lundi 4 décembre 2017

l'Art (cours 1)


Introduction : l’œuvre comme célébration

Quels sont les signes attestant que nous sommes en présence d’une œuvre ? Avant d’évoquer les notions de beauté, d’émotion, de ravissement éventuels, il faut d’abord réaliser que toute œuvre est une action exercée sur des forces, sur la lumière (peinture), sur le son (musique), sur l’espace et le volume (sculpture), sur la puissance d’évocation du symbolique (écriture), sur la cinétique et l’image (cinéma), etc. Toute œuvre d’art consiste dans la manifestation d’une certaine modulation des forces. Mais de quelle autre chose pourrions-nous dire le contraire ? N’est-ce pas finalement une manière un peu précieuse d’affirmer simplement que l’art est une « production », un moment de vie, bref une certaine réalité ?
Il nous faut spécifier cette modalité d’intervention physique de l’œuvre. Un objet ou un processus techniques s’applique à une force pour en retirer un bénéfice humain. La force naturelle est impactée de telle façon qu’elle sera détournée en faveur d’une action humaine, utile aux hommes. Le développement de la technique va de pair avec la rentabilisation humaine de la nature : le moulin se sert de la force de l’eau ou du vent, l’agriculture tire avantage de la croissance de la terre, etc. Une œuvre, au contraire, ne réalise aucun détournement intéressé, optimisant de la force sur laquelle elle s’exerce.  Un tableau consiste bien dans le jeu de variations d’une certaine composition de motifs et de couleurs visant à produire un effet de la force lumineuse (et sur elle)  mais la lumière est moins détournée à des fins humaines que « captée » dans la toile. 

Aucune œuvre ne décrit mieux le rapport artistique de l’homme à la nature et cette  capture des forces que « le cri » de Edvard Munch. La forme centrale perçoit son immersion dans une réalité au sein de laquelle ne cessent de s’exercer des forces comme un étau dans lequel il est moins piégé que sommé de crier, de s’exprimer, d’être artiste. Ce « cri » perçu habituellement comme un signe de détresse peut tout aussi bien, voire mieux, se concevoir comme un chant, comme une clameur, comme une plainte si l’on y tient vraiment mais alors une plainte « élégiaque ». On pourrait décrire l’œuvre comme le cri poussé par la créature humaine lorsque elle réalise qu’elle est prise dans un univers de forces dont il n’est pas du tout question de tirer avantage pour constituer un monde humain sur le fond d’un univers naturel, mais, bien au contraire, dont il s’agit seulement de souligner la puissance, de la célébrer, comme dirait le poète Rilke :

« Ô, dis-moi poète, ce que tu fais
- Je célèbre
Mais le mortel et le monstrueux,
Comment l’endures-tu, l’accueilles-tu ?
- Je célèbre
Mais le sans nom, l’anonyme
Comment poète, l’invoques-tu cependant ?
- Je célèbre
Où prends tu le droit d’être vrai
Dans tout costume, sous tout masque ?
- Je célèbre
Et comment le silence te connaît-il, et la fureur
Ainsi que l’étoile et la tempête ?-
- Parce que je célèbre. »
                                           Rilke

Grâce à Edvard Munch et à Rainer Maria Rilke, nous disposons d’une première définition de l’œuvre : elle est une célébration, c’est-à-dire une mise en perspective de la présence de l’homme dans l’univers qui n’induit aucunement l’utilisation du second par le premier. L’œuvre n’est pas un objet, un manifeste, ni un message, elle est d’abord une certaine modalité de présence, d’attention au monde, incluant dans sa manifestation la notion de célébration. En tant que telle, toute activité artistique se distingue pareillement  de la technique et de la science parce que la première utilise et tire un profit pratique du monde (Heidegger parlerait d’une annexion) alors que la deuxième essaie de le percer à jour, de le rendre clair et transparent. L’œuvre d’art n’est ni une intervention, ni un jugement. Elle se définit par une forme d’attentisme, de neutralisation.

Ce sont très exactement ces deux caractéristiques que nous retrouvons dans l’émotion, voire le trouble inhérent à toute prise de contact avec une œuvre authentique. Nous vivons, en effet, quotidiennement au milieu d’objets techniques, qui portent dans les contours mêmes de leur ergonomie la marque de l’utilité qu’elles revêtent pour l’homme. Les ustensiles présents dans notre habitation nous désignent comme « le maître des lieux » et nous proposent autant de choses à faire que de personnes à être. Une fois rentré chez moi, je suis « l’élu », le monarque auquel les objets, comme autant de « sujets », adressent la supplique incitative de leur plastique : la télé braque vers moi cet « œil vide » de la tentation d’un programme, l’ordinateur d’une consultation de comptes ou de moteurs de recherches, etc. Dans cet environnement, nous sommes continument acteurs de procédures diverses. Tout semble arrangé pour nous « divertir » de la présence à notre esprit d’une vérité dont le moins que l’on puisse dire est qu’elle est pourtant d’une évidence incontournable : nous sommes au monde avant de pouvoir le comprendre et l’utiliser.
Quelque chose de la réalisation de cette présence neutre et effective contient la vérité stricte, car ponctuelle, de notre existence « donnée », et non construite. Tout ustensile se définit par cette incitation à la vie artificielle, active et distrayante. L’œuvre, au contraire est une présence énigmatique, indéchiffrable, murée dans l’opacité d’une évènementialité sans horizon ni fin. « Il y a » cette séquence de sons dit telle musique, « il y a » cette variation chromatique, dit tel tableau, « Il y a » ce flux cinétique de stimulations visuelles et sonores, dit tel film.
-  Mais pour quoi ? » Demandons-nous, pris que nous sommes dans la dynamique utilitaire de notre environnement d’usagers invétérés ? Et la réponse de la musique, de la toile et du film est invariablement la même : « Parce que je célèbre ».

Lorsque nous nous trouvons en présence, par exemple dans le domaine des arts plastiques, d’œuvres aussi différentes que « La Joconde » de Léonard de Vinci, que « Le cri » d’Edvard Munch ou de « Une et trois chaises » de Joseph Kosuth, nous sommes maintenant à même de réaliser ce qui les définit toutes en tant qu’œuvres d‘art, soit précisément « cet attentisme de la célébration » car chacune à sa façon célèbre une présence, une façon d’être à un motif, à une situation à une idée, chacune nous révèle ce qui « est » et attire notre attention sur « ce qu’il y a », et c’est en cela qu’elle nous trouble d’abord, bien avant de nous charmer par la beauté des formes (la Joconde) de nous communiquer un sentiment (l’angoisse du cri) ou de nous interroger sur la question du rapport de l’image, de la chose et du symbole (J. Kosuth). Mais alors pourquoi certains d’entre nous sont-ils tentés de refuser à cette dernière installation le statut d’œuvre ?  Parce qu’il leur apparaissait comme une évidence qu’une œuvre devait désigner l’émergence d’une réalité remarquable. Qu’y-a-t-il de remarquable dans une chaise, une photo de chaise et une définition de ce qu’est la chaise ? Rien si, par « remarquable », on entend « quelque chose de spectaculaire » mais tout si, par ce terme, on désigne une mise en situation susceptible de neutraliser l’effet d’occultation de l’objet par sa fonctionnalité. Ce qui nous choque dans l’installation de Kosuth, ce n’est pas vraiment que l’artiste n’ait rien fait mais que la chaise « apparaisse », qu’elle ose se montrer à nous sans nous servir, sans nous proposer de nous asseoir. Quelque chose de la domination de notre statut d’être humain sur les objets se trouve neutralisée dans cette œuvre, et la chaise en tant que pure présence est simplement « remarquée », « célébrée ». Dés lors, elle se dévoile à nous telle qu’elle est : comme une statuette en bois sur laquelle nous avons pris l’habitude, à tous égards « sacrilège », de nous asseoir.


1) Œuvre, dévoilement, valeurs et fonctions

a)    Le dévoilement (alèthéia)

Etymologiquement Alétheia signifie « hors du Léthé », (fleuve de l’oubli dans la mythologie grecque) et désigne un processus de dévoilement qui nous permet de faire l’expérience de la vérité. Nous percevons la vérité d’une chose ou d’un être quand nous parvenons à l’extraire du voile de la dissimulation ou de l’habitude que la Doxa (l’opinion) a interposé entre lui et nous. Il y a donc de la vérité dans l’apparition de cet être ou de cette chose mais à condition que nous soyons capable de le saisir « en tant qu’être » (ontologie). Selon le philosophe allemand Martin Heidegger (1889 – 1976), cette conception de la vérité prévalait avant Platon (chez les Présocratiques) mais ce philosophe (et cela se voit notamment dans l’allégorie de la caverne – La République Livre 7) a contribué à discréditer « l’apparaître » sensible de l’être au bénéfice de sa conceptualisation « idéelle », comme si la vérité supposait l’abstraction, la généralisation de ce qui se manifeste à nos sens.
Il s’agit donc pour lui de redonner sens à cette notion de dévoilement et de revenir de ce discrédit de l’apparition provoquée par l’influence (écrasante) de la philosophie de Platon. C’est dans cette perspective que nous pouvons selon lui situer et comprendre la notion d ’ « œuvre ». Qu’est-elle en fait ? Le processus de ce dévoilement qui nous permet de ressaisir l’être dans l’événement de son apparition sensible et c’est exactement ce que l’artiste accomplit.
Devant la toile de Van Gogh, Heidegger fait d’abord remarquer l’effet de « focalisation » du tableau. Il n’y a que ces souliers usés, abandonnés mais aucun autre élément ne fait signe d’une « histoire » ni d’un passé : pas de terre collée à la semelle, pas d’autre objet, juste des souliers. Et pourtant ces souliers évoquent par eux-mêmes une vie difficile, laborieuse. On n’imagine pas la personne portant ses souliers riche, heureuse, comblée. Il n’y a que des chaussures qui sont « là » mais dans cette présence nue, quelque chose de la totalité d’une condition d’existence âpre et dure est exprimée. Finalement de ces chaussures, tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’elles ont servi et qu’elles sont laissées dans un tel état d’abandon qu’elles serviront encore le lendemain. La déformation du cuir usé est empreinte d’un usage quotidien et de la totale indifférence de la propriétaire (on sait que ce sont les souliers d’une paysanne) :

« Mais le dépérissement comme tel, auquel les choses de l’usage doivent leur banalité ennuyeuse et importune, n’est qu’un témoignage de plus en faveur de l’essence originelle de l’être-produit. La banalité usée des produits arrive alors à se faire valoir comme l’unique et exclusif mode d’être propre au produit. On n’aperçoit plus que l’utilité toute nue. Elle fait croire que l’origine du produit réside dans sa simple fabrication, laquelle impose à une matière une forme. Et pourtant, en son authentique être-produit, le produit vient de plus loin. La matière et la forme, ainsi que la distinction des deux, remontent elles-mêmes à une origine plus lointaine. Le repos du produit reposant en lui-même réside en sa solidité. C’est elle qui nous révèle ce qu’est en vérité le produit.(…) L’être-produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? Non pas au moyen de la description ou de l’explication d’une paire de chaussures réellement présentes ; non pas par un rapport sur le processus de fabrication des souliers ; non pas par l’observation de la manière dont, ici et là, on utilise réellement des chaussures. Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé. La proximité de l’œuvre nous a soudain transporté ailleurs que là où nous avons coutume d’être. L’œuvre d’art nous a fait savoir ce qu’est en vérité la paire de souliers. Ce serait la pire des illusions que de croire que c’est notre description, en tant qu’activité subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire ensuite dans le tableau. Si quelque chose doit ici faire question, c’est que nous n’ayons appris que trop peu à proximité de l’œuvre, et que nous ne l’ayons énoncé que trop grossièrement et trop immédiatement. Mais avant tout, l’œuvre n’a nullement servi, comme il pourrait sembler d’abord, à mieux illustrer ce qu’est un produit. C’est bien plus l’être-produit du produit qui arrive, seulement par l’œuvre et seulement dans l’œuvre, à son paraître. Que se passe-t-il ici ? Qu’est-ce qui est à l’œuvre dans l’œuvre ? La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en vérité. » 
Comment avons-nous réalisé, simplement par la proximité de l’œuvre, la vérité des conditions d’existence dont ces chaussures portent témoignage. Elles expriment un monde, une façon d’être au monde mais elles n’en font signe que par leur mode d’apparaître. On pourrait même dire que c’est exactement dans la mesure où elles sont « murées » dans ce que Heidegger appelle leur « solidité » qu’elles expriment l’essence d’une réalité. L’effet de vérité produit par la toile est comparable à l’opération de « raffinage » en chimie, c’est-à-dire de purification. Quand percevons-nous que nous sommes devant une œuvre ? Quand l’expérience que nous vivons dans la proximité de cette œuvre n’est pas « banale », c’est-à-dire quand nous ressentons un trouble. Une vérité nous est révélée mais devant cette toile, précisément, ce qui nous est révélé, c’est le quotidien, c’est simplement le dépérissement d’un objet tellement rudoyé par le travail qu’il est laissé là, abandonné, sans considération. Ces chaussures sont « laissées là » mais dans ce état de déréliction et de désintéressement il y a la totalité de ce que c’est pour elles que « d’être là », et c’est en cela que réside l’effet de vérité de l’œuvre.
Heidegger essaie ici de nous faire saisir d’où vient l’effet de réalisation de toute œuvre d’art, cette sorte d’acquiescement, de consentement à sa manifestation. Nous entendons tel accord d’une musique et quelque chose en nous adhère à cet accord : « oui, c’est exactement ce qu’il fallait à ce moment là de la mélodie, aucun autre accord n’était possible et pourtant nous n’avons peut-être aucune connaissance musicale et nous écoutons ce morceau pour la première fois. De la même façon devant cette toile, indépendamment de tout jugement de goût voire de la moindre sensation de ravissement (il n’est vraiment pas question de se demander si ces chaussures sont « belles »), nous avons la certitude que cette toile est vraie, qu’elle ne ment pas. Mais d’où vient cette sensation ? C’est dans le cadre de la réponse à cette question qu’il faut situer ce qu’Heidegger appelle « le dévoilement », ou bien encore ici « l’être produit du produit ». Cet objet quelconque utilisé par sa propriétaire de façon quelconque est simplement peint, célébré dans tout ce que ce dénuement a de purement « donné ». Rien n’est rajouté par Van Gogh. On pourrait croire qu’il a voulu créer des effets mais c’est faux. Il n’a fait que peindre ce qui était « là » dans sa pure émergence. Il nous faut considérer toute œuvre comme un « surgissement », un électrochoc qui court-circuite la réflexion, le jugement, l’usage en nous plaçant autoritairement devant l’évidence d’une vérité que nous essayons de nous dissimuler à nous-mêmes la plupart du temps : à savoir que « les situations que nous vivons « sont » avant d’être qualifiables, descriptibles ou exprimables ». Au sens littéral du terme, la réalité est « inqualifiable », comme on le dit de ces conduites que nous désapprouvons moralement et c’est cette immédiateté là, cette apparition inqualifiable que l’artiste saisit. Van Gogh ne peint pas ici « ce que sont » ces chaussures mais l’événement de leur venue au monde, le fait qu’elle soient, la réalité pure et donnée de leur efficience plastique, ce que Heidegger appelle leur « solidité ». Si le terme d’essence peut être employée pour définir l’opération de purification que l’œuvre impose à la réalité c’est seulement parce que l’essence de ce qui est réside dans son existence. « L’existence précède l’essence » comme le dit Sartre, reprenant sur ce point la philosophie de Heidegger et l’œuvre capture l’événement donné de cette existence. 

« L’être-produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? Non pas au moyen de la description ou de l’explication d’une paire de chaussures réellement présentes ; non pas par un rapport sur le processus de fabrication des souliers ; non pas par l’observation de la manière dont, ici et là, on utilise réellement des chaussures. Nous n’avons rien fait que nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé ». Nous pouvons bien sûr croire à la vérité sociologique de cette toile en pensant que nous la trouvons vraie parce qu’elle nous fait comprendre la dureté de la condition paysanne, ou bien encore nous pouvons faire semblant d’adhérer à cette idée selon laquelle ce tableau nous fait saisir les secrets de la fabrication de la chaussure en nous révélant son usure, mais nous savons bien que ces analyses sont complètement à côté de ce qui fait « œuvre » dans cette œuvre. Ce que Van Gogh a peint des souliers, c’est qu’ils existent, pas ce qu’ils sont, c’est leur efficience physique et instante. Nous serions tentés d’évoquer leur « incarnation » comme on dit du Christ qu’il est l’incarnation de l’esprit saint, c’est-à-dire la manifestation concrète, matérielle, charnelle d’une idée ou d’un esprit, mais en un sens, c’est peut-être cela que Heidegger veut précisément défaire, contredire. Il n’y a pas d’abord le concept de chaussure qui s’incarnerait ici par les souliers de Van Gogh et autrement sous le pinceau d’un autre peintre. Si nous pensions cela, nous dirions que les œuvres illustrent des Idées. L’œuvre, au contraire, est première, elle rend compte du premier jet de toute réalité. L’œuvre est la manifestation irrécusable de cette vérité (vérité athée) : le monde est un événement avant d’être un concept. Il s’effectue avant d’être conçu. Il est le fait d’apparaître avant d’être un tout organisé, un organisme (lequel serait à comprendre). Et c’est cet événement là qu’Heidegger décrit comme « dévoilement ».
b) Les fonctions de l'art et les valeurs de l'Oeuvre 


Pour bien comprendre la pensée de Heidegger sur l’œuvre, il faut se représenter les souliers de la paysanne et faire le rapprochement avec l’expression : « l’être produit du produit » (rappelons évidemment que c’est une traduction). Qu’est-ce qui rend présents ces souliers, qu’est-ce qui rend compte du fait qu’ils soient « là » et par ce « là », il faut penser à cette campagne en Hollande dans laquelle tel jour, à telle heure, Van Gogh a réellement vu ces souliers. Trois modalités de réponse à la présence de ces souliers nous viennent spontanément en tête : a) la première est historique ou chronologique : les souliers sont là parce que la paysanne, ce jour là, les a laissés là après avoir travaillé b) la deuxième est technique : ces souliers sont le résultat du savoir-faire du cordonnier. Ils sont là parce qu’ils ont été fabriqués c) la troisième est religieuse : les souliers sont là parce que Dieu est l’auteur de toute chose et qu’il est la cause première de tout. Evidemment, selon Heidegger aucune de ces modalités ne définit le propre de l’art, ni même de la réalité. L’art est le dévoilement de la façon dont le monde vient au monde, et c’est en cela que l’art est vérité. Si nous sommes aussi touchés, voire troublés par une œuvre, c’est parce que le secret du mode de réalisation de la réalité s’y trouve exposé « à nu ».


Aussi loin que nous remontions dans la chronologie des faits, dans l’histoire de la fabrication ou dans l’hypothèse métaphysique d’une création divine, nous ne coïnciderons jamais avec l’énigme d’une réalité instantanément présente qui se donne à voir, à entendre, à toucher, à concevoir ici et maintenant. Et c’est ce « donné », cette efficience aussi miraculeuse qu’irrécusable que l’artiste saisit, probablement parce qu’il adopte une posture à l’égard du monde qui n’est ni celle de la compréhension, ni celle de l’utilisation, ni celle de la croyance. Il va de soi que Van Gogh n’aurait jamais pu peindre ces souliers si le cordonnier ne les avait pas fabriqués mais cela n’explique pas le fait que ces souliers s’inscrivent dans la consistance de cet « instantané de vie » qui est le motif même de la toile de Van Gogh. Evidemment, cela aurait pu être un autre motif et nous entrons ici dans la difficile question de savoir pourquoi Van Gogh a perçu, dans cet objet là sous cet angle là, à ce moment là, etc, une ouverture plus nette qu’ailleurs à un autre moment vers la révélation de cette venue au monde de tel instantané. Les artistes sont précisément comme des guetteurs, des « vigies » qui se maintiennent continuellement aux aguets de ces moments où quelque chose de ce processus de venue au monde du monde se fait plus effectif plus prégnant et plus évident qu’à un autre instant.

Nous pouvons rester sceptiques devant la définition Heideggérienne de l’œuvre comme dévoilement car elle implique une conception purement attentive (attentiste) de l’artiste lequel est simplement plus sensible que le commun des mortels à la modalité d’apparition du réel et si nous pouvons nous représenter des artistes peintres correspondant à cette perspective, il nous est moins facile de l’appliquer dans les mêmes termes à des musiciens, des réalisateurs de films, lesquels nous semblent plus spontanément créateurs que des peintres a fortiori paysagistes (puisque ces derniers composent leur œuvre à partir d’un monde qui est déjà là).  Mais quel serait le « déjà là » du musicien ou du cinéaste, c’est-à-dire l’efficience donnée d’un monde « se donnant » ? De quoi le compositeur de musique serait-il aux aguets ? La réponse est évidente : du sonore. Que chacun de nous réfléchisse par exemple au déclenchement d’une sonnerie de téléphone par exemple. Nous faisons comme si ce son apparaissait brutalement dans un silence qui était dépourvu de bruit mais comment aurions-nous pu entendre cette sonnerie si elle n’était pas apparue à partir d’un milieu qui la rendait possible, voire qui la contenait déjà. Si je vois maintenant quelque chose, c’est que cette chose est apparue dans la lumière. De même si j’entends cette sonnerie c’est qu’elle s’est manifestée sur le fond du son, et elle ne consiste, en réalité, que dans une intensité différente, éventuellement plus aigue, de ce fond sonore. Aucun bruit ne se fait entendre à notre oreille sans être nécessairement la modulation, le timbre différent du bruit qui le précédait. La notion même de silence total est une ineptie et toute musique consiste dans la réalisation d’une certaine variation d’un fond de résonance préexistant.
Prenons l’exemple du Boléro de Ravel. Cette œuvre n’est composée que d’une seule phrase musicale qui ne fait que revenir incessamment, mais toujours rehaussée ou enrichie par l’entrée de nouveaux instruments, lesquels font croître à l’intérieur même de cette ritournelle de notes toujours identiques des modulations de timbres perpétuellement diverses. Quelque chose de la force pure et neutre de la croissance sonore se révèle dans cette musique, comme si Ravel nous imposait autoritairement de rester coincés dans la réitération d’une seule phrase musicale pour nous faire réaliser que le son réside d’abord dans l’efficience de sa propre texture avant d’être déployé par les notes du compositeur lesquels ne sont que le prétexte à cette réalisation. C’est finalement la même chose que lorsque nous entendons une cloche sonner. Nous allons affirmer qu’elle retentit douze fois comme si le deuxième coup marquait une rupture avec le premier et ainsi de suite jusqu’à douze mais le son n’a jamais été interrompu et le deuxième coup n’est que la  différence de modulation de timbre du premier.
De la même façon qu’un artiste-peintre est simplement aux aguets d’un instantané de lumière dans lequel il perçoit l’occasion de faire voir comment de l’invisible se fait visible, le compositeur éprouve dans le silence du son, tel « accord », telle modulation, où quelque chose d’insonore se fait sonore et c’est un peu sous la dictée de la pure « résonance » qu’il compose. De quoi ce fond sonore est-il capable, sachant qu’il dispose de capacités qui lui sont propres. C’est comme si la phrase musicale récurrente de Ravel constituait comme un crible au travers duquel la simple capacité du son à croître de soi-même, à gagner en puissance par la seule efficience de la réitération s’imposait à nous dans l’évidence de l’écoute. Quelque chose du Boléro nous met directement en contact avec « ce que le son peut », de la même façon qu’un tableau « teste » quelque chose de la lumière, la met à l’épreuve en la poussant à bout, en l’explorant jusqu’à ses plus insoupçonnables qualités. La musique consiste donc « élémentairement » à mettre à nu la rumeur d’un univers qui devient et qui advient.
Il nous est maintenant possible de situer l’Art par rapport au travail. L’art ne peut se ranger dans le nombre des activités salariées. Ce n’est que sous l’effet d’un détournement total de son authenticité qu’on lui prête une rentabilité. Il n’est pas non plus le moteur de l’histoire et de l’évolution technologique qui alimente le mouvement d’un progrès des sociétés humaines. Il s’effectue dans l’exploration continue du troisième sens que nous avions prêté au terme de « travail », à savoir celui de ce dynamisme impersonnel sous l’effet duquel la réalité même suit son cours, s’effectue non seulement  dans l’efficience d’un devenir mais surtout d’une apparition, d’une effectuation. C’est en ce sens que tout art recèle quelque chose de profondément « athée » car ce qu’il s’agit d’y explorer, d’y célébrer, mais aussi d’illustrer, de donner à voir c’est le travail incessant des forces au fil desquelles une réalité se matérialise dans un instantané, dans la venue au monde d’un Présent. Que le monde soit, c’est ce que l’artiste « montre », alors que le scientifique s’épuise à le « démontrer » et que le croyant l’assigne à un pouvoir transcendant. Il n’est pas besoin de chercher ailleurs que dans l’ouvrage incessant des forces au fil desquelles l’univers sans cesse se renouvelle l’origine de ce qui est. L’art célèbre cette effectuation là, ce qui est en train d’être, les ressorts physiques de la venue au monde du monde même. Rien ne saurait mieux expliquer la confiscation craintive de la puissance de l’Art sous l’autorité religieuse jusqu’à la Renaissance car tout ce dont les religions monothéistes attribue l’existence à la volonté d’un être divin sous l’autorité duquel il nous revient d’obéir à des lois constitue précisément ce dont l’Art manifeste et souligne la puissance pure, instante, immanente et anarchique. Le monde est par lui-même animé de la puissance de se produire, il se risque et se rétablit à chaque instant comme un coup de dés qui se matérialise dans l’efficience d’un chiffre et déjà se relance absurdement dans la folie du « jeu » (Nietzsche).

Nous comprenons mieux pourquoi l’artiste qui se met en tête d’investir son œuvre d’un message explicite de contestation des autorités prend le risque de détourner par son volontarisme et son implication dans une « actualité » ce fond de puissance subversive que recèle toute œuvre en elle-même, par elle-même et ce depuis toujours. Si l’on tient absolument à faire dire quelque chose à une œuvre, alors ce message est unique et propre à toutes les œuvres : il consiste à hurler comme la forme centrale de la toile de Munch la spontanéité d’une réalité qui ne vient que de soi (sponte sua : de son propre mouvement). Aucune œuvre d’art n’a à se positionner contre une forme quelconque de totalitarisme politique puisque le simple fait qu’elle soit manifeste la nature dérisoire de toute autorité, au sens étymologique du terme (être l’auteur de). Il n’est rien de la réalité qui soit une question d’ « auteur ». Il y a « ce qu’il y a » et la seule vraie question à laquelle l’artiste répond est celle du « comment » pas celle du « pourquoi ? » ni celle du « qui ? » 


« A quoi l’Art peut-il bien servir ? », « à quoi l’Art est-il bon ? » : ce sont là pire que des questions d’arrière-garde, ce sont des questions de mauvaise foi qui font semblant de ne pas savoir ce que l’art est, à savoir scandaleux par nature (et donc pas par accident : dénoncer ceci ou cela). Assigner, à toute force, des fonctions à l’œuvre d’art, vouloir déterminer ce à quoi il peut « servir », c’est partir de ce faux principe en vertu duquel il aurait un rang à tenir dans les occupations humaines alors même que l’artiste est exclusivement et pleinement investi dans  l’effectuation d’une œuvre d’une autre nature que sociale, politique, humaine : la révélation des ressorts physiques de « cette machine à faire monde » qu’est le monde.
La tentative d’Aristote de spécifier les fonctions de l’art est néanmoins particulièrement intéressante parce qu’elle pointe, malgré elle, vers son propre dépassement, c’est-à-dire vers un critère qui invalide toute réduction de l’art au fonctionnel. Selon le philosophe grec, le propre d’une œuvre d’art est d’abord thérapeutique car dit-il le son des flûtes produit un effet calmant. Il est aussi pédagogique dans la mesure où, grâce à sa dimension imagée ou fictive, il invite notre esprit à comprendre et à connaître la réalité sans avoir à prendre en compte les désagréments ou les aléas de la vie. L’œuvre d’art a un effet de neutralisation, de mise à distance. Une statue d’homme ou de femme nous fait saisir des réalités anatomiques en figeant ce que nous ne pouvons apercevoir qu’en mouvement. Mais c’est la troisième vertu de l’œuvre d’art qui est de loin la plus intéressante : « La tragédie est donc l’imitation d’une action noble et achevée, ayant une certaine étendue (…) cette imitation est exécutée par des personnages et, par le biais de la pitié et de la crainte, elle opère l’épuration des émotions de ce genre. »
Par « épuration », il faut entendre « purification », réduction d’un élément ou d’un sentiment à sa pureté, à son essence la plus authentique, la plus raréfiée. Qu’est-ce qu’une tragédie comme Œdipe-Roi de Sophocle, par exemple ? Une fiction dans laquelle la terreur et la pitié (les deux sentiments mobilisés dans toute Tragédie selon le théâtre antique) sont exaltées pleinement, c’est-à-dire « exclusivement ». Pourquoi le théâtre nous émeut-il davantage que la réalité alors même que parfois nous y faisons l’épreuve des mêmes situations ? Parce que la Tragédie neutralise et purifie des passions que nous vivons toujours mêlées à d’autres dans la vie quotidienne. Dans le cadre décontextualisé de la fiction théâtrale, nous vivons la passion « pure », pour elle-même. Œdipe n’existe pas et pourtant ce qu’il lui arrive nous trouble davantage que s’il était l’un de nos proches, parce qu’en ce dernier cas, des considérations personnelles joueraient ainsi que la question de savoir comment nous situer par rapport à l’action.
Quelque chose de la « catharsis » d’Aristote rejoint par certains aspects l’« aletheia », le dévoilement, de Heidegger, parce que cette purification des passions nous confronte à ce qui les constitue en « propre », mais en même temps, Aristote ne va jamais au-delà de la considération de l’Art comme imitation, alors que Heidegger le définit comme « Da-Sein », être-là, c’est-à-dire vérité de l’étant. La tragédie aussi révélatrice qu’elle soit de la force des sentiments humains reste une copie du réel, pour Aristote (qui se situe, de ce point de vue, dans la continuité de Platon dont il fut le disciple) tandis que Heidegger finalement situe l’œuvre comme la réalité même du réel, c’est-à-dire le fond existentiel, irréductible et « vrai » de toute perception, le processus de venue au monde de toute réalité.
Cette distinction constitue probablement le point le plus problématique de toute conception de l’œuvre d’art : est-elle une fiction qui nous embarque hors de la réalité ou au contraire un processus de focalisation, de neutralisation qui nous met en prise avec ce qui, du réel, est le réel même ? D’où vient qu’une œuvre polarise notre attention, qu’elle produise cet effet de saturation du champ de notre attention ? Il faut s’interroger sur la nature de cette attention : suivant au théâtre l’action de la pièce de Shakespeare : « Roméo et Juliette », est-ce vraiment l’originalité, les capacités purement créatrices du dramaturge qui nous captivent ou bien au contraire l’effet de dépouillement, de mise à nu de sentiments que nous avons déjà éprouvés mais jamais dans une telle exacerbation, dans le flux épuré d’une telle authenticité ? Si nous adhérions à la première option (l’œuvre d’art comme imagination et produit de la création pure d’un auteur), nous aurions du mal à rendre raison du sentiment d’adéquation et quasiment de « déjà-vu » qui nous touche à la réception de l’œuvre.
Nous étions venus à cette « re-présentation » pour voir des acteurs faire semblant d’être Roméo et Juliette et voilà qu’au sein même d’une histoire fictive mise en scène dans des décors faux où jouent des comédiens qui sont payés pour donner seulement l’impression qu’ils sont tel ou tel personnage, j’éprouve le sentiment troublant que je vis dans ce contexte dont tous les éléments sont des illusions la vérité même d’affects dont je peine à m’avouer à moi-même la violence et la justesse. Moi qui étais venu pour me « divertir », je découvre la vérité de ce que je suis comme si j’étais passé aux rayons X par l’exactitude chirurgicale d’un texte, l’investissement total de l’acteur, l’intelligence de la mise en scène. Dans la vie courante, devant un homme ayant subi les mêmes atrocités qu’Œdipe, nous serions probablement pressés de lui porter assistance de quelque façon, de dire ou de faire quelque chose mais il n’y pas lieu de le faire puisque Œdipe n’existe pas. Nous nos retrouvons ainsi seul avec l’expérience à vif de notre terreur et de notre pitié laquelle ne s’adresse finalement à personne. « Œdipe » n’a été pour moi que l’occasion de réaliser la présence et la force de sentiments qui sont miens.
Mais alors quelle différence entre une œuvre comme Œdipe et un « produit » comme « Titanic » de James Cameron ? (Autorisons-nous cet anachronisme et ce dépassement des genres). Le film exalte bel et bien aussi des sentiments. On pourrait répondre qu’il les exalte moins qu’il n’en joue : les scènes se succèdent avec une certaine habileté et le réalisateur joue sur nos sentiments comme sur un clavier dont il maîtrise l’orchestration. Il veut nous conduire quelque part, à l’effusion finale. Les sentiments sont des vecteurs qui assurent la continuité du scénario et y demeurent enfermés. Nous pouvons toujours sortir du cinéma en nous disant que nous avons vu une belle histoire et retourner au train-train de notre vie quotidienne. Nous avons vu du spectacle mais nous n’avons jamais été confrontés à une œuvre. Il n’en va pas de même d’Œdipe. C’est comme si Sophocle, le metteur en scène, les acteurs s’étaient emparés de ma fibre émotive pour en tester la résistance, pour éprouver de quelle intensité de pitié et de terreur j’étais capable, révélant ainsi en moi des degrés insoupçonnés de sensibilisation, d’émotion, et nous rentrons chez nous différents, secoués, parce que l’œuvre nous a révélé ce que nous sommes physiquement, nous serions presque tentés de dire « en tant que matériau » ou que « sonde ». A quelles amplitudes de fréquence pouvons-nous émettre de tels affects ?  L’œuvre a suscité en moi, de moi, des longueurs d’ondes dont je ne soupçonnais pas que je pourrais un jour les émettre. Et cette expérience n’est pas enfermée dans cette histoire « là », dans cette représentation « là ». Elle m’a fait éprouver ce que je suis en vérité, c’est-à-dire de quelles puissances d’émission de sentiments je suis capable. Ce que Heidegger évoque comme constituant le propre de la toile de Van Gogh par rapport aux souliers de la paysanne, c’est exactement ce que la pièce de Sophocle accomplit à notre égard : elle nous fait saisir et réaliser ce que nous sommes par la libération des intensités émotives pures que nous sommes capables d’émettre.
« Titanic » ne nous laisse pas indifférent mais il faudrait ici distinguer deux types d’émotion : le pathos et l’hyperesthésie. Par ce dernier terme, il faut entendre le fait que l’on se sente davantage vivre ici qu’ailleurs, alors que le pathos décrit comme l’étymologie nous le rappelle, une forme de passivité, d’oubli de soi. II y a dans le plaisir que nous éprouvons devant des produits de divertissement une jouissance un peu suspecte qui vient de l’abandon totale de notre sensibilité aux aléas d’une histoire. Ce que nous aimons, c’est précisément que le réalisateur joue de notre émotion comme il le souhaite. L’hyperesthésie, au contraire, nous révèle quelque chose à nous-mêmes, quelque chose que l’œuvre a simplement éveillé et qui demeurera « notre ». Nous sortons de la représentation théâtrale secoués, interdits, presque frappés de stupeur. Les « produits » nous ont simplement fait passé agréablement un bout de temps et nous disons que nous avons suivi une belle histoire. Les produits sont sans résonance, les œuvres, au contraire, nous transfigurent.
On pourrait déduire de cette dernière formulation que la valeur des œuvres est supérieure à celle des produits. Et pourtant c’est le contraire qui est vrai car l’impact des œuvres vient peut-être précisément de ceci qu’elles sont sans valeurs. Envisageons, en effet, de passer une œuvre au crible de ces quatre types de valeurs distinctes : d’usage, d’échange, d’estime, et symbolique.
Une œuvre d’art n’a aucune valeur d’usage. Ceci a été vu. C’est même dans le détachement de sa valeur d’usage que consiste l’apparition de l’œuvre de Kosuth ou de Duchamp. L’œuvre a une valeur d’échange mais précisément indépendamment de ce qui la fait « œuvre » (C’est exactement ce type de confusion qui conduit Driss dans « Intouchables » à dire que l’art est un « business »). L’œuvre d’art revêt une valeur d’estime mais, ici aussi, c’est extérieurement à ce qui la définit en tant qu’œuvre qu’elle peut étiquetée comme telle : il est bien vu d’avoir telle toile dans son salon mais l’œuvre est ici un marqueur social (là encore, c’est peut-être le seul intérêt de la vision (assez discutable) de l’art dans « Intouchables » que de montrer et de dénigrer cette valeur là). L’œuvre d’art a-t-elle une valeur symbolique ?


2) La valeur symbolique : une œuvre d’Art a-t-elle un sens ?
a) Le Dit, le Non-Dit, le Mal-Dit
L’œuvre veut-elle dire quelque chose, en tant qu’œuvre ? Délivre-t-elle un message ? Est-ce à ce titre qu’il nous revient de l’accueillir ? Ne pouvons-nous vraiment la saisir en tant qu’œuvre qu’à la condition de la comprendre ? Avant de lire la réponse de Hegel à cette question, il convient d’en saisir les implications et les enjeux. Considérer qu’une œuvre d’art émet un message signifie qu’elle a été faite dans cet esprit : l’artiste veut nous dire quelque chose au travers de cette œuvre, laquelle n’est donc que le vecteur d’un sens qui la traverse et finalement l’utilise. Si l’œuvre d’art nous « parle », alors elle n’est que le moyen d’une finalité qui la dépasse et une fois le message reçu, que nous resterait-il à faire du messager ? Ce qui nous permet de comprendre le message que nous adresse notre semblable c’est le fait qu’il utilise des noms « communs », dont la signification ne varie pas de lui à moi. Or, il semble difficile de poser ici le parallèle avec l’originalité de l’œuvre. Comment pourrait-elle me « dire » quelque chose sans devenir « commune », « courante », banale ? Si nous prêtons attention à un art qui utilise précisément les mots, nous percevons immédiatement que le rapport entre le mot et sa signification est totalement inversé par rapport à l’utilisation habituelle que nous faisons du langage. Autant, en effet, les mots que nous utilisons pour nous faire comprendre de notre semblable sont interchangeables et pour tout dire indifférents, soumis à la signification du message, autant dans un poème, c’est au contraire, le message qui semble se mettre au service des mots, de leur musique de leur caractère irremplaçable :
« Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici. Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Aux uns portant la paix, aux autres le souci. » « Recueillement »  de Charles Baudelaire. Il y a bien une signification qui s’exprime dans les vers de ce poème, mais nous percevons bien en même temps le « déficit », la perte que nous ferions subir à cette expression si nous nous efforcions de la traduire en un sens, en une intention claire : « Baudelaire veut dire que la tombée de la nuit le rend triste.» Dans la plupart de nos messages, nous nous parlons pour nous comprendre et de nombreuses disciplines comme les mathématiques, la philosophie, les sciences sociales ne tendent qu’à parvenir, en des langages différents à une forme de « transparence », mais ici précisément, cette transparence n’est aucunement requise. Pire : elle détruit totalement ce qui en fait une œuvre. Ce n’est pas pour qu’il y ait un message qu’il y a œuvre, c’est pour qu’il y ait œuvre qu’il y a vaguement message mais n’importe quel autre message aurait pu faire l’affaire.
Mais en même temps, nous sommes touchés, intrigués par ce rythme, par cette musique des vers de Baudelaire. Il nous a bel et bien communiqué quelque chose de son « spleen », et cela s’est bien produit par des mots puisque son œuvre n’est pas composée d’autre chose mais ces mots valent par leur sonorité avant de nous suggérer quelque chose par leur sens. Nous avons le sentiment que la descente de la nuit sur la ville, que la lente diffusion de cette atmosphère mélancolique dans les rues s’opère au rythme impulsé par la scansion, par cet effet d’hypnotisme que secrète la musicalité des allitérations. Le mouvement par lequel une âme s’emplit de tristesse est le même que celui par lequel l’obscurité de la nuit se dépose sur la ville. Nous ne sommes sollicités en tant qu’intellect que dans un second temps, le premier étant exclusivement impliqué et convoqué par la réception sonore de la musique des mots.
Pour prendre un exemple plus récent, le rap n’utilise pas les mots autrement (ni forcément moins bien). Dans ces vers de Rocé, on perçoit pareillement la violence du sens devancée par le choc de sonorités des mots. Il ne s’agit pas tant de dire quelque chose que de faire entendre un rythme, des ruptures et des vitesses, des effets de résonance et d’opposition :
« J'aime le fracas, la somme de nos tracas,
Quand le son vient des tréfonds, sonne comme un crachat
J'aime le vacarme, musique mise au placard,
Les dégâts, car j'rap pas pour être sympa »
                                                                                 Rocé
Dans la dénonciation du Rap comme « sous-genre » musical, telle qu’elle est revendiquée par quelques personnalités (Alain Finkielkraut,  Eric Zemmour, etc.), on perçoit bien le caractère vicié du raisonnement qui consiste précisément à partir du principe qu’il n’est rien dans cette poésie qui puisse prétendre au statut d’œuvre. Que reste-t-il, dés lors ? Une protestation de la jeunesse dite des banlieues contre « le système », etc. Il est pourtant difficile, voire impossible de ne pas relever, notamment dans l’œuvre de Rocé, un travail sur les mots, l’attention portée à cette mécanique par laquelle c’est toujours du choc des sonorités que jaillissent des énoncés porteurs de sens. Comment défendre l’idée selon laquelle Rocé ne voudrait pas dire quelque chose au travers de ces chansons ? C’est impossible mais en même temps, on ne voit pas comment nous pourrions affirmer que c’est ce sens qui fait l’œuvre.
Comme pour Baudelaire, nous réalisons qu’aucun de ces mots ne pourraient être remplacés par d’autres. Quelque chose, ici se tient, fait cohésion : tout y est. Je n’ai pas à chercher au-delà de l’œuvre son message car son message est dans l’œuvre et plus encore dans l’impossibilité qui est la notre de la dépasser vers autre chose : sa « morale », sa « leçon » ou son caractère édifiant. Ce qui définit une œuvre d’art est sa capacité à saturer le champ de notre attention. Elle se tient par elle-même dans une autosuffisance remarquable, verticale et dérangeante, énigmatique. Ce que veut dire Rocé, il le dit, tout comme Baudelaire. L’intention ne s’élève pas des mots, elle se matérialise dans leur écriture et dans leur phrasé. C’est comme si l’élévation spirituelle du sens dont nous concevons habituellement qu’elle s’effectue à partir des mots, comme si ces derniers restaient confinés dans une fonction de « tremplin », se trouvait défaite, éradiquée dans la poésie. Les termes utilisés  se relient les uns aux autres sous l’efficace d’une autre logique que celle de la signification de la phrase. Ils se font physiquement écho, ils résonnent dans un lieu sonore ou mental. Le sens ne plane pas au-dessus de mots qui ne seraient là que pour se faire « marcher dessus », mais il ne disparaît pas pour autant. Ni Baudelaire, ni Rocé ne veulent rien dire dans leurs œuvres. Mais alors quoi ? Le sens se fait dans les mots, dans la brutalité instante de leur émergence phonique.


Cela va même bien au-delà de ça : le poète peut tordre les mots dans tous les sens qu’il veut, il est libre de déroger aux règles élémentaires de syntaxe et de « savoir-écrire », cela donnera quand même du sens, voire un sens incroyablement plus fort. Dans ce poème de Gherasim Lucca, les noms deviennent des verbes et la puissance érotique du poème s’en trouve décuplée :

« Je te flore /
tu me faune /
je te peau / je te porte / et te fenêtre /
tu m’os / tu m’océan / tu m’audace / tu me météorite /
je te clé d’or / je t’extraordinaire / tu me paroxysme / tu me paroxysme / et me paradoxe / je te clavecin / tu me silencieusement / tu me miroir / je te montre / tu me mirage / tu m’oasis / tu m’oiseau / tu m’insecte / tu me cataracte / je te lune / tu me nuage / tu me marée haute / je te transparente / tu me pénombre / tu me translucide / tu me château vide / et me labyrinthe / tu me parallaxes / et me parabole / tu me debout / et couché / tu m’oblique / je t’équinoxe / je te poète / tu me danse / je te particulier / tu me perpendiculaire / et sous pente / tu me visible / tu me silhouette / tu m’infiniment / tu m’indivisible / tu m’ironie / je te fragile / je t’ardente / je te phonétiquement / tu me hiéroglyphe / tu m’espace / tu me cascade / je te cascade à mon tour / mais toi / tu me fluide / tu m’étoile filante / tu me volcanique /  nous nous pulvérisable / nous nous scandaleusement / jour et nuit / nous nous aujourd’hui même / tu me tangente / je te concentrique / concentrique / tu me soluble / tu m’insoluble / en m’asphyxiant / et me libératrice / tu me pulsatrice / pulsatrice / tu me vertige / tu m’extase / tu me passionnément / tu m’absolu / je t’absente / tu m’absurde / je te marine / je te chevelure / je te hanche / tu me hantes / je te poitrine / je buste ta poitrine / puis ton visage / je te corsage / tu m’odeur / tu me vertige / tu glisses / je te cuisse / je te caresse / je te frissonne / tu m’enjambes / tu m’insupportable / je t’amazone / je te gorge / je te ventre / je te jupe / je te jarretelle / je te peins / je te bach / pour clavecin / sein / et flûte / je te tremblante / tu m’as séduit / tu m’absorbes / je te dispute / je te risque / je te grimpe / tu me frôles / je te nage / mais toi / tu me tourbillonnes / tu m’effleures / tu me cernes / tu me chair cuir peau et morsure / tu me slip noir / tu me ballerine rouge / et quand tu ne haut talon pas mes sens / tu es crocodile / tu es phoque / tu es fascine / tu me couvres / et je te découvre / je t’invente / parfois / tu te livres / tu me lèvre humide / je te délivre / je te délire / tu me délire / et passionne / je t’épaule / je te vertèbre / je te cheville / je te cil et pupille / et si je n’omoplate pas / avant mes poumons / même à distance / tu m’aisselle / je te respire / jour et nuit / je te respire / je te bouche / je te baleine / je te dent / je te griffe / je te vulve / je te paupière / je te haleine / je t’aime / je te sens / je te cou / je te molaire / je te certitude / je te joue / je te veine / je te main / je te sueur / je te langue / je te nuque / je te navigue / je t’ombre / je te corps / je te fantôme /
je te rétine / dans mon souffle / tu t’iris /
je t’écris /
tu me penses »
                                                                   « Prendre corps » - Gherasim Luca

Comment comprenons-nous des énoncés aussi contraires aux règles les plus élémentaires de la grammaire ? Ces « phrases » qui, de fait, n’en sont pas puisque il n’y a plus de ponctuation, sont absurdes. Ne veulent-elles rien dire pour autant ? Bien au contraire, c’est comme si la fusion charnelle des corps amoureux se faisait plus sans cesse tangible, plus incontournable, plus oppressante à mesure que nous avançons dans le poème. On ne peut pas respirer dans cette profusion d’agressions à la langue et aux « bonnes mœurs » aussi érotiquement évocatrices que syntaxiquement incorrectes, mais c’est bien ça qui est dit. Ce qui est dit est mieux dit parce qu’il est « mal dit » (maudit ?). Ce poème est une succession d’incorrections et c’est en cela qu’il ne se trompe pas.
Ghérassim Luca détruit le schéma réglementaire de la structure de la phrase : « Sujet/ Verbe/ complément ». Il n’y a quasiment pas de verbe (excepté à la fin : je t’écris, tu me penses » ainsi que quelques verbes conjugués éparpillés : tu me hantes, etc.) donc pas de temps. L’effet du verbe est en effet de nous indiquer si l’action a été, est, ou sera. Privés de repère temporel, nous sommes ainsi immergés dans une sorte d’absolu, dans une forme d’éternité. Le rapport au corps de la personne aimée est substantialisé, dans tous les sens du terme : grammaticalement et sémantiquement, il est essentialisé. Tout est aimé dans l’expérience amoureuse, c’est-à-dire que tout est célébré comme participant de l’essence d’un genre : la chevelure de l’aimé(e), c’est la chevelure tout court. La proximité du corps est divinisée, comme si de cette chevelure particulière on faisait l’expérience de ce qui d’elle incarne la chevelure même, le mot, l’idée. C’est en ce sens qu’il y a substantialisation. Le mouvement même de la dialectique ascendante chez Platon par le mouvement de laquelle nous passons de l’expérience d’un beau visage à celle de tous les beaux visages puis de ce qui fait l’essence des beaux corps jusqu’à l’unité des belles idées et ainsi de suite jusqu’à l’unité même, c’est finalement exactement ce que décrit Luca mais précisément, plus du tout comme progression: comme instantanéité.
C’est ça l’amour, c’est cette étrange et miraculeuse  transsubstantialisation dans l’instantanéité de laquelle nous faisons de la proximité d’un corps l’expérience du corps même, de ce que c’est qu’être « LE » corps. Nous partons toutes et tous du principe que nous avons un corps séparé qui parfois se rapproche du corps aimé, mais Luca envisage ici exactement la contraire : l’expérience authentique du corps consiste à prendre corps dans le jeu érotique de ces initiatives furtives et de ces assimilations continues : « Je te cou / Je te molaire / Je te certitude ». Le corps, c’est tout ce qui s’incarne, tout ce qui se fait peau, chair, solidité dans le sillage de ce dynamisme amoureux dans le mouvement duquel chacun fait sien le corps de l’autre. Il n’y a pas « des » corps qui « parfois » font l’amour, il y a exclusivement « LE » corps de ce que c’est que « faire l’amour » et c’est dans cette expérience que tous les corps prennent corps (c’est d’ailleurs la plus stricte vérité génétique).
Toutefois cette analyse du poème ne rend pas pleinement compte de ce qui en fait « une œuvre », car elle ne fait que rendre explicite, clair, ce dont le poème lui-même est la forme implicite, cryptée, et c’est justement ce cryptage qui en fait une œuvre. Si Luca avait simplement écrit : « Vive l’amour », il n’aurait pas fait une Œuvre. Rocé dit quelque chose et son message n’est pas ambigu mais il est crypté par la musique, par le jeu incessant des allitérations, par tout ce qui fait son style, c’est-à-dire tout ce qu’il s’autorise de personnel et d’inimitable dans l’expression d’un message qui en lui-même n’a rien d’original. Ce n’est pas pour qu’il y ait message qu’il y a Œuvre mais pour qu’il y ait Œuvre qu’il y a message.
Nous pouvons maintenant répondre à la question de savoir s’il faut être cultivé pour reconnaître une œuvre d’art, et la réponse est « non ». En un sens, on pourrait même dire le contraire car la culture nous permet de décrypter son message alors même que la charge esthétique de l’œuvre réside dans le fait qu’elle soit cryptée. Toutefois la culture peut nous permettre de ne pas nous fermer d’emblée aux cryptages les plus audacieux.

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