dimanche 17 décembre 2017

Cours sur l'art (2)

2) La valeur symbolique : une œuvre d’Art a-t-elle un sens ?
                        b) La question du Sens de l’œuvre 

Ce n’est pas pour autant que nous avons tranché la question du sens de l’œuvre. Le poème de Ghérassim Luca pourrait nous apparaître comme absurde puisqu’aucune règle de la grammaire n’est vraiment respectée. Pourtant, nous comprenons bien le message de l’œuvre et nous le comprenons d’autant mieux qu’il est mal exprimé, incorrectement exprimé. Nous n’avons donc pas affaire au sens habituel d’un énoncé linguistique dans lequel c’est de la mise en relation de mots dont chacun assure une fonction dans une phrase que naît la signification. Le linguiste Roman Jakobson (1896 – 1982) met en évidence dans la compréhension d’un énoncé l’interaction entre son axe syntagmatique et son axe paradigmatique. L’axe syntagmatique désigne les groupes en présence dans « une » phrase. « Je prends le train » et « le chat mange la souris » sont deux énoncés différents mais qui suivent le même axe syntagmatique, c’est-à-dire que le sujet (Je et le chat) exerce une action (prendre et manger) sur l’objet (le train et la souris). Cela signifie que je ne saisis pas seulement le sens de cette phrase parce que je fais valoir les différences entre les trois syntagmes présents mais aussi parce que je maîtrise l’axe paradigmatique et situe d’emblée la phrase en lui appliquant un sens schématique vertical le je et le chat sont des paradigmes du sujet, prendre et manger sont des paradigmes du verbe, la souris et le train sont des paradigmes de l’objet. Autant d’un point de vue syntagmatique, on ne peut pas changer la place des termes sans transformer le sens ce qui revient à poser que les termes en présence ne sont pas du tout interchangeables. Autant d’un point de vue paradigmatique, au contraire, n’importe quel terme pourrait aussi bien valoir dans une structure : sujet/verbe/complément. Nous saisissons le sens de ce que l’on nous dit parce que nous faisons jouer constamment et ensemble ces deux axes dans la réception d’un énoncé.
Mais, dans le poème de Luca, on ne peut plus référer les différences des termes mis en présence (axe syntagmatique) à des différences paradigmatiques (sujet/verbe/complément). C’est comme si, dans le jeu des différences mises en présence : « Je te clavecin / Tu m’oiseau / etc, l’ordre des différences en absence  était invalidé, impossible à appliquer : on ne sait pas vraiment quelle est l’action puisque il n’y a plus de verbe. « Je te clavecin, tu m’oiseau » : ça veut dire quoi ? Privé de l’effet d’élucidation de l’axe paradigmatique qui permet de faire valoir des relations fonctionnelles entre les différents groupes de syntagmes, nous sommes confrontés à deux options : soit rejeter ces énoncés comme absurdes, de purs non-sens, soit nous « avouons » que nous comprenons bien le sens, mais confusément : l’auteur « veut dire que de l’action du je sur le te et du tu sur le « m’ » naissent des mots qui sont comme des atmosphères, des ambiances, comme si la proximité érotique du corps de l’être aimé créait une nouvelle grammaire au fil de laquelle des noms, c’est-à-dire des substantifs (donc des substances) se voient ramenés à l’action d’un corps sur un autre corps (donc un verbe). Dans cet entredeux, c’est une nouvelle syntaxe du rapport de l’homme avec le monde qui voit le jour.
Nous comprenons ainsi d’où vient le sens de l’œuvre. Quand nous saisissons le sens d’un énoncé linguistique courant, usuel, nous le faisons toujours à partir des principes donnés, implicites d’une structure acquise presque depuis toujours : la grammaire de notre langue maternelle. C’est à partir de ces principes que l’axe syntagmatique des différences valant entre les termes présents de la phrase sont automatiquement catégorisés et organisés au gré de l’axe paradigmatique. Cet axe est toujours celui du passé, celui prévalant dans notre apprentissage de la langue. Or, dans le poème de Luca, cette référence à la structure grammaticale de notre langue maternelle (axe paradigmatique) est invalidée. La totalité du poème est une suite de néologismes, et plus encore de solécismes (la forme existe mais la syntaxe est brouillée). Il nous revient donc soit de refuser à ce poème le statut d’œuvre (mais cela nous conduirait à cette étrangeté qui consisterait à soutenir qu’un poème doit se lire comme un énoncé linguistique courant et peu de poèmes trouveraient grâce à des yeux continuellement parés de lunettes à verres « correcteurs « (« qui peut être assez aliéné pour parler à sa douleur ? » reprocherions-nous à Baudelaire), soit au contraire, nous acceptons tout, c’est-à-dire en l’occurrence la possibilité pour l’axe syntagmatique de redistribuer complètement la donne de l’axe paradigmatique. Ce n’est plus à un énoncé de se soumettre aux règles préexistantes d’un usage, c’est plutôt à de nouvelles règles de s’élever à partir d’un énoncé à tous égards « imprévisible ».

Il n’existe pas d’œuvre d’art sans que s’y accomplisse le double mouvement d’éradication des règles anciennes et l’avènement d’une nouvelle structure d’où émerge un nouveau sens du Sens lui-même. Nous ne comprenons jamais le sens d’une œuvre d’une autre façon qu’en suivant le jeu de référence qui s’instaure de l’œuvre elle-même. Il faut donc être cultivé pour apprécier une œuvre d’art si par « cultivé », nous désignons en nous cette ouverture d’esprit nous rendant capables de voir se forger au fil de l’œuvre même le nouveau système de référence à partir duquel se constitue un tout nouvel ordre de compréhension. Ce qui « œuvre » dans une œuvre, c’est précisément ce nouveau sens à partir duquel elle se comprend, comme un ustensile qui nous imposerait par l’émergence d’une ergonomie incompréhensible selon les anciens usages, les principes mêmes d‘un nouveau mode d’emploi.

Toute œuvre d’art est donc un message crypté par sa propre aptitude à renouveler les codes mêmes de sa compréhension. Les tableaux sont à eux-mêmes les nouveaux codes picturaux à partir desquels ils émettent un sens. Ils prennent le risque assumé de nous déplaire, de nous scandaliser parce que notre mouvement naturel et paresseux est de leur appliquer une grille de lecture et d’interprétation ancienne. Ce que « disent » les peintures de Jérôme Bosch est beaucoup plus complexe que la peur d’aller en enfer parce que les tableaux sont cryptés, fourmillant de figures démoniaques et improbables qui sont autant de symboles exclusivement décryptables à partir d’une autre grille de lecture que celle qui prévalait dans l’Herméneutique (science de l’interprétation) religieuse. Le tableau est Sens à lui tout seul  comme si l’œuvre délivrait simultanément son message et le dictionnaire qui permet de le saisir. Nous n’avons donc pas d’autre choix que d’accepter l’œuvre et d’écouter ce qu’elle nous dit à partir de ce qu’elle est. Elle est donc une manifestation de sens qu’il nous est impossible de dépasser ou de dissimuler derrière la portée de son message. Dés que nous nous risquons à réduire l’œuvre derrière un sens « exprimé », un message, comme si ce qu’elle est pouvait se dire dans les expressions de « l’avant-œuvre » nous passons nécessairement à côté de ce qu’elle est. Ce qu’elle est, c’est ce qu’elle dit et ce qu’elle dit, c’est « qu’elle est ». « Une œuvre n’est ni achevée, ni inachevée. Elle est. Ce qu’elle nous dit, c’est exclusivement cela : qu’elle est et rien de plus. Quiconque veut lui faire dire autre chose ne dit rien. » Finalement de l’œuvre nous pourrions exactement dire la même chose que ce que le philosophe Emmanuel Lévinas exprime à l’égard du visage, à savoir qu’il est sens à lui tout seul :
« Le visage est signification, et signification sans contexte. Je veux dire qu’autrui, dans la rectitude de son visage, n’est pas un personnage dans un contexte. D’ordinaire, on est un « personnage » : on est professeur à la Sorbonne, vice-président du Conseil d’Etat, fils d’untel, tout ce qui est dans le passeport, la manière de se vêtir, de se présenter. Et toute signification, au sens habituel du terme, est relative à un tel contexte : le sens de quelque chose tient dans sa relation à autre chose. Ici, au contraire, le visage est sens à lui seul. Toi, c’est toi. En ce sens, on peut dire que le visage n’est pas « vu ».
                                        Emmanuel Lévinas (1906-1995), Ethique et infini (1982)
Affirmer que le visage n’est pas vu signifie qu’il n’est pas réductible à un « contenu » que notre vision pourrait enfermer, limiter, circonscrire. Il n’est pas davantage un objet de vision qu’une toile, qu’une sculpture ou qu’une installation artistique. Quand nous apercevons un visage au milieu des autres éléments d’un décor, il se produit à son endroit un décalage au niveau de la perception. Je vois les objets, je rapporte leur présence à d’autres éléments comme si chacun d’eux contribuait à l’installation du décor précisément. Supposons que j’aperçoive par exemple un agent en uniforme qui assure la circulation. Tant que je fixerai mon attention à son uniforme, je rattacherai sa présence à sa fonction et rien ne manifestera alors quoi que ce soit de différent ou « d’anormal ». Je verrai cet agent, c’est-à-dire que j’intégrerai sa présence à un contexte : assurer la circulation.
Mais voilà que mon regard s’oriente vers son visage et je réalise alors qu’il y a dans sa présence quelque chose que l’on ne peut pas résorber dans sa fonction. Cette personne « n’est pas » agent de la circulation ou du moins cette fonction lui a été assignée de l’extérieur, elle ne qualifie pas le fait qu’elle soit, qu’elle existe d’abord et fondamentalement par elle-même. Elle est agent comme elle aurait tout aussi bien pu être n’importe quoi d’autre. Ce qu’elle est de façon moins négociable, plus authentique, c’est précisément cette expression étrange que son visage ne cesse de signifier et qu’aucun élément extérieur ne me permet de situer, d’englober, de décrypter. Un visage peut bien m’envoyer un message décryptable en me souriant par exemple mais il ne s’agira que d’un message momentané, circonstanciel qui ne recouvrira aucunement ce qu’il est structurellement, c’est-à-dire cette suite inextinguible dans lequel il consiste : même un visage endormi, voire mort envoie du sens. Le visage « est » émission de sens, qu’il m’envoie intentionnellement de temps à autre tel ou tel message est purement anecdotique et ne décrit aucunement la réalité dans laquelle il consiste : à savoir pure expressivité sans contenu assignable. Le visage ne cesse de dire sans que l’on puisse jamais le réduire à un « dit » en particulier, ou plus encore, il n‘est rien de ce qu’il dit qui ne soit compréhensible indépendamment de ce qu’il est, du fait qu’il soit. Comme le visage, l’œuvre est sens à elle toute seule.
3) L’Art : « être-au-monde en tant qu’homme » (Hegel) ou « être-à-l’homme en tant que monde » (Heidegger) ?
Dans une conception beaucoup plus classique, Hegel essaie également de situer l’œuvre en tant qu’expression. Il la distingue fondamentalement du signe linguistique :
« Le but de l'art, son besoin originel, c'est de produire aux regards une représentation, une conception née de l'esprit, de la manifester comme son œuvre propre ; de même que, dans le langage, l'homme communique ses pensées et les fait comprendre à ses semblables. Seulement, dans le langage, le moyen de communication est un simple signe, à ce titre, quelque chose de purement extérieur à l'idée et d'arbitraire.  L'art au contraire, ne doit pas simplement se servir de signes, mais donner aux idées une existence sensible qui leur corresponde. Ainsi, d'abord, l'œuvre d'art, offerte aux sens, doit renfermer en soi un contenu. De plus, il faut qu'elle le représente de telle sorte que l'on reconnaisse que celui-ci, aussi bien que sa forme visible n'est pas seulement un objet réel de la nature, mais un produit de la représentation et de l'activité artistique de l'esprit. L'intérêt fondamental de l'art consiste en ce que ce sont les conceptions objectives et originelles, les pensées universelles de l'esprit humain qui sont offertes à nos regards. »
                             GWF Hegel -  Esthétique

De la même façon que nous exprimons notre pensée par des mots, l’œuvre d’art exprime quelque chose de propre à son auteur, mais il serait très hasardeux d’en déduire que cette expression serait, dés lors, subjective. C’est même le contraire. Une œuvre est l’expression pure de l’esprit humain, la manifestation sensible d’une idée, c’est-à-dire ce par quoi de l’intelligible vient aux sens, concrètement.
Le rapport du signe à l’idée exprimée est dans le langage complètement arbitraire. Il n’y a aucun rapport direct entre le mot chien et l’idée de chien. N’importe quel autre terme aurait pu faire l’affaire. C’est là ce que Ferdinand de Saussure appellera l’arbitraire du signe. Au contraire, il y a dans l’œuvre un rapport direct, effectif entre ce qu’elle est et l’idée dont elle est le signe.

                              
Ce qui s’exprime dans l’œuvre, c’est donc l’accomplissement  d’un rapport non plus arbitraire mais objectif entre le signifié et le signifiant. L’œuvre  d’art est le signe « non arbitraire » de l’idée. Cela signifie que nous n’avons pas à faire devant l’œuvre à un signe conventionnel, c’est-à-dire à une image acoustique (Mai / son) sur laquelle une communauté d’hommes liés entre eux par la même langue se serait entendue pour lui faire signifier tel concept (celui de la maison). Dans cette optique, « Le cri » de Munch est la représentation sensible de l’idée même d’ « angoisse », de mal-être existentiel. Cette œuvre nous fascinerait dés lors parce que Munch aurait réussi à exprimer exactement la représentation concrète de cette terreur d’exister, d’être au monde. De même les souliers de Van Gogh exprimerait comme l’essence physique de la détresse du travail de la terre, etc.

Nous mesurons ainsi la différence profonde qui sépare Hegel et Heidegger : faut-il considérer qu’une œuvre demeure le signifiant d’un signifié, c’est-à-dire une certaine façon (très particulière puisque non arbitraire) de s’exprimer, de parler, de « vouloir dire » quelque chose intentionnellement, auquel cas, nous définissons l’œuvre d’art comme le produit spécifique de la conscience humaine, ou bien convient-il de situer l’œuvre dans une perspective ontologique, comme dévoilement du processus au gré duquel  des instants de réalité, ce que l’on pourrait appeler des clichés (une paire de chaussure, les couleurs d’un soleil couchant sur le pont d’un fjord, des ritournelles (Ravel)) viennent au monde. Dans cette dernière conception, loin d’incarner le mouvement d’une intention, d’une conscience humaine, l’œuvre serait le résultat de l’attention la plus désocialisée et la plus physiquement impliquée qu’un homme puisse porter sur le monde, et plus encore finalement sur « ce qui est ».
L’art désigne-t-il une pratique permettant à l’être humain de s’inscrire dans la nature, d’y imposer des œuvres qui soient authentiquement des marques de son esprit et plus encore de ceci qu’il est esprit, ou bien, au contraire, « ce qui reste » quand l’artiste se défait de toutes ces façons humaines, trop humaines, de catégoriser la réalité (langage), d’apprivoiser la nature (culture), de s’approprier ses éléments et ses forces (technique) ? L’Art est-il une affirmation de l’homme en tant qu’homme (conscience et esprit) ou bien au contraire l’expression de ce dépouillement au gré duquel l’artiste dépasse ou transgresse, ou encore subvertit (on pourrait dire aussi : « comprend » mais en anglais : « under / stand » : se tient dessous) sa condition humaine pour ne plus assumer que ce statut minimal de simple présence, l’assumer pleinement et réaliser dans l’efficience de cette plénitude ce que l’on pourrait appeler une « œuvre-témoignage » (inconscience et corps) ?
C’est ici probablement que se joue l’opposition la plus haute entre deux conceptions vraiment irréconciliables et également cohérentes de l’Art. Autant l’homme vise à se faire reconnaître en tant qu’homme pour la première perspective, autant il n’aspire qu’à rentrer dans l’anonymat dans la seconde, qu’à se défaire de toutes les marques de distinction honorifiques pour ne prêter attention qu’au processus au gré duquel des formes, des volumes, des sons viennent au monde et s’y contractent dans l’émergence d’un temps présent. La position de Hegel est sans ambiguité à cet égard. La fin du passage cité énumère les trois conditions nécessaires à ce qu’une œuvre d’art soit : a) elle doit « renfermer un contenu », être physiquement là, c’est-à-dire manifester quelque « chose » (même s’il s’agit moins d’une chose que d’une idée, c’est-à-dire de l’intelligible rendu sensible par l’œuvre) b) Mais il importe précisément que cette présence soit « humaine », c’est-à-dire qu’elle fasse signe dans sa manifestation de ceci qu’elle est le résultat d’une conscience, d’une pensée et non une réalité naturelle c) L’art a donc bel et bien un intérêt, un « devoir » : celui de faire voir, toucher, entendre de « l’universel », des concepts, comme si dans l’Art enfin, l’esprit pouvait s’imposer physiquement dans une forme qui ne se contente pas de rester idéale ou plutôt « idéelle ». Une œuvre, c’est de l’idée faite « chair ». Nous y retrouvons exactement toutes les caractéristiques de la pensée la plus haute, la plus abstraite : l’universalité, l’objectivité, la justice (non-partialité), la beauté, etc. mais sous la forme d’une efficience tangible, insistante, sensible. Le trouble que nous éprouvons devant ces toiles ou à l’écoute de ces musiques, c’est d’y faire l’expérience physique d’une réalité intelligible : Mozart saisit la forme universelle de l’hommage aux défunts dans le « requiem », Bach de l’allégresse du fidèle dans la cantate 147: « que ma joie demeure », etc.
Qu’est-il possible d’opposer à cette conception de l’art ? Peut-être qu’elle situe la célébration de la réalité par l’œuvre dans une perspective trop philosophique, trop intellectuelle, et surtout pas assez physique, involontaire. Si la conception de Hegel est exacte, alors une œuvre s’adresse d’abord à l’intellect du spectateur ou de l’auditeur auquel il reviendrait de saisir l’incitation à s’élever vers le concept que serait l’œuvre. Mais nous verrions mal dans ce cas à quel intellect des œuvres comme celles de Zoran Music : « nous ne sommes pas les derniers » s’adressent. S’agit-il de comprendre en les contemplant la réalité des corps martyrisés dans les camps de la mort nazis ? Est-ce vraiment un intérêt d’ordre intellectuel, philosophique, historique, moral qui a motivé leur exécution ? Music voulait-il porter témoignage de ce qu’il s’était passé pour que nos retenions la leçon, comme un père de famille sermonnant ses enfants ? Quel serait « l’universel » incarné par ces tableaux, l’intelligible qui s’y verrait traduit sous sa forme sensible ? Qu’est-ce qui pourrait ici être à la gloire de l’universel humain, porter témoignage de la grandeur et de la dignité de la pensée humaine ? 

Rien de ce qui est décrit ici n’est encore humain et pourtant c’est encore « célébré ».  L’art c’est l’effort produit par un homme pour rendre compte « de ce qui est » autrement qu’en tant qu’homme et finalement de telle sorte que plus rien d’humain ne vient interférer dans la réalisation de ce qui est. Qu’un être humain puisse, au milieu de ces charniers, percevoir la grâce des cadavres et des squelettes, saisir la subtilité de coloration de l’ouvrage de décomposition des corps et s’efforcer de la rendre sans jugement, le plus fidèlement possible, qu’il se révèle ainsi capable de célébrer, dans l’expérience la plus pure de l’inhumanité des hommes, l’efficience surhumaine de la nature est la claire manifestation de la puissance de l’Art.


La description, par Zoran Music lui-même, de cette « transe » qui s’empara de lui, lorsqu’il sentit en lui la nécessité de dessiner au milieu des charniers  de Dachau rend bien compte de la limite de la conception hégélienne de l’Art : « Je dessinais comme en transe, m’accrochant morbidement à mes bouts de papier. J’étais comme aveuglé par la grandeur hallucinante de ces champs de cadavres. Tout en dessinant, je m’agrippais à mille détails : quelle élégance tragique dans ces corps fragiles ! Des détails si précis : ces mains, ces doigts minces, les pieds, les bouches entrouvertes dans une ultime tentative de happer encore une bouffée d’air. Et les os recouverts d’une peau blanche, à peine bleuie. Et la hantise de ne point trahir ces formes amoindries, de parvenir à les faire parler, aussi précieuses que je les voyais, réduites à l’essentiel. »


Music n’évoque à aucun moment l’universalité édifiante de l’horreur qu’il s’agirait d’incarner ici par le dessin. Il n’est pas question d’imposer à l’homme l’élévation de pensée d’une quelconque conceptualisation ou prise de conscience humaine de telle ou telle réalité. Il s’agit simplement de se tenir au plus près de la grâce du tableau, de saisir ce qui fait de cette expérience, dans l’instant même où lui Music la vit, une vérité, une justesse, une exactitude, de la même façon que van Gogh s’efforce de ne pas trahir les déformations imposées par les travaux de la ferme au cuir de la chaussure. Tout du réel tombe « à point nommé ». Ce qui est « est » et vient à la réalité « de cette façon ». On peut toujours, après coup, alourdir le propos de Zoran Music mais  ce serait trahir son témoignage, lui donner, malgré lui, une portée morale, édifiante, historique ou philosophique, le dépouiller de tout ce que son geste revêt de profondément artistique :
« Mais le mortel et le monstrueux,
Comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ?
- Je célèbre »
                                        Rainer Maria Rilke

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