un « devenir humain », dans le mouvement d’une évolution (on pourrait dire un progrès ou une histoire) dans le flux de laquelle nous nous reconnaissons de plus en plus dans une « extériorité » qui nous est de moins en moins extérieure puisque les objets et les constructions humaines prolifèrent dans une nature qui est de moins en moins elle-même. L’évolution du travail et de la technologie suit la dynamique de ce processus au gré duquel nous nous reconnaissons de plus en plus dans ce qui nous entoure.
Cela nous permet de comprendre deux points vraiment cruciaux pour la compréhension du texte de Karl Marx :
- Le travail est une activité qui permet à l’homme de réaliser son essence, et cette essence réside dans le fait d’être conscient, d’être pour soi. Si ce mouvement de reconnaissance de soi dans un travail de transformation de la nature est empêché, alors c’est l’accès à la réalisation de notre condition humaine qui nous est interdit. Et c’est ça l’aliénation (au-delà de l’ouvrier, c’est l’être humain qui se voit destitué de son humanité)
- Cette essence de l’homme qui s’accomplit au fur et à mesure de ce travail de transformation de la nature n’est pas un état, un fait acquis, mais un mouvement, un « devenir », ou plutôt l’interaction de deux devenirs qui vont participer l’un de l’autre : le « devenir humain » du monde et le « devenir monde » de l’humain. En d’autres termes, comme l’essence de l’homme est un devenir, c’est-à-dire comme l’homme n’en finit pas « d’avoir à être ce qu’il est » par son travail, on peut l’en empêcher et c’est ce que cette « longue parenthèse » d’exploitation de l’homme par l’homme réalise malheureusement. Une créature dont la nature même est de devenir se voit empêchée d’être elle-même parce que l’on bloque ce devenir. Qui « on » ? Pas tant la classe dominante que la structure même de société rendant possible qu’il y en ait une et c’est cette structure même qu’il faut renverser par cette autre structure : celle d’une société sans classes : le communisme.

Il est une autre perspective fondamentale qu’il faut bien assimiler pour comprendre le sens du texte, c’est que l’aliénation considérée comme perte par l’être humain de son essence va de pair, pour Marx avec une forme d’animalisation. L’homme aliéné s’animalise dans un travail dévoyé, perverti. Un peu plus loin dans l’œuvre d’où ce passage est extrait, on trouve le texte suivant :
« Par la production pratique d'un monde objectif, l'homme fait ses preuves en tant qu'être générique conscient, c'est-à-dire en tant qu'être qui se comporte à l'égard du genre comme à l'égard de sa propre essence, ou à l'égard de soi, comme être générique. Certes, l'animal aussi produit. Il se construit un nid, des habitations, comme l'abeille, le castor, la fourmi, etc. Mais il produit seulement ce dont il a immédiatement besoin pour lui ou pour son petit ; il produit d'une façon unilatérale, tandis que l'homme produit d'une façon universelle ; il ne produit que sous l'empire du besoin physique immédiat, tandis que l'homme produit même libéré du besoin physique et ne produit vraiment que lorsqu'il en est libéré; l'animal ne se produit que lui-même, tandis que l'homme reproduit toute la nature ; le produit de l'animal fait directement partie de son corps physique, tandis que l'homme affronte librement son produit. L'animal ne façonne qu'à la mesure et selon les besoins de l'espèce à laquelle il appartient, tandis que l'homme sait produire à la mesure de toute espèce et sait appliquer partout à l'objet sa nature inhérente; l'homme façonne donc aussi d'après les lois de la beauté. »
Il ne s’agit pas ici de faire valoir des arguments contre Marx mais de saisir ce qui dans ce texte prolonge ou explique celui que nous étudions. On retrouve dés le début le rapprochement avec Hegel. C’est en tant qu’être conscient que l’homme travaille. Autrement dit, il y a bien dans le travail une activité spécifique à un GENRE : l’homme. Toute personne qui travaille accomplit quelque chose de propre à l’espèce. Tout travail authentique d’Un être humain réalise de l’humain, participe à la reconnaissance de l’homme par l’homme (on peut retenir cette expression qui fait parfaitement écho à l’exploitation de l’homme par l’homme).
« L’animal aussi produit » nous dit Karl Marx mais il va énumérer des points de distinction (6) entre l’activité animale et le travail humain. Ces caractéristiques sont fondamentales (discutables aussi probablement, mais ce n’est pas le moment de les contrarier) : a) la production animale n’est pas générique, elle ne vise qu’à satisfaire l’animal en question et sa progéniture – l’animal ne conquiert pas sa condition dans son travail, il se nourrit, c’est tout. Il produit pour consommer pas pour s’affirmer (il vit, il n’existe pas) b) comme il travaille génériquement, l’homme travaille universellement, il engage l’humanité dans son travail, l’animal n’engage rien du tout. Il n’y a rien de symbolique dans l’activité animale. Par « unilatérale », il faut entendre que la production animale ne concerne que tel animal et la nature ; c) l’homme produit indépendamment de sa faim immédiate. Il lui faut être libre de cette pression pour travailler vraiment, c’est-à-dire librement. C’est le contraire pour l’animal d) Comme l’animal ne cherche pas à se reconnaître dans son activité, il ne vise pas à transformer la nature dans son intégralité mais juste à en retirer sa subsistance e) il n’y a pas vraiment d’extériorité entre le produit de l’animal et son être, le miel fait partie de l’abeille. Les objets que nous fabriquons ne font pas partie intégrante de notre être physique f) il y a une forme de cohérence dans la production humaine qui donne à tout objet transformé une authenticité. La transformation humaine de la nature élève la nature, l’investit d’une harmonie comme si dans cette œuvre humaine quelque chose d’un devoir-être de la nature se concrétisait (beauté).


Quelques éléments pour l’introduction (les développements qui suivent constituent de simples indications qui vous laissent une totale marge de manoeuvre, surtout pour le thème. Il convient de les utiliser sans les retranscrire littéralement) :  

Thème :   Quand on a bien lu le texte, on saisit rapidement qu’il est porté par un sentiment de révolte. Tout ici est dénonciation d’une perversion, au sens étymologique du terme : détournement (per vertere : ce dont la tournure a été viciée tordue). Peut-être sommes-nous trop plongés dans notre modernité et abrutis par cet a priori défavorable du travail pour saisir le fond de la critique Marxiste, à savoir qu’il est vraiment hallucinant que nous allions au travail comme un bœuf à l’abattoir, en sachant que nous allons y épuiser l’énergie la plus « pure » au sens de « raffinée, essentielle », celle où se joue notre essence « d’être humains ».
Pour nous indigner de ce détournement, encore faut-il que nous soyons capable d’aller à contre-courant de cet état d’esprit, de cette dépréciation du travail qui est devenue si puissante et tyrannique qu’un lycéen travailleur peut dans certaines classes être considéré comme un « fou », ou comme le portrait type du « premier de la classe », du « lèche-bottes ». S’ « intéresser » à son travail, ici encore au sens étymologique du terme : « inter esse », c’est-à-dire être dans ce rapport, s’incarner dans ce lien au travail que l’on fait, est perçu par le plus grand nombre, comme une anomalie. Comment le fond de cette normalité là a-t-il pu s’installer dans la société d’aujourd’hui ?
Comment peut-on trouver anormal de s’investir dans une activité qui, en créant nos conditions matérielles de vie, nous crée nous-mêmes ? Comment en sommes-nous arrivés à marginaliser celle ou celui qui s’implique et met tout en œuvre afin d’exister dans et par son travail ? La situation est aujourd’hui devenue tellement absurde que « faire semblant de travailler au travail » est, pour la majorité, devenu un leitmotiv assez puissant pour dissimuler aux yeux de ses partisans le risque inhérent à une telle disposition d’esprit, à savoir que l’on y perd également l’authenticité de son être. Si je fais semblant de travailler au travail, cela signifie que je fais semblant d’exister dans l’existence. Mais encore faut-il saisir ce lien entre le travail et l’humanité de l’homme, entre l’acte de travailler et celui d’exister, plutôt que vivre.
Thèse :    Or c’est bien sur le fond de ce lien qu’il s’agit de saisir la thèse défendue dans ce texte, à savoir qu’il se manifeste dans le travail tel qu’il est imposé à l’ouvrier, en 1844, un processus d’extériorisation de soi au sens d’expulsion qui rend impossible que le travailleur s’y réalise, y accomplisse son essence en tant qu’être humain. Ainsi exilé de sa condition dans l’exercice même de l’activité où elle devrait, au contraire, se jouer, l’homme est déchu de son statut et contribue « malgré lui » dans son travail à son animalisation.


Problématique :   Le propos de l’auteur n’est pas vraiment ici de nous expliquer les causes de ce processus mais de le décrire. C’est bien le sens de la question initiale. La totalité de ce passage se développe donc à partir du suspens amorcé par cette interrogation. Le registre lexical de l’extériorité est suffisamment insistant (« dehors, étranger, pas son bien propre, hors de soi, etc. ») pour indiquer qu’aussi énumérative qu’elle soit annoncée, la démonstration de l’auteur suit moins une dynamique successive qu’évolutive : les différentes caractéristiques de l’aliénation décriront en réalité des degrés plus ou moins importants d’une seule et même procédure qui est celle d’une extériorisation, d’une expulsion : le travailleur est expulsé de ce qui devrait être sa maison : le travail.
Ce qui travaille notre travail c’est le « devenir soi-même » de l’être humain. On mesure ainsi la gravité de l’aliénation. Dans un premier temps, il n’est rien de l’activité salariée de l’ouvrier qui lui permette de « s’y nourrir » en un autre sens que celui de la subsistance. Se mortifier, ce n’est pas la même chose que mourir c’est œuvrer à sa propre disparition, à sa banalisation, à la renonciation de toute affirmation de soi (une vie meurt, une existence dépérit).  Comment s’effectue ce dépérissement ? Par l’exil (deuxième partie : « En conséquence » – 5e ligne). Comme l’ouvrier est expulsé de ce qui devrait être son « chez-lui », c’est-à-dire l’acte où il réalise sa condition d’ouvrier et sa condition d’homme, il va chercher ailleurs de quoi satisfaire son besoin de survivre plutôt que dans le travail la motivation d’exister, puisque celle-ci lui est interdite. Ce n’est pas tant le fait que l’on va suspendre la possibilité de satisfaire ses besoins vitaux à sa paye qui est ici à prendre à considération que celui qui consiste à l’empêcher de satisfaire le seul besoin qui compte vraiment, à savoir la réalisation de sa condition : Tout homme a d’abord besoin d’être un homme, de s’affirmer en tant qu’homme. Enfin, l’ouvrier est dépossédé de ce qu’il a dans l’exercice de son travail, mais ce qu’il a, soit sa force de travail c’est précisément ce qu’il est, d’où la violence de cette dépossession. Pour en donner idée, la comparaison est faite avec la religion dans laquelle la relation du fidèle avec Dieu est suffisamment asymétrique, disproportionnée pour le maintenir dans une situation de dépendance absolue par rapport au culte : il ne s’agit pas pour le fidèle de se réaliser dans la prière ou dans l’adoration mais de se concevoir et de se vivre soi-même comme « insuffisant ». Le rapport à moi-même est rendu inopérant par l’insinuation de ce grand Autre qu’est le divin (le numineux), dont la présence détruit toute possibilité de suffisance à soi. Ainsi déchu de tout ce qui aurait pu et du lui garantir par son travail la reconnaissance de soi et l’accomplissement de sa condition humaine, l’ouvrier retourne à une forme de bestialité, de satisfaction primaire de ses besoins animaux.


 La structure du texte est donc claire, entre la question initiale (ligne 1) et la réponse du dernier paragraphe (3 dernières lignes), Karl Marx, trois visages différents de l’aliénation sont évoqués : a) la négation (destruction de la liberté et de l’affirmation de soi par le travail – jusqu’à « esprit » l 4) b) l’expulsion (l’ouvrier est mis à la porte de son « chez lui »- jusqu’à mortification l13) c) la dépossession (il s’est vendu en tant que force de travail – jusqu’à « soi-même » l19). La comparaison avec la religion appuie cette dernière caractéristique.


La dynamique problématique de ce passage tient donc toute entière dans le paradoxe d’une expulsion, de l’exil du travailleur d’une terre qui consiste en elle-même dans un mouvement d’extériorisation, à savoir celui du travail. L’ouvrier est jeté hors du mouvement d’extériorisation, d’expression de soi où se réalise son identité générique d’être humain, mais cette identité est elle-même toujours à faire, toujours à reconduire d’époque en époque et c’est cela que Marx appellera « le développement des forces productives ». L’enjeu de ce texte est donc de nous faire comprendre que le travail aliéné, tel qu’il est encore aujourd’hui, imposé comme l’archétype, la matrice de tout travail salarié dans une économie libérale, constitue un modèle proprement inhabitable parce que déshumanisé. Le choix d’un métier ne constitue pas, pour la plupart d’entre nous, le point de cristallisation d’une vie accomplie, réalisée, c’est-à-dire le lieu de matérialisation des conditions d’une vie sensée. Il s’agit donc pour nous de nous réapproprier ce « chez-nous » d’où nous sommes exclus en acceptant de nous vendre comme forces de travail. Il conviendrait de s’exclure des termes d’un tel contrat qui rend possible l’extorsion du salariat et impossible l’identification du travailleur à son travail « dans » son travail en tant qu’être humain.

Qu’est-ce que l’homme ? Un animal qui s’est distingué des autres en créant autour de lui les conditions de sa propre existence générique. Il existe bien des modalités de production animale mais elles ne semblent pas dépasser de cette simple finalité qui est de pourvoir aux besoins du groupe, de la famille ou de la horde au sein duquel l’individu animal est intégré. « L’homme, dit Marx, produit de façon universelle. » Il y a quelque chose d’objectif dans la façon humaine de travailler et cela en plusieurs sens a) objectif en tant qu’extérieur : l’homme crée des objets qui sont bel et bien hors de lui mais aussi qui porte en eux sa trace, son image, l’usage qu’il peut en faire – il est donc question de reconnaître son intériorité (humaine) dans une extériorité (objet) b) objectif au sens de « vrai, de scientifique » : le travail humain donne au monde une vérité qu’il n’avait pas dans la nature. Marx croit que l’histoire a un sens qui est celui de l’évolution des forces productives, laquelle a raison de transformer les ressources naturelles en énergie parce qu’il y a, par exemple, dans l’énergie hydraulique quelque chose de la vérité de l’eau, ou dans la combustion du charbon quelque chose de la vérité du minerai c) objectif au sens de « juste, sensé » : le travail fait sens parce que l’homme s’y crée comme créature capable d’influer sur ces conditions de vie, et donc de s’y constituer comme un être libre. Mais il fait aussi sens parce que il est le moteur de l’histoire, c’est-à-dire l’énergie motrice de ce temps humanisé, socialisé, politisé, qu’est l’histoire.

mardi 28 novembre 2017

Explication du texte de Karl Marx sur l'aliénation de l'ouvrier - Quelques éléments pour comprendre le texte



Avant d’essayer de comprendre le texte, il convient de saisir les sens différents que le terme d’ « aliénation » peut revêtir et de dégager précisément celui ou ceux qui sont visés ici par Karl Marx. Chacun perçoit d’emblée que le ton de ce texte est celui de la critique, de la condamnation contre un mode d’exploitation du travailleur qui va littéralement « l’expulser » de son travail, le placer hors de son action, alors même qu’il en exerce une. Comment peut-on à la fois « se mettre à la tâche » et subir dans le cadre même de l’effectuation de son travail une forme de « déportation », de mouvement de rejet ?
En premier lieu, il faut distinguer « l’aliénation » de « l’extériorisation ». Le travail est une transformation de ce qui nous est extérieur : la matière première, au gré de notre intérieur notre pensée, notre volonté, mais aussi notre condition humaine. L’homme transforme le bois en meuble. Il extériorise sa volonté de créer une chose, son savoir-faire, sa technique, voire, si c’est un artisan, sa sensibilité esthétique dans un « objet » (étymologiquement ob-jactare : jeter devant soi). Le produit sera donc le fruit d’une « expression » typiquement humaine. Nous pourrions même dire une libération. Travailler, c’est produire un effort sur un matériau pour en extraire quelque chose qui vient de nous et ce « nous » peut se concevoir comme « nous les hommes » (technique, culture, transformation d’un paysage naturel en milieu urbain) Cette extériorisation là appartient précisément à notre essence humaine. On pourrait aussi parler « d’expression » : quelque chose de l’homme s’affirme au travers de ce qu’il fait et cette chose est fondamentale, elle est cela même qui fait de l’être humain ce qu’il est, par opposition aux animaux. 
Il faut préciser l’apport de cette distinction entre aliénation et extériorisation dans le texte. Que l’homme s’extériorise dans son travail c’est la manifestation même de sa liberté, l’affirmation de ce qu’il est en tant qu’homme. L’aliénation ne consiste donc pas dans le fait qu’il sorte de lui-même dans son travail (puisque c’est cela même qui lui permet de s’y libérer), mais dans l’impossibilité qu’on lui impose de pouvoir se reconnaître dans l’action de travailler, d’assumer cette extériorisation, de faire le lien entre lui et le fait qu’il produise ainsi qu’avec le produit lui-même.
Le travail consiste à se rendre extérieur à soi-même, c’est-à-dire à se projeter hors de soi par un ouvrage dans l’action duquel on s’exprime, on se reconnaît, on s’affirme, on s’identifie. C’est nécessaire parce qu’on ne peut se reconnaître qu’en s’extériorisant. Mais dans le travail aliéné, cette reconnaissance est « stoppée », éradiquée. Etre un travailleur aliéné ne signifie donc pas que l’on nous rende extérieur à nous-mêmes dans le travail (puisque tout travail est cette extériorisation) mais que l’on nous empêche de nous retrouver nous-mêmes dans l’acte de cette extériorisation de nous-mêmes.
La clé de la compréhension de cette ambiguité (compréhension décisive pour ne pas passer à côté de ce texte) réside dans la réalisation du fait que l’homme n’est lui-même qu’en s’extériorisant de lui-même et en produisant un objet qui soit marqué de son empreinte. Etre humain: cela n’est pas donné, ce n’est pas un fait posé une fois pour toutes, c’est cela même qui se joue dans notre travail, c’est-à-dire dans cette extériorisation incessante de soi au gré de laquelle nous ne cessons de nous inventer nous-mêmes hors de nous-mêmes. La technique, le travail sont l’essence de l’homme, et cette essence n’est jamais achevée. L’homme n’en a jamais fini de travailler à son humanité. C’est ce qui fait que l’essence de l’homme est perfectible alors que la nature de l’animal est achevée, selon Marx. Elle est ce qu’elle est, une fois pour toutes.
C’est une chose de comprendre  qu’un homme peut être dans le cadre de son travail soumis à des cadences infernales, à des conditions difficiles, mais c’en est une autre que de saisir qu’on lui interdit de réaliser dans son travail ce qu’est fondamentalement le travail, soit l’accomplissement de sa condition humaine. On passe ainsi de l’exercice extérieur et momentané d’une force de contrainte physique (qui est dérangeante mais accidentelle et ne remet pas en cause le statut de la victime) à une dénaturation de l’essence de l’homme, à un détournement ontologique de sa condition. Quand nous sommes agressés, nous pouvons nous défendre, mais quand nous sommes « niés », quand on nous dénie le statut d’hommes en nous empêchant d’accomplir le seul acte qui nous permette d’assumer et de constituer notre condition, alors nous sommes aliénés.
On n’insistera jamais assez sur ce dernier point (les élèves qui le comprendront et réfèreront explicitement ou implicitement toute leur explication à cette idée seront forcément avantagés). Dans l’esprit de Marx, c’est là le fondement même du rejet du Capitalisme. Ce n’est pas tant l’extorsion, l’exploitation de l’ouvrier qui posent problème que son aliénation. Si le capitalisme avait développé des rapports avec le producteur qui auraient permis à l’ouvrier d’y réaliser sa condition humaine, c’est-à-dire d’y extérioriser quelque chose de revendicable, d’assumable par une personne humaine, il n’y aurait rien à lui reprocher. On voit mal cependant comment cette reconnaissance de l’ouvrier en tant qu’homme dans l’action même de son travail pourrait s’accommoder de processus d’extorsion ou d’exploitation mais chacune de ces deux injustices faites au travailleur ne sont réellement inacceptables qu’en tant qu’elles sont les résultantes d’une illégitimité fondamentale, ontologique : celle de faire déchoir l’ouvrier de l’action même où se joue son être, son humanité.

Il peut être très éclairant ici, de revenir aux premières scènes du film de Stanley Kubrick : « 2001, Odyssée de l’espace ». Nous y voyons un être animal « conquérir » en un geste sa condition humaine, en comprenant la capacité fonctionnelle d’un os, en le transformant en outil, en saisissant alors le principe même de la modification de la nature qui l’entoure en objets humains, en « milieu » proprement humain. De l’os qu’il lance, on peut, en effet, passer directement à la station orbitale lunaire parce que c’est le perfectionnement incessant et surtout interactif (l’homme transforme le monde qui, à son tour, transforme l’homme et ainsi de suite) d’une espèce par rapport à la nature qui se définit alors comme temporalité, comme un vecteur de progrès technique.
Le travail (considéré comme technique) constitue donc un processus d’humanisation du temps, c’est ce que l’on appelle le progrès. Au sein d’une nature qui ne connaît que des cycles, voilà qu’une créature se détache des autres, et crée « une ligne », un développement linéaire, lequel, au lieu d’être scandé par les mouvements des forces telluriques, météorologiques, thermiques naturelles sera impulsé par des innovations technologiques, sociales, économiques, politiques. L’homme entre dans l’histoire, mais cela signifie qu’il fait advenir dans la dimension exclusivement naturelle des mutations terrestres et cosmiques une temporalité historicisée, sociale, humanisée. Il entre dans un processus « d’historicisation du temps ». C’est sur la venue de ce temps là que nous pourrions fonder la corrélation entre la conquête de l’espace et la réalisation de soi de l’être humain (c’est d’ailleurs exactement sur ce plan là que se situe l’action entière du film de Kubrick).
Si nous appliquons ces dernières remarques à la pensée de Karl Marx, nous pouvons en conclure que si l’exploitation de l’homme (le producteur) par l’homme (le propriétaire des moyens de production) est aussi inacceptable et destructive, c’est précisément parce qu’elle s’insinue dans l’efficience fondamentale de cet accomplissement là, dans le dynamisme ontologique de cette perfectibilité là, l’interaction du « devenir humain » avec le « devenir monde ».
En d’autres termes, c’est comme si la classe dominante, revenant à la naissance de l’humanité décrite par Stanley Kubrick, lui prenait des mains l’outil, la clé de son évolution, et le ramenait à sa condition primitive, celle d’animal n’attendant de la vie que de quoi manger, dormir et se protéger des intempéries.
C’est exactement en ce sens que le philosophe Louis Althusser (1918 –1990), spécialiste de l’œuvre de Marx, parle de l’anti-humanisme théorique du philosophe allemand. Cela ne signifie pas du tout que ses thèses soient hostiles à l’homme d’une manière quelconque, mais plutôt qu’elles n’ont aucunement pour but ou pour fonction de lui donner des raisons d’espérer, de croire en un avenir meilleur. Les thèses de Marx, notamment celles qui décrivent le communisme, l’avènement d’une société sans classes, ne satisfont en aucune manière l’attente des hommes. Elles ne répondent pas au désir des travailleurs d’améliorer leurs conditions de vie. Si le communisme est l’aboutissement logique de l’évolution socio-économique de la société, c’est tout simplement parce que le capitalisme bloque cette évolution, la freine. Le travail, les rapports et les transformations de tout ce qui se noue autour de la production sont le moteur de l’histoire. Or l’exploitation de l’homme par l’homme ralentit, voire fige « ce flux ».
Finalement, ce qui pose problème dans le capitalisme n’est pas tant qu’il exploite les ouvriers, qu’il les contraigne à se vendre comme forces de travail et à perdre ainsi toute possibilité de revendication par rapport à ce que le produit de leur travail devient dans un système d’échanges, c’est surtout qu’au cœur de cette exploitation, les intérêts d’une classe bloque le cours d’un dynamisme historique. Pour être plus clair, Marx ne vise pas le bonheur des hommes mais suit le mouvement de réalisation de l’Homme, son intrication avec le flux d’une temporalité historique dont le moteur est le travail. Quand nous comprenons l’enjeu philosophique de ce qui se joue ici, à savoir l’accomplissement de ce « devenir humain » dans lequel réside l’essence même de notre condition, nous ne pouvons, en effet, qu’être troublé par le caractère dérisoire de ce blocage qui finalement repose sur la sauvegarde des intérêts d’une classe au détriment d’une autre. Dénoncer cette injustice n’est pas le propos et l’on ne voit pas se développer chez Marx une condamnation morale de cette exploitation. Elle est insupportable parce qu’elle retarde le sens de l’Histoire, lequel, de toute façon, finira bien par s’imposer. Elle est matériellement gênante plus que moralement condamnable. Il ne s’agit pas de « faire la leçon » aux hommes mais de les éclairer sur la réalité de leur condition et surtout sur ce qu’elle est en train de devenir.
Ce serait une erreur grave de ranger Marx parmi les philosophes des Lumières. Il n’est pas question de traiter l’Humanité comme une valeur, comme un idéal, mais de partir des conditions matérielles d’existence des hommes, lesquelles s’articulent à la production de biens. L’analyse rigoureuse de ces conditions permet de discerner un mouvement. Les hommes ne travaillent pas pour être heureux mais parce qu’il y a quelque chose de cette extériorisation dans un milieu Autre, de cette projection de soi dans une réalité distincte au gré d’un acte revendicable et assumable qui constitue l’essence de l’homme. Karl Marx ne s’intéresse pas à la condition ouvrière parce qu’elle est affaiblie, opprimée, spoliée, mais parce que c’est elle qui porte en elle le « devenir humain » de notre espèce. C’est par elle qu’ « être homme » s’effectue, se réalise, se matérialise (dialectique du maître et de l’esclave pour Hegel).

Pour bien comprendre ce texte, il faut déjà prendre en compte l’ambiguité du terme : « aliénation ». Sorti du contexte de l’œuvre de Karl Marx, il revêt trois sens :
- Juridique : transfert volontaire de la propriété d’un bien à une autre personne
- Philosophique : dépendance, impossibilité d’atteindre une forme d’autarcie. C’est l’idée même d’une « non-suffisance à soi » radicale. La plupart des philosophies antiques (Stoïcisme, Epicurisme, Cynisme) luttent, en ce sens, contre l’aliénation.
- Clinique : un aliéné est un homme qui ne détient pas ou plus sa raison, c’est-à-dire le principe du contrôle de soi. Il ne s’appartient plus.
Etymologiquement, aliénation vient du latin « alienatio » qui désigne l’acte de céder, de vendre son bien et de « alienus » qui signifie « appartenant à un autre, à un étranger ». On peut situer très précisément sur ce point la différence avec l’utilisation faite par Karl Marx dans ce texte parce que l’étymologie relie l’aliénation à ce que nous avons (être aliéné, c’est être dépouillé de son bien ou le donner volontairement, mais c’est ce qu’on « n’a plus » alors que Marx s’intéresse à l’aliénation en tant qu’elle rend impossible l’acte de correspondre à ce que « nous sommes », de nous reconnaître en tant qu’être. Etre aliéné, pour Marx, c’est être dépouillé non de son bien mais de son essence). Même pour la 3e caractéristique (« enfin le caractère extérieur apparaît dans le fait que le travail n’est pas son bien propre », l’ouvrier ne s’appartient plus à lui-même », abordé sous l’angle de l’avoir, Marx revient à l’être).
Le philosophe Friedrich Hegel qui constitue vraiment la référence essentielle de Karl Marx dans ce texte (Marx s’est toujours situé par rapport à l’œuvre de ce philosophe qu’il a abondamment lue et commentée) utilise le terme aliénation en deux sens (en allemand, Hegel utilise d’ailleurs deux termes distincts : l’un péjoratif, soit l’acte par lequel un être devient étranger à lui-même, perd son essence et un autre très positif, au contraire, qui désigne l’acte de s’extérioriser, de se projeter dans une forme extérieure et de se réaliser dans cette extériorisation.
Or toute la difficulté du texte de Marx réside précisément dans le fait qu’il ne nous parle que du premier sens distingué par Hegel, mais que le second est constamment présupposé, suggéré sans être formulé, explicitement. Que le travail soit l’objet d’une telle dénaturation, d’une telle aliénation de l’humanité de l’ouvrier devient pour nous beaucoup moins obscur quand nous comprenons que l’extériorisation, au second sens, constitue précisément l’acte de réalisation de notre condition humaine. Ce n’est pas le fait que le travail nous fasse sortir de nous qui pose problème, c’est même le contraire : c’est le fait que cette extériorisation de soi par le travail ne soit plus « récupérable », assignable, porteuse de notre essence humaine.
Imaginons un homme qui, devant le miroir, y découvre l’apparence d’un autre homme, voire d’un être monstrueux. Il faut bien sortir de soi, c’est-à-dire se voir à l’extérieur de soi, dans une image distante, pour se reconnaître et dire : « cette apparence est la mienne » (c’est là seconde signification Hégélienne), mais on est aliéné (au premier sens décrit par Hegel) quand cette reconnaissance, cette identification est impossible, comme si la déviation de l’angle du miroir ne nous permettait plus de nous y voir. Le miroir c’est le travail, c’est-à-dire l’acte de sortir de soi pour se retrouver dans l’action de cette transformation de la nature par notre intervention (à cette différence prés que cette reconnaissance est un mouvement qui n’est jamais achevé : c’est ça « l’histoire »). Mais qui a bougé le miroir ? Le capitalisme et la confiscation des produits du travail de l’ouvrier par la « plus value » et les bénéfices engendrés par l’optimisation exponentielle de leur valeur d’échange, lesquels profitent à une classe au détriment de l’autre. Dans ce mouvement ontologique au gré duquel s’active l’efficience dynamique de notre être, des intérêts de classe entrent en compte et retarde la réalisation de cette adéquation à notre essence.
A titre vraiment anecdotique, je ne résiste pas à l’évocation d’une référence cinématographique aussi célèbre qu’incongrue : « Alien » de Ridley Scott. Il y a peu voire aucun rapport avec Marx évidemment. Mais un point mérite d’être souligné, c’est le fait que les aliens sont d’abord des parasites et ont besoin d’un corps vivant pour en sortir « assez spectaculairement » en le déchirant de l’intérieur. Etre aliéné c’est souffrir en soi-même de l’impossibilité de réaliser cette adéquation ou cette reconnaissance. L’ « alien », ce n’est pas tant l’Etranger que celui qui insinue en moi une étrangeté, une altérité tragique, dommageable parce qu’irrévocable et dénaturante. Dans le vaisseau du film de Ridley Scott,  l'alien entre dans la place en sortant du ventre de l'un des membres de l'équipage. L'aliénation consiste à ne plus savoir qui l'on est ».


Interrogation de cours - TES 1


1)    Définissez La conscience spontanée et la conscience réfléchie

2)    Manger ou ne pas manger le fruit : en quoi consiste réellement ce choix imposé à Adam et Eve. Quelle est la conséquence de leur décision ?

3)    Distinguez vivre et exister.

4)    Que veut dire Descartes lorsqu’il écrit dans les « Méditations Métaphysiques » : « enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition: Je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit. » Décrivez sa démarche.

5)    Qu’est-ce qu’un acte performatif selon John Austin ?

6)    Quelles sont selon Freud les trois instances autour desquelles se constitue la psyché de tout individu socialisé ?

7)    Utilisez ces trois instances pour expliquer l’existence d’un Inconscient dans la pensée de cet individu (servez-vous d’un schéma si vous le souhaitez)

8)     Distinguez le sujet de l’énoncé et le sujet de l’énonciation pour Jacques Lacan. Que peut-on déduire de cette distinction par rapport à l’inconscient ?

9)     Distinguez Besoin / Désir / Volonté

10) Quels sont les trois sortes de désirs distingués par Epicure ? Lesquels convient-il de satisfaire à l’exclusion des autres ?

11) Que veut Dire Spinoza quand il écrit dans l’Ethique : « Il ressort donc de tout cela que, quand nous désirons une chose, ce n’est pas parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu’une chose est bonne, c’est précisément parce que nous la désirons. » Selon lui, le désir est-il un manque ?

12) Qu’est-ce que le divertissement selon Pascal ?

13) Quels sont les différents sens que l’on peut donner au terme de « travail » ?

14) Selon Marx, peut-on parler de travail animal ? Pourquoi ? Etes-vous d’accord avec lui ? Justifiez votre réponse.

15) Que signifie : « Etre aliéné(e) » ? Diriez-vous d’un ouvrier travaillant dans une chaîne de montage qu’il est aliéné ? Pourquoi ? Cet ouvrier travaille-t-il vraiment ? pourquoi ?

16) Qu’est-ce que la chrématistique pour Aristote ? Comment peut-on expliquer que notre économie aujourd’hui (le libre-échange) soit totalement investie par de nouvelles formes de chrématistique ? Lesquelles ? Peut-on revenir « en arrière » selon vous ?

17) Pourquoi peut-on dire de Karl Marx qu’il est philosophiquement matérialiste ?

18) Définissez la valeur et l’usage de la force de travail, selon Karl Marx.

19) Qu’est-ce que le surtravail, la plus-value, le salariat selon Marx ?

20) Qu’est-ce qui distingue, d’un point de vue doctrinal, le capitalisme et le communisme ?