mardi 27 février 2018

Est-il absurde de désirer l'impossible? - Une introduction


Nous avons tous déjà fait l’expérience de la déception : une fête, un rendez-vous, une célébration quelconque est à venir et, lorsque nous la vivons, elle n’est pas à la hauteur de nos espérances. Nous nous étions fait des illusions sur son compte. Si nous étions raisonnables, nous n’aurions pas attendu de ces évènements plus que ce qu’ils étaient susceptibles de nous apporter. Mais comment le savoir puisque nous n’en avions pas encore fait l’expérience ? Peut-être en voulant simplement à l’avance que cet événement arrive comme il arrive, tel qu’il « sera », en nous efforçant de réprimer en nous ce mouvement par lequel nous avons tendance à l’idéaliser. (fin de la première phase, le sujet est amené par une situation qui nous installe dans la perspective du problème) Mais quelle est exactement la nature de ce mouvement qu’il nous faudrait contrarier ? S’il s’agissait de volonté, cela signifierait que nous nous appliquerions concrètement à rendre cet événement agréable et dans cette activité, nous n’aurions pas le temps de nous faire des illusions à son endroit, nous travaillerions à le rendre tel que nous voulons qu’il soit. Si c’était de « besoin » dont il était question ici, cela signifierait que cette célébration serait pour nous vitale et que nous serions physiquement liés à sa réalisation et ici encore, le temps de l’idéalisation manquerait. L’assoiffé ne se fait des illusions sur l’eau qui lui manque, il la recherche avec toutes les forces dont il dispose encore. Puisque elle ne désigne ni la dépendance du besoin ni la détermination ferme de la volonté, cette force qu’il nous faut contrarier pour nous empêcher d’idéaliser ce moment à venir est, sans aucun doute du désir. Effectivement, autant le besoin et la volonté définissent des mouvements exclusivement occupés à l’acquisition de leur objet, autant le désir décrit en fait l’attirance qui me lie à cet objet, le champs de proximité qui s’établit à la seule idée que je l’obtienne. Le désir n’exprime donc pas la nécessité de posséder son objet mais l’effet que produit en nous « l’idée » de l’acquérir. Autrement dit la nature même du désir est fantasmatique. Nous mesurons ainsi à quel point le désir est absurde puisque il désigne cette dimension d’idéalisation que nous intercalons entre nous et l’objet vers lequel nous tendons en l’investissant dés lors d’une dimension quasi-divine, c’est-à-dire inatteignable. Plus je désire un objet plus je travaille inconsciemment à me le rendre impossible. Quoi de plus insensé ? Toutefois la question se pose de savoir ce qui s’opère réellement au cœur de ce travail. N’y aurait-il pas dans l’absurdité même de cet effort consistant à éloigner l’objet de nos désirs quelque chose de juste, d’authentique, de vrai ? Ne serait-ce pas précisément en rendant impossible l’acquisition d’un objet ou la jouissance d’un moment que le désir nous permettrait de réaliser tout ce que ces notions même de possession ou de jouissance, voire même d’ « objet » revêtent de « réellement illusoire » ? (Fin de la deuxième phase, dans le sujet, nous avons trouvé le problème à partir d’une analyse simple mais distinctive des notions) Est-ce parce que le désir nous fait tendre vers l’impossible qu’il est absurde, ou parce qu’il nous révèle tout ce que la certitude de posséder ou de jouir a de faux qu’il est au contraire profondément réaliste et lucide ? (Fin de la 3e phase : formulation de la problématique. Nous précisons le problème et nous montrons bien à quel point nous avons compris que la question était bien plus complexe qu’elle pouvait le paraître, de prime abord : il est vrai que le désir est absurde puisque il rend impossible ce que nous souhaitons avoir, mais n’est-ce pas justement cette illusion là que le désir pointe et démasque : l’idée même de maintenir sous son pouvoir quelque chose ou quelqu’un, la certitude "d'avoir" ou de "jouir d'un moment" sont illusoires – Peut-être quelque chose de la vie en société a-t-elle un intérêt à nous entretenir dans cette illusion là : celle de la propriété, de la jouissance d’un bien, de la possession d’un acquis mais c’est faux et c’est précisément grâce à notre désir que nous pouvons le comprendre)


Devoir facultatif du 2e trimestre - Explication de texte


Traitez au choix l’un des textes suivants :




Quoique nous fassions nous sommes censés le faire pour "gagner notre vie" ; tel est le verdict de la société, et le nombre de gens, des professionnels en particulier, qui pourraient protester a diminué très rapidement. La seule exception que consente la société concerne l’artiste qui, à proprement parler, est le dernier "ouvrier" dans une société du travail. La même tendance à rabaisser toutes les activités sérieuses au statut du gagne-pain se manifeste dans les plus récentes théories du travail, qui, presque unanimement, définissent le travail comme le contraire du jeu. En conséquence, toutes les activités sérieuses quels qu’en soient les résultats, reçoivent le nom de travail et toute activité qui n’est nécessaire ni à la vie de l’individu ni au processus vital de la société est rangée parmi les amusements. Dans ces théories qui, en répercutant au niveau théorique l’opinion courante d’une société de travail, la durcissent et la conduisent à ses extrêmes, il ne reste même plus l’«œuvre » de l’artiste: elle se dissout dans le jeu, elle perd son sens pour le monde. On a le sentiment que l’amusement de l’artiste remplit la même fonction dans le processus vital de travail de la société que le tennis ou les passe-temps dans la vie de l’individu.
                                      Hannah Arendt – Condition de l’homme moderne

Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit. Ceci est non seulement nécessaire, mais désirable. Un homme qui entreprendrait d’examiner tout par lui-même ne pourrait accorder que peu de temps et d’attention à chaque chose ; ce travail tiendrait son esprit dans une agitation perpétuelle qui l’empêcherait de pénétrer profondément dans aucune vérité et de se fixer avec solidité dans aucune certitude. Son intelligence serait toute à la fois indépendante et débile. Il faut donc que, parmi les divers objets des opinions humaines, il fasse un choix et qu’il adopte beaucoup de croyances sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen. Il est vrai que tout homme qui reçoit une opinion sur la parole d’autrui met son esprit en esclavage ; mais c’est une servitude salutaire qui permet de faire un bon usage de la liberté. Il faut donc toujours, quoi qu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde  intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place. L’indépendance individuelle peut être plus ou moins grande ; elle ne saurait être sans bornes. Ainsi, la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure.
                                             Tocqueville – De la démocratie en Amérique


La moralité consiste à réaliser des fins impersonnelles, générales, indépendantes de l’individu et de ses intérêts particuliers. Or, la raison, par sa constitution native, va d’elle-même au général, à l’impersonnel ; car elle est la même chez tous les hommes et même chez tous les êtres raisonnables. Il n’y a qu’une raison. Par conséquent, en tant que nous ne sommes mus que par la raison, nous agissons moralement, et, en même temps, nous agissons avec une pleine autonomie, parce que nous ne faisons que suivre la loi de notre nature raisonnable. Mais, alors, d’où vient le sentiment d’obligation ? C’est que, en fait, nous ne sommes pas des êtres purement rationnels,
nous sommes aussi des êtres sensibles. Or, la sensibilité, c’est la faculté par laquelle les individus se distinguent les uns des autres. Mon plaisir ne peut appartenir qu’à moi et ne reflète que mon tempérament personnel. La sensibilité nous incline donc vers des fins individuelles, égoïstes, irrationnelles, immorales. Il y a donc, entre la loi de raison et notre faculté sensible, un véritable antagonisme, et, par suite, la première ne peut s’imposer à la seconde que par une véritable contrainte. C’est le sentiment de cette contrainte qui donne naissance au sentiment de l’obligation.
                                                                 Durkheim – L’éducation morale

C’est la société qui trace à l’individu le programme de son existence quotidienne. On ne peut vivre en famille, exercer sa profession, vaquer aux mille soins de la vie journalière, faire ses emplettes, se promener dans la rue ou même rester chez soi, sans obéir à des prescriptions et se plier à des obligations. Un choix s’impose à tout instant ; nous optons naturellement pour ce qui est conforme à la règle. C’est à peine si nous en avons conscience ; nous ne faisons aucun effort. Une route a été tracée par la société ; nous la trouvons ouverte devant nous et nous la suivons ; il faudrait plus d’initiative pour prendre à travers champs. Le devoir, ainsi entendu, s’accomplit presque toujours automatiquement ; et l’obéissance au devoir, si l’on s’en tenait au cas le plus fréquent, se définirait un laisser-aller ou un abandon. D’où vient donc que cette obéissance apparaît au contraire comme un état de tension, et le devoir lui-même comme une chose raide et dure ? C’est évidemment que des cas se présentent où l’obéissance implique un effort sur soi- même. Ces cas sont exceptionnels ; mais on les remarque, parce qu’une conscience intense les accompagne, comme il arrive pour toute hésitation ; à vrai dire, la conscience est cette hésitation même. (…) Si naturellement, en effet, qu’on fasse son devoir, on peut rencontrer en soi de la résistance ; il est utile de s’y attendre, et de ne pas prendre pour accordé qu’il soit facile de rester bon époux, bon citoyen, travailleur consciencieux, enfin honnête homme. Il y a d’ailleurs une forte part de vérité dans cette opinion ; car s’il est relativement aisé de se maintenir dans le cadre social, encore a-t-il fallu s’y insérer, et l’insertion exige un effort. (…) En un certain sens il serait faux, et dans tous les sens il serait dangereux, de dire que le devoir peut s’accomplir automatiquement. Érigeons donc en maxime pratique que l’obéissance au devoir est une résistance à soi-même.
                           Bergson, Les deux Sources de la morale et de la religion (1932)

« La question du libre arbitre demeure (...). Quelles que soient les considérations auxquelles on se livre sur le plan de la haute métaphysique, il est bien évident que personne n’y croit en pratique. On a toujours cru qu’il était possible de former le caractère ; on a toujours su que l’alcool ou l’opium ont quelque influence sur le comportement. Le défenseur du libre arbitre soutient qu’on peut à son gré éviter de s’enivrer, mais il ne soutient pas que lorsqu’on est ivre on puisse articuler les syllabes de Constitution britannique de manière aussi claire qu’à jeun. Et quiconque a eu affaire à des enfants sait qu’une éducation convenable contribue davantage à les rendre sages que les plus éloquentes exhortations. La seule conséquence, en fait, de la théorie du libre arbitre, c’est qu’elle empêche de suivre les données du bon sens jusqu’à leur conclusion rationnelle. Quand un homme se conduit de façon brutale, nous le considérons intuitivement comme méchant, et nous refusons de regarder en face le fait que sa conduite résulte de causes antérieures, lesquelles, si l’on remontait assez loin, nous entraîneraient bien au-delà de sa naissance, donc jusqu’à des événements dont il ne saurait être tenu pour responsable, quelque effort d’imagination que nous fissions. »
                                                            Russell - Le Mariage et la morale

samedi 24 février 2018

"Est-il absurde de désirer l'impossible?" - Problématisation et plan


Problématisation
Il nous est tous déjà arrivé, souvent quand nous étions enfants, de rêver que nous volions. Grâce à Freud, nous pouvons envisager l’hypothèse selon laquelle nos désirs qui n’ont pas seulement été refoulés par la censure influencée par le sur-moi mais aussi par le principe de réalité, se manifestent et produisent les images ainsi que les sensations du vol. Dans le songe, nous faisons donc l’expérience de notre capacité à susciter et à ressentir des actions dont nous savons bien, lorsque nous sommes conscients et éveillés, qu’elles n’ont aucune possibilité de s’effectuer réellement. Tout le propos de l’analyse consiste précisément, pour Freud, à affirmer (et à théoriser le fait) qu’aussi irréalisables que soient ses désirs, ils n’en sont pas pour autant dépourvus de sens, puisque ils font signe de motivations, d’aspirations, de mouvements faisant partir intégrante de notre psychisme, de notre être. 

A l’échelle non plus de l’individu mais de l’espèce, il n’est pas du tout inepte d’envisager que ces fantasmes nourrissant nos rêves soient pour le moins à l’origine des efforts technologiques que l’homme a fourni pour créer des engins capables de s’élever dans les airs. Il semble donc qu’il existe en nous une sorte d’ « usine » capable de concevoir des projets, de susciter des envies, des images et des sensations tout en demeurant totalement dissociée et imperméable à la réalité de son époque, de son milieu, de ce qu’il est, à cet instant et en ce lieu, possible de faire. Nous percevons bien, grâce à Freud et, dans une toute autre perspective, grâce à tout ce que cette fabrique a été capable de produire en termes d’innovations technologiques et scientifiques, à quel point il serait dangereux et stupide de considérer qu’elle ne formule que des inepties insignifiantes. Pour autant, c’est bien dans la maîtrise et la résignation d’un corps qui ne vole pas que l’enfant apprendra à marcher et les techniques décrites par Jules Verne pour aller de la terre à la lune sont très loin d’être opérationnelles. 

Aussi importante que puisse nous apparaître cette « usine à fantasmes », c’est précisément dans l’effort que nous produisons pour dépasser ce qui d’elle nous maintient dans l’impossible que nous parvenons à la rendre utile. Désirer l’impossible est un mouvement qui ne semble avoir de sens qu’à partir de l’instant où il est dépassé, nié, c’est-à-dire qu’à compter du moment où ce qui l’anime, c’est-à-dire le désir même se rationalise, se  clarifie, se spécifie, compose avec le réel jusqu’à devenir autre chose que lui-même, à savoir une volonté calme et froide, raisonnée, de parvenir à ses fins. S’il n’est sensé de désirer l’impossible qu’en vue de le rendre possible, alors il est absurde de s’enfermer dans le désir de l’impossible, et chacun de nous perçoit bien, dans son quotidien, tout ce qu’il doit de souffrance à cette détestable habitude de désirer ce qui précisément n’est pas son lot, cette inclination à doubler continuellement la ligne de la réalité de cette double voie du conditionnel : « Ah ! Si seulement j’étais ceci plutôt que cela », « Si j’avais choisi tel métier plutôt que celui-là », « si un tel ou une telle étaient encore vivants », etc. 

Si le fait de désirer l’impossible ne prend sens qu’à se concrétiser dans un processus qui le fait devenir possible, alors il faut bien convenir que cet impossible n’en était pas vraiment un et ne l’a finalement jamais été. La limite séparant l’impossible du possible est fluctuante, indéterminable. Quelque chose de notre histoire générique, de notre évolution humaine aussi bien que de notre destinée individuelle se dessine dans le tracé de cette limite. Autrement dit, quelque chose d’un Sens de la présence de l’être humain sur terre ainsi que de la personne que je suis s’y effectue. Est-il absurde de désirer quand il semble évident que c’est précisément toute à la fois l’histoire de l’être humain ainsi que la mienne qui se dessinent dans cette « ligne de crête » au fil de laquelle le possible et l’impossible ne cessent de se susciter tout autant que de s’exclure, de s’impliquer tout en s’ostracisant dans un mouvement dialectique et continu qui pourrait bien en fin de compte décrire le réel même ?
Evidemment il semble difficile de répondre : « oui », une fois le désir investi d’une telle dimension, d’un tel enjeu, d’un statut proprement indépassable, assimilable au cours même de nos existences (c’est comme si la texture même de nos vies étaient tissées dans le flux de cette matière désirante). Mais c’est précisément parce que nous nous situons à ce point crucial et décisif du questionnement au sein duquel le désir nous apparaît dans tout ce que sa puissance induit quant à l’énergie même alimentant, nourrissant et finalement traçant nos existences que l’interrogation sur le sens apparaît également dans sa dimension tragique la plus pure : n’est-ce pas précisément parce que nos vies se réalisent dans le fil désirant de cette dualité entre le possible et l’impossible qu’exister est tout bonnement absurde ?
Il n’est pas insensé de désirer l’impossible parce que c’est précisément ce mouvement qui est à l’origine même de notre histoire tout aussi bien génériquement (en tant qu’espèce) que personnellement mais en même temps, c’est à cause de cela qu’il est peut-être totalement absurde de vivre. Nous croisons, sur ce point, la thèse de Schopenhauer : 
« Déjà en considérant la nature brute, nous avons reconnu pour son essence intime l’effort, un effort continu, sans but, sans repos ; mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être : c’est comme une soif inextinguible.
  Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur: c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui : leur nature, leur existence leur pèse d’un poids intolérable. 
La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui. »
  Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation, Livre IV.

 Plan :
Nous avons vu ainsi se structurer des niveaux de questionnement dans notre approche problématique du sujet :

1- Désirer l’impossible est un mouvement efficient, notamment dans le rêve : il existe en nous une aptitude au fantasme qui peut se tenir totalement à l’écart de la réalité et tenir pour rien les limites physiques, techniques, morales ou légales de notre existence réelle, situé dans un certain temps et dans un certain lieu. Mais cette aptitude peut s’imposer à nous plutôt comme une fatalité et une dépendance d’abord parce qu’elle est la marque de l’existence en nous d’un Inconscient (Freud), ensuite parce qu’elle nous enferme dans le délire de l’hybris. Désirer c’est donc à la fois ce qui fait de nous des sujets de Sens dont les rêves, les pensées et les mouvements sont toujours à interpréter « comme symptômes » dans une perspective analytique mais c’est aussi ce qui nous fait perdre toute mesure en suscitant incessamment en nous des ambitions irréalisables, en doublant le fil du réel de celui du conditionnel de telle sorte que nous perdons le sens de la distinction entre le possible et l’impossible. Le désir en tant que « fabrique à fantasmes » fait donc à la fois de nous des êtres lisibles, « à double fond », pourrait–on dire, c’est-à-dire toujours à décrypter (que nous ayons des désirs, cela « fait sens » et génère du progrès) et des êtres irrationnels, susceptibles d'agir au gré de motifs passionnels, voire délirants. 

Mais cette usine crée également les conditions mêmes de mon malheur en me faisant miroiter sans cesse ce dont mon existence se constitue de cela même qu’elle l’exclue. Vivre vraiment, résolument, c’est-à-dire aussi exister, affirmer mon existence, c’est l’inscrire dans un milieu, sur un support dont il me faut bien accepter les conditions, comme on dit d’une plume qu’elle doit composer avec le grain du papier. Il me faut donc exister en dirigeant mon effort d’existence, en le concentrant sur cette ligne de partage entre ce que je peux et ce que je ne peux pas réaliser. C’est exactement ce mouvement que Descartes décrit dans la troisième maxime de sa morale provisoire : 
« Et ceci seul me semblait être suffisant pour m'empêcher de rien désirer à l'avenir que je n'acquisse, et ainsi pour me rendre content. Car notre volonté ne se portant naturellement à désirer que les choses que notre entendement lui représente en quelque façon comme possibles, il est certain que, si nous considérons tous les biens qui sont hors de nous comme également éloignés de notre pouvoir, nous n'aurons pas plus de regret de manquer de ceux qui semblent être dus à notre naissance, lorsque nous en serons privés sans notre faute, que nous avons de ne posséder pas les royaumes de la Chine ou de Mexique; et que faisant, comme on dit, de nécessité vertu, nous ne désirerons pas davantage d'être sains, étant malades, ou d'être libres, étant en prison, que nous faisons maintenant d'avoir des corps d'une matière aussi peu corruptible que les diamants, ou des ailes pour voler comme les oiseaux. »

2 – Nous voyons bien toutefois qu’il y a un présupposé dans cette morale provisoire, à savoir que l’entendement est la faculté qui désigne préalablement à la volonté vers quoi il lui est possible de se tourner avec des chances de succès. Il est aussi inutile de désirer être libre quand on est en prison que de vouloir être roi du Mexique quand on est philosophe en Europe. L’expression utilisée par Descartes est extrêmement juste et éclairante : « faire de nécessité vertu » car elle marque la présence dans son esprit de la certitude qu’il y a d’abord de la nécessité. L’ouvrage de la volonté du sujet peut dés lors s’exprimer en l’acceptant, en voulant, à partir d’elle plutôt qu’en dépit de ce qu’elle impose. Le sens que nous pouvons donner à notre action part précisément de cette acceptation nécessaire de la réalité : « je suis en prison ». Pourtant la question se pose de savoir sur le fond de quel mouvement il convient d’accepter cette situation et de la vivre comme une réalité si ce n’est précisément de cette usine à fantasme dont il était question précédemment. Qu’il y ait de l’impossible et qu’il faille m’y résoudre : n’est-ce pas ce que je ne pourrai absolument pas concevoir indépendamment de ce désir même de le dépasser ? En d’autres termes, qu’il me soit impossible d’être libre parce que je suis en prison, c’est ce que je ne peux « réaliser » qu’en me situant sur cette ligne de frontière ténue qui sépare l’expérience d’un « donné » (la prison)  de mon désir de le dépasser (la liberté).
Ce n’est pas parce qu’il y a d’abord une réalité que se dissocient à partir d’elle ce que je peux et ce que je ne peux pas faire, c’est au contraire dans la confrontation perpétuelle de ce qui m’est possible et de ce qui m’est impossible que se dessine au fur et à mesure de cette dialectique la ligne de fuite du réel, lequel ne consiste que dans cette fluctuation.
Dans la perspective de Descartes, il est fondamental de noter qu’il définit cette attitude dans le cadre de ce qu’il appelle une « morale » provisoire, ce qui signifie qu’il décrit ici un comportement correspondant à une valeur, à une justesse, à un Bien, à une norme. Autrement dit, changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde est « bien ». C’est cela qu’il faut faire. La valeur indéfectible de cette attitude juste, adéquate, ne peut se concevoir sans faire écho à l’émergence d’une réalité stable, posée, définitive. Il est toujours bon de déterminer, à partir de ce qui est, le possible et l’impossible.

Pourtant, si tel était bien le cas, comment pourrions expliquer que ces critères ne cessent de changer et finalement de se révéler à nous moins comme des pôles dirigeant notre action que comme des variables dans la fluctuation desquelles ce sont bel et bien nos actes et les désirs qui les animent qui peu à peu déplacent les curseurs et les normes ? Prenons un exemple : telle personne de sexe masculin « prend acte » de sa détermination sexuelle et juge impossible de vivre une sexualité féminine. Il serait absurde de désirer cette impossibilité consistant à éprouver un désir de femme, puisque il est homme. Mais ce désir demeure, s’affirme et finalement se fortifie jusqu’à provoquer la décision de changer de sexe. Il n’est pas question ici simplement d’évoquer la capacité d’un désir intersexué de faire bouger la ligne de partage entre le possible et l’impossible, mais bel et bien de faire signe de cette radicale inversion des termes par le biais de laquelle il apparaît clairement que ce n’est pas à partir du réel qu’une séparation peut s’instituer entre nos désirs réalisables et nos désirs impossibles, mais plutôt dans la fluctuation continuelle de cette ligne de partage entre le possible et l’impossible que se génère le flux du réel. Ce n’est pas parce qu’il y a de la réalité qu’il y a du désir, c’est parce qu’il y a du désir que le réel « est » et surtout qu’il est dynamique. Affirmer qu’il est absurde de désirer l’impossible équivaudrait dés lors à juger préférable que la réalité cesse d’être ce qu’elle est, c’est-à-dire dynamique.
C’est ainsi qu’en 1995, « une enquête est menée par des médecins allemands sur 500 hommes mâles ayant effectué un passage à l’hôpital  pour un traitement à l’urètre ou un cancer superficiel de la vessie. Pour 275 d’entre eux, soit 55%, les caractéristiques de leurs organes génitaux marquent sans ambiguïtés leur masculinité, mais pour les autres, soient 45%, cette détermination demeure problématique. L’identité sexuelle est ambiguë (hypospadie : conformation anormale du canal de l’urètre) » - Elsa Dorlin : « Sexe, genre et sexualités ».
 Il est finalement d’autant moins impossible pour un homme mâle d’avoir une sexualité féminine que la nature elle-même décrit en réalité moins une dualité des sexes qu’une sorte de  « continuum ». Finalement notre identité sexuelle est moins fixée par la nature que située par elle dans le flux ambivalent d’une intersexualité que la société, au contraire, va s’efforcer de contrarier en tant que tel, et d’inscrire, parfois violemment, comme se situant d’un côté ou de l’autre. C’est le genre imposé par la norme culturelle qui va nous assigner un sexe, mais la nature est beaucoup moins clivée comme l’atteste cette étude. Il n’est pas absurde de désirer l’impossible parce que c’est précisément le désir, dans tout ce qu’il induit de confusion, de perméabilité et de fluidité entre les genres, les catégories, les concepts  qui fait « devenir » le réel, qui le constitue au fil de cette tension incessante entre le possible et l’impossible.

3 – Nous réalisons ainsi que la thèse selon laquelle il y a de l’impossible au désir repose sur ce présupposé : le désir se définit par rapport à un objet. Mais en raisonnant de la sorte ne confondons-nous pas le désir avec la volonté qui, en effet, s’assigne à elle-même une fin, et n’a de cesse que de la réaliser ? Le désir, au contraire, désire désirer (alors que la volonté ne veut pas vouloir). Pierre Pasquini, professeur de Philosophie, illustre cette capacité du désir à ne se nourrir que de lui-même par ce passage du film « Forrest Gump » dans lequel le héros décide de courir :
« Qu’est-il arrivé ? Ce qui étonne tous ceux qui le voient et qui le questionnent, c’est que la force qui pousse Forrest Gump à courir n’est ni une contrainte, ni un but extérieur. Il ne court pas parce qu’il y est obligé, et il ne court pas en vue de quelque chose. Sa course, pourrait-on dire en vocabulaire plus philosophique, n’a pas de fin. Il court parce qu’il est poussé par une force qui l’amène à courir, et cette force ne se distingue pas de lui. C’est lui, directement et sans rien qui soit au-dessus. »
Ce n’est pas pour arriver quelque part que Forrest Gump court, c’est parce qu’il court qu’il arrive « quelque part », ou plutôt qu’il ne cesse de traverser des pays multiples puisque sa course va durer deux ans. L’objet ne constitue pas le désir, c’est le désir qui épuise les objets et manifeste ainsi leur profonde inanité, leur secondarité. C’est bien là presque littéralement le renversement qu’opère la philosophie de Spinoza par rapport à cette problématique du rapport entre le désir, le sujet et l’objet :

« Quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n’est jamais parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu’une chose est bonne, c’est précisément parce que nous nous y efforçons, nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons ».
Mais précisément n’est-ce pas parce que le désir nous apparaît maintenant comme cette force, cette puissance brute, anonyme et impersonnelle (au sens où elle n’est seulement plus cette force inconsciente qui anime le psychisme des sujets) qui dynamise le flux de la réalité même que la vie est absurde ? N’est-ce pas justement parce que la trajectoire de cette ligne de partage entre le possible n’est rien moins que floue, incertaine et finalement indécelable qu’exister ne peut plus revêtir de sens puisque il n’y a plus de finalité ? Selon Schopenhauer le vouloir-vivre (comme la volonté de puissance chez Nietzsche ou le conatus chez Spinoza) constitue l’énergie commune à la totalité du vivant et de l’être. Chez l’homme et chez l’animal, elle s’impose de façon suffisamment exhaustive pour faire de nous de purs élans, des appétits exclusivement occupés à satisfaire leur faim. Deux temps se succèdent dont absurdement en nous : celui de la quête marquée par le manque de ce que nous n’avons pas encore et celui de la satiété plein de l’ennui provisoire de n’avoir plus de lièvre à courir : « La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui : ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. »

En d’autres termes, nous désirons, nous acquérons, puis faisons l’expérience de l’incapacité de cet objet à satisfaire un désir qui n’est aucunement de notre fait (vouloir-vivre) et qui, par conséquent, nous incite à désirer encore, à souffrir jusqu’au désespoir de l’acquisition prochaine laquelle inexorablement stimulera par un nouveau manque la prochaine quête. Pendant que Schopenhauer se désespère, Forrest Gump court parce qu’il est plus spinoziste que le philosophe allemand et qu’il a parfaitement compris qu’il fallait dissocier totalement le désir de l’idée même d’objet ou de but, ce que Schopenhauer ne fait pas. Le sens qu’il y a à courir, c’est celui que la course se donne à elle-même en se réalisant, et l’on peut être d’autant plus joyeux de courir qu’on ne s’est pas vraiment fixé de ligne d’arrivée.

 Conclusion
Il n’est pas question d’affirmer que le désir ne cesse de faire reculer les frontières du possible. Il y a toujours de l’impossible et, heureusement, il y en aura toujours. Le monde n’est pas ce que nous voulons qu’il soit mais nous ne pouvons nous opposer à lui qu’en nous confondant avec le dynamisme qui le fait à chaque instant devenir lui-même. Nous pourrions illustrer cette thèse en reprenant l’exemple utilisé par Descartes et en le situant historiquement : il est  peut-être absurde si je suis prisonnier à Dachau de désirer ma liberté puisque il n’est pas possible que j’en jouisse, mais il n’est pas absurde que je désire y vivre, persévérer dans mon être, dans cette affirmation de moi qui se dessine peut-être à traits d’autant plus marqués que c’est justement cette existence là qui se trouve menacée à un point extrême. Rien n’est plus sensé dès lors que de désirer jouir de cette vie impossible.

vendredi 23 février 2018

Aide pour l'explication du texte d'Emmanuel Kant extrait "d'un prétendu droit de mentir par Humanité"

Ce texte est extrait de l’opuscule d’Emmanuel Kant : « D’un prétendu droit de mentir par Humanité ». L’auteur s’y oppose à l’écrivain français Benjamin Constant qui affirme qu’aucune société humaine ne peut se constituer sans que le mensonge ne s’y produise de temps à autre. L’idée de Constant est de poser la nécessité de « principes intermédiaires » qui permettent aux citoyens de vivre ensemble, pacifiquement, sans se soumettre à des principes moraux qui se discréditeraient par leur trop grande fermeté. Quelque chose de la vie collective justifie une certaine souplesse, des principes d’exception, c’est-à-dire l’autorisation de s’écarter provisoirement des lois ou de l’action vertueuse si la situation l’impose, par exemple, si je suis questionné par des assassins qui veulent tuer mon ami.

Emmanuel Kant contredit radicalement cette prise de position, ou du moins il se refuse à accorder la moindre valeur morale à une action qui se recommanderait de tels « principes intermédiaires ». Emmanuel Kant ne nous dit pas vraiment ici ce qu’il aurait fait en pareille situation mais il définit ce que l’on doit « moralement » faire, soit ne pas mentir, même dans une telle situation, tout simplement parce que la morale, c’est précisément la capacité qu’a l’être humain de former ses décisions indépendamment d’une situation et de la lui appliquer.
Il convient de garder en tête que tout le propos d’Emmanuel Kant est de donner du sens à la notion de « morale », de  « devoir ». Soit nous devons réfléchir à ce qu’une action morale « est », et il ne fait pas de doute que Kant nous le dit, soit elle est une notion vide qu’il vaut mieux abandonner. L’idée même de « devoir » suppose que l’homme conforme son attitude à ce que dicte la Raison universellement, indépendamment de son intérêt propre, de ses désirs ou encore des aléas caractéristiques de cette situation. Si nous laissons la situation telle qu’elle est nous imposer la conduite à suivre, alors il ne sert vraiment à rien de parler de devoir ou de morale. C’est un peu comme lorsqu’un enseignant de philosophie décrit le raisonnement qui distingue radicalement la vengeance et la justice et qu’un élève lui rétorque : « Mais vous qu’est-ce que vous feriez si vous étiez devant le meurtrier de votre enfant ? » Cela n’a rien à voir, cette réplique est une façon de refuser la réflexion. L’enseignant peut parfaitement répondre : « j’aurais probablement envie de me venger mais cela ne rendrait pas ma vengeance juste, cela prouverait simplement que je ne suis pas digne du statut d’être raisonnable. »
 

On comprend mieux ainsi le tout début du texte : « devoir formel de l’homme envers chacun ». Défendre que l’on puisse mentir en pareille occasion (si des assassins m’interrogent pour savoir si mon ami est chez moi) est une attitude qui repose sur la confusion entre deux « devoir faire ». Les évènements me dictent une conduite et la morale m’en indique une autre. Si je sais que ces personnes tueront mon ami quand je leur aurai avoué qu’il est bien dans ma maison, je ne le leur dirai pas « évidemment » mais sur quoi repose cette évidence ? Sur le rapport de causalité entre un fait et sa conséquence réelle. Chacun de nous agirait de cette façon, c’est une certitude. Mais est-ce une conduite morale ? Non. Affirmer que c’est moral parce que cela sauve la vie de mon ami est une erreur totale, selon Kant. Pourquoi ? Parce que cette conception du « devoir » est fausse, incorrecte. Une action morale est une action motivée par une pure bonne volonté, c’est-à-dire par une volonté débarrassée de toute inclination, de toute faiblesse, de toute pression exercée par la réalité. Une volonté pure est une volonté qui ne veut que vouloir, et pas désirer. C’est une volonté qui édifie, qui fait advenir un monde de totale liberté, en ce sens que l’homme ne s’y laisse guider par rien. L’homme s’y accomplit en tant qu’être raisonnable et non en tant qu’être sensible, faillible, affectif ou passionné. Il s’agit de bâtir un nouveau monde humain en lieu et place de l’ancien qui n’était régi que pas des pressions, des penchants, des affinités. L’argument qui consiste à évoquer la mort de mon ami comme justification du mensonge est celui de ce que l’on appelle une morale conséquentialiste. Une action ne serait bonne que si ces conséquences le seront. Mais cette proposition ne tient pas et cela se perçoit à la simple attention portée au futur auquel est conjugué son dernier verbe. Nous pouvons toujours faire le pire en vue du meilleur. Cette finalité est un projet, ce qui, lancé dans le monde, subit la contingence de la vie telle qu’elle va. La dimension morale d’une action se situe, au contraire, dans son intention, et celle-ci doit être pure, c’est-à-dire qu’un monde humain doit pouvoir s’y édifier. J’agis moralement quand je peux vouloir que tous les hommes agissent comme je le fais.
 

En mentant à ces personnes qui ont des intentions meurtrières, je ne commets donc pas vraiment une injustice à leur égard, puisqu’ils sont des assassins en puissance, mais cette considération n’a plus cours ici, c’est-à-dire sur le terrain moral. Cette expression « à leur égard » est vide de sens, caduque. Le contenu de mon mensonge, ses conséquences, les intentions des personnes que j’abuse n’ont aucun poids, aucune importance. Ce que je « dois » faire ne désigne pas ce qu’il me faut faire compte tenu des circonstances mais ce que je DOIS faire, tout court, ce que c’est qu’une action animée par le pur devoir, par une volonté qui ne veut que vouloir.
Nous voyons bien que Kant se situe dans une dimension morale et même pas légale. Une volonté qui ne veut que vouloir ne veut rien pour elle-même, parce que tout ce qui nous incitent à privilégier notre intérêt ou notre personne privée est de l’ordre du désir, de l’affection, de la passion. C’est sur ce point qu’il faut distinguer dans la pensée de Kant le « moi empirique » (replié sur ses appétits, ses désirs, sur son vécu, passif) et le « je transcendantal » (sujet humain, universel, raisonnable et « actif »). Mentir, quel que soit le contexte dans lequel je mens, est un geste qui ne peut être accompli que par le moi empirique. Le Je transcendantal ne peut pas mentir parce qu’il est d’emblée impliqué dans la portée universel de son acte et qu’en mentant il verrait autour de lui une société humaine fondée sur le mensonge. Mais en quoi ferait-elle société précisément ? Que serait le genre humain si les contrats, les paroles, les promesses, les échanges d’informations étaient tous caduques, mensongères ? Ce ne serait pas une société, ni une humanité, ni même un monde. Tous nos actes ont une portée universelle, c’est cela le présupposé même de la morale et c’est pour cela que mentir est un acte incompatible avec le devoir.
Qu’un mensonge soit, dans les faits, préjudiciable à Autrui ou pas n’a donc pas du tout à entrer en ligne de compte parce qu’il l’est structurellement, consubstantiellement. Mentir est l’acte d’une intention qui ne veut pas vouloir et qui, donc, se contredit en tant qu’intention, contrarie sa pureté, démissionne. Tout mensonge est l’acte suicidaire d’une humanité qui renonce à faire société, à faire monde, qui nie l’universalité dans laquelle pourtant elle consiste, de plein droit.
 

Mentir par générosité peut d’ailleurs se retourner contre l’intention même de l’auteur de la duperie. Le mensonge consiste en effet à brouiller la relation de transparence entre la réalité et le discours qui rend compte de cette réalité. On ment lorsqu’on dit qu’il fait beau alors qu’il pleut, mais on a, dés lors, fait intervenir dans la réalité des comportements nés de cette distorsion entre le réel et la vision que l’on en a. Ces comportements font à leur tour créer des actes fondés sur une fausse vision de la réalité et nous serons les responsables de tous les évènements provoqués par ce décalage dont nous sommes bel et bien l’initiateur. Si, donc, l’ami, réfugié chez moi, s’échappe de mon logis par une fenêtre, et si je mens à ses ennemis, je devrai entièrement porter la responsabilité des actions qui suivront, notamment de la mort de mon ami si, par malheur, ils se croisent juste après mon mensonge. Par contre, je ne saurai être tenu pour responsable de la vérité. J’ai fait ce que je devais faire. Kant essaie de prouver ici que les exigences de la morale et le droit légal peuvent se rejoindre, aussi différents soient-ils dans leur esprit.


Nous pouvons saisir cet argument différemment : les conséquences réelles de mon action ne sont pas en mon pouvoir, tout ce qui ‘engage, c’est l’intention avec laquelle j’ai agi. Il se peut que les conséquences de mon mensonge soient favorables à mon ami, mais c’est un hasard et je ne saurai m’en attribuer le mérite d’un point moral. Par contre, si les conséquences sont nuisibles à mon ami, ce qui est possible, alors je serai responsable de sa mort parce que je me serai moi-même nié en tant qu’être moral par mon mensonge. Récapitulons, si je dis la vérité et que mon ami meurt, je n’aurais pas tout perdu parce que 1) j’aurais agi moralement et 2) on ne saurait me reprocher légalement mon geste mais si je mens  et que mon ami meurt alors 1) je n’aurais pas agi moralement et 2) j’aurais provoqué sa mort en insinuant dans la réalité une vision fausse qui aura produit des effets, exclusivement nés de ma malveillance. Nous avons tout à perdre à mentir et toujours quelque chose à gagner à dire la vérité. Quoi ? La certitude d’avoir donné à notre Je transcendantal l’ascendant sur notre moi empirique, bref de s’être comporté comme un être raisonnable (au sens de doué de Raison).
La clé de voûte du raisonnement d’Emmanuel Kant est l’impératif catégorique : « Agis seulement d’après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. » Cet impératif doit s’exercer à tout moment, pour tour action, indépendamment de la situation, parce qu’il n’est rien d’une morale qui puisse soumettre à la réalité telle qu’elle est. Elle se doit au contraire de nous faire agir par pure bonne volonté, par respect à une société humaine telle qu’elle devrait être. On mesure bien a fortiori à quel point cet impératif prévaut dans la condamnation du mensonge car toute société humaine est fondée sur les échanges et le mensonge, en corrompant les échanges, rend l’idée même d’Humanité impossible. On croit, à tort, pouvoir mentir par humanité mais c’est précisément pour ne pas s’être rendu compte que tout mensonge, en lui-même, est déjà la négation même de l’idée même d’Humanité.


samedi 17 février 2018

"D'un prétendu droit de mentir par humanité" - Explication (2)


D) Explication linéaire de l’œuvre
§1 (Dans le recueil…le mensonge serait un crime) : Emmanuel Kant rapporte d’abord les propos de Benjamin Constant. Il énonce la proposition dont l’opuscule va, par la suite, s’efforcer de détruire la pertinence. Il n’est pas du tout sûr que Benjamin Constant vise vraiment Emmanuel Kant. Certains commentateurs citent plutôt Johann David Michaelis (1717 – 1791), philosophe orientaliste allemand. On ne trouve pas chez Kant cet exemple dans les œuvres publiées avant 1797. Finalement, cela importe peu. Emmanuel Kant réagit vivement à une objection qui ne lui est peut-être pas personnellement destinée, mais cela n’enlève rien à la portée philosophique de l’opposition. En ne précisant pas l’identité de l’auteur qu’il attaque (« le philosophe allemand »), Benjamin Constant entretient l’ambiguité et Kant ne s’attaque qu’à la proposition, notamment parce qu’elle lui permet de réaffirmer dans le cadre d’une situation très précise, les principes mêmes de sa conception de la morale.
Il s’agit, pour lui, de détruire le présupposé de toutes les morales dites « conséquentialistes », c’est-à-dire d’une définition de la morale qui justifie les moyens (mentir) pourvu que l’objectif de l’action soit moralement bon (sauver son ami). Tous les moyens sont permis si la finalité que l’on poursuit est juste, vertueuse. Le problème vient de ce que cette conception accepte de composer avec la réalité d’une situation plutôt que de s’imposer à elle. Or aucun motif empirique, c’est-à-dire lié à l’expérience, à la réalité d’une situation « telle qu’elle est » ne peut valoir dans la détermination d’un acte moral, tout simplement parce que la personne ne serait plus libre en s’y soumettant. La question posée par l’attitude morale ne consiste pas du tout à se demander ce que l’on peut faire étant entendu que la situation est telle qu’elle est, mais ce que l’on doit faire pour agir moralement, c’est-à-dire en tant que volonté libre qui choisit sa décision indépendamment de toute inclination ou de toute acceptation préalable d’une réalité donnée.
Si les morales conséquentialistes avaient raison, alors la fin justifierait les moyens et nous pourrions commettre les pires atrocités pourvu que la fin soit morale. On pourrait faire le mal en attendant qu’il en ressorte du bien. En un sens, la plupart des génocides et des hécatombes humaines se recommandent d’un tel principe d’action. Un dirigeant politique se donne à lui-même le droit de juger, à partir de la situation, de ce qu’il convient de faire pour le bien de « la nation ». Indépendamment de la question très délicate de savoir ce que lui donne ce droit, on mesure bien que sa décision s’appuie sur le monde tel qu’il est et non tel qu’il devrait être. Dés lors, ce n’est pas de morale dont il est question ici mais de réalisme, d’utilitarisme, de calcul des intérêts.
« Tout le monde doit convenir, écrit Kant dans « la préface aux fondements de la métaphysique des mœurs » (1785), que pour avoir une valeur morale, c’est-à-dire pour fonder une obligation, il faut qu’une loi implique en elle une absolue nécessité, qu’il faut que ce commandement : “ Tu ne dois pas mentir « , ne se trouve pas valable pour les hommes seulement en laissant à d’autres êtres raisonnables la faculté de n’en tenir aucun compte, et qu’il en est de même de toutes les autres lois morales proprement dites; que par conséquent le principe de l’obligation ne doit pas être ici cherché dans la nature de l’homme, ni dans les circonstances où il est placé en ce monde, mais a priori dans les seuls concepts de la raison pure ».
Il s’agit de « fonder une obligation ». Où trouver le principe d’une action morale ? Comment être sûr que notre action pourra s’imposer comme revêtant cette valeur ? Si nous répondons que c’est la finalité de l’action qui l’investit de cette dimension alors on se soumet à la situation, à la nature de l’homme, aux instincts, aux penchants, aux inclinations. La situation étant ce qu’elle est, les hommes étant ce qu’ils sont, il vaut mieux agir comme ça pour aboutir à tel résultat. Peut-être une telle vision de l’action aboutira-t-elle à ses fins mais d’aucune façon, elle ne saurait s’imposer comme « morale ».
Le principe de l’obligation ne saurait, selon Kant, se chercher ailleurs que dans les concepts de la raison pure, et par « pure », ce qu’il faut entendre, c’est débarrassée de tous les motifs anthropologiques ou sensibles. Autrement dit, c’est dans l’universalité, et seulement en elle, qu’il convient de trouver le principe de l’obligation morale.
Finalement Emmanuel Kant et Benjamin Constant entreprennent tous les deux de « sauver la morale », mais comme ils se font une idée absolument opposée du danger contre lequel  il convient de la prémunir, ils sont en désaccord complet. Benjamin Constant essaie de rendre la morale opérationnelle alors que Kant s’efforce de lui restituer sa pureté. La position défendue par chacun d’eux à l’égard de la morale est exactement pour l’autre ce qui lui fait perdre sa pertinence et son essence même. « A quoi sert une morale qui ne pourrait pas s’adapter à une situation particulière ? » demande Constant. « Mais en quoi une attitude qui se soumettrait à des conditions préalablement données pourraient-elle se concevoir comme morale, puisque elle se déterminerait, non pas eu égard à un « bien universel » mais plutôt à un « mieux particulier ».
Pour bien réaliser cette opposition c’est-à-dire ce qu’elle revêt d’incompatibilité radicale entre les deux positions défendues, il suffit de reprendre l’expression même de Benjamin Constant : « rendre la société impossible » et de réfléchir à la pertinence des deux argumentations :
- Oui Benjamin Constant « a raison » : dire la vérité en toute occasion rendrait la société impossible. De quelle société est-il ici question ? De ses règles et de ses habitus. Que chacun de nous s’interroge un minimum sur ses paroles, sur ce fond de conversation usuelle qui nous permet de nous insérer dans un groupe. Nous percevons immédiatement que nous répondons le plus souvent par une formule courante, rituelle qui ne dit rien ou plutôt qui dit le contraire de ce qui est vrai :
- Ca va ?
- Oui et toi ?
Cette dernière interrogation n’en est pas une, c’est une attention, une apparence de préoccupation des affaires de notre interlocuteur mais nous la prononçons sans y croire. Dans la grande majorité de nos discussions, nous ne parlons pas pour dire la vérité mais pour sauver les apparences et entretenir l’illusion d’un lien parce que nous savons bien qu’il en va de notre intérêt social. Nos prises de parole ne sont donc régulées que par un seul principe : celui de l’utilité, du bénéfice professionnel, affectif ou social que nous pouvons retirer d’une conversation. C’est seulement sur cette base qu’une société peut fonctionner.
- Oui, Emmanuel Kant « a raison » : aucune société ne peut se constituer sans ce fond d’adhésion universelle à la parole de l’autre. Le mensonge est immorale parce qu’il rend la société impossible dans son principe même celui de l’universelle croyance à la fiabilité du rapport humain, celui-là même qui finalement fonde nos lois, nos serments, nos contrats et nos règles. Tout ce que nous faisons se légitime de cette certitude qu’une humanité s’y fait s’y constitue en ne tolérant jamais la moindre exception. La question qui se pose n’est pas celle de savoir si les hommes peuvent s’y conformer mais exclusivement celle de savoir s’ils le doivent, et en effet, aucun homme ne doit jamais mentir. Ce point est vraiment fondamental : Emmanuel Kant n’affirme pas que nous pouvons dire la vérité à des assassins, il dit que nous le devons.
§2 :  Quelle est l’argumentation de Benjamin Constant ? Elle s’appuie sur le syllogisme suivant : si dire la vérité est un devoir (prémisse 1) et si les exigences du devoir ne se manifestent qu’à l’égard ce celles et ceux qui sont reconnus par leurs actes comme sujets de droit (prémisse 2), alors le devoir de dire la vérité ne s’impose nullement à l’égard d’un assassin puisque celui-ci s’exclue de la communauté des sujets de droit (conclusion).
Reprenons successivement les termes du raisonnement :
- La prémisse 1 ne peut pas être contredite par Emmanuel Kant. Mentir, c’est violer le principe même du respect d’Autrui. Nous mentons pour manipuler les autres, pour les utiliser en tant que moyens qui serviront nos fins, c’est-à-dire nos intérêts. Le mensonge ne s’oppose dont pas seulement à l’impératif catégorique comme nous le verrons mais aussi à l’impératif pratique : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité comme une fin, et jamais simplement comme un moyen".
- La prémisse 2 postule une assimilation qui pose davantage problème : là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Je ne me sens obligé qu’à l’égard d’une personne à laquelle je reconnais des droits. Cela suppose donc que le devoir de dire la vérité est conditionné. Il n’est pas absolu, mais relatif à la reconnaissance de l’autre en tant que sujet de droit. Nous percevons bien ici l’ambiguité inhérente à cette assimilation du droit et du devoir : elle cache toujours l’évidente nécessité d’un primat. On peut toujours dit qu’il n’y a pas l’un sans l’autre, la question se pose toujours de savoir lequel des deux est la cause de l’autre. Est-ce l’obligation (devoir) qui pose le droit ou le droit qui justifie l’obligation ? Finalement on perçoit bien que pour Benjamin Constant, c’est le droit qui conditionne et donc passe avant le devoir. Avant de m’imposer à moi-même le devoir de dire la vérité, il faut que je m’interroge sur le droit de l’autre de l’exiger. Mais nous verrons bien que Kant opposera à cet argument le raisonnement suivant : « un devoir qui est conditionné par l’attribution d’un droit est-il encore vraiment un devoir ? »
- La conclusion de Benjamin Constant suit les implications de ce que nous pourrions appeler « la clause restrictive de la portée de cette obligation » : ne sont en droit de réclamer de moi le devoir de leur dire vrai que celles et ceux qui le « méritent ». Nous devons constamment nous interroger sur le droit à la vérité de la personne qui me questionne. Je ne suis pas tenu de la dire à tout être humain d’un point de vue génétique mais seulement à celui qui est reconnu comme tel, c’est-à-dire en tant que sujet de droit. Si un homme manifeste de lui-même le désir de tuer son prochain, il s’exclue de cette communauté et ne saurait plus prétendre à ce droit. Je ne suis plus lié à son égard à la moindre obligation. Nous avons donc bel et bien affaire ici à une morale conséquentialiste. Le devoir de dire la vérité est conditionné à l’usage que va en faire mon interlocuteur. Ce n’est donc pas sur l’action de dire ou pas la vérité que je dois m’interroger d’un point de vue moral mais sur les suites de cette révélation. Que vas-tu faire de cette vérité, toi, meurtrier ? Puisque c’est pour tuer, je ne te la dois pas. Tu n’y as pas droit.
§3 : C’est évidemment sur cette restriction qu’Emmanuel Kant va concentrer l’essentiel de ses critiques. Le maillon faible de ce syllogisme se situe donc bel et bien dans la seconde prémisse. Il est absolument impossible de déduire le droit à la vérité du devoir de l’affirmer car le caractère absolu de ce devoir ne peut d’aucune manière s’accommoder de la nature conditionnée de ce droit. Si l’on fait dépendre la révélation de la vérité du droit de celles et ceux à qui on la communique, alors on fait entrer dans la définition même de ce qui est vrai la condition de sa divulgation, comme s’il ne suffisait pas qu’une proposition soit vraie pour être dite. Il faudrait convenir de la distinction entre la vérité qu’on découvre intérieurement et celle que l’on « publie », que l’on affirme aux autres. Il faudrait donc dissocier ceux pour lesquels 2+2=4 et ceux qui, n’étant pas dignes de cette vérité, n’y ont pas droit. Tout instituteur devrait donc diviser sa classe en deux parties : les « ayant » droit et les autres.
On peut parler de « droit à la vérité » si nous n’entendons par ce terme que des vérités d’ordre personnel comme le droit d’un enfant abandonné de connaître le nom de son père, ou encore le droit d’un malade de savoir s’il va mourir mais pour des vérités scientifiques, objectives, universelles, on ne voit pas bien comment cette exclusivité du droit à celles et ceux qui le méritent pourrait prétendre à la moindre pertinence. La vérité n’est pas une affaire de droit mais de recherche, de raisonnement, de preuve, de démonstration. Elle n’est pas une affaire de mérite.

§4 :   Une fois cette expression définitivement discréditée, Emmanuel Kant en vient à ce qui constitue, selon lui, le vrai problème. Il le définit par deux questions : 1) a-t-on le droit de mentir ? 2) Ne sommes-nous pas tenus par le devoir de mentir quand d’une part, la personne qui nous interroge exerce sur nous une contrainte et d’autre part quand les conséquences de notre révélation de la vérité pourraient amener la mort d’une autre personne ou la notre ?

Il est très important de dissocier ces deux questions, parce qu’en réalité, cela permet à Kant d’établir une hiérarchie, un ordre : c’est avec la réponse à la première que nous pouvons résolument aborder la seconde et trancher. Il est en effet « secondaire » de préciser que le questionneur est plutôt un interrogateur (au sens de « pratiquer un interrogatoire ») et d’envisager les conséquences désastreuses de la réponse correcte. Que dire en effet d’une morale qui répondrait : « non » à la première et « oui » à la seconde, c’est-à-dire qui considérerait que l’on doit dire la vérité et qui jugerait que dans ces circonstances là, on est obligés de mentir ? Qu’une simple situation particulière suffit à faire changer du tout au tout notre attitude, c’est-à-dire finalement que tout est affaire de circonstances. Ce n’est plus d’une morale dont il serait question, laquelle implique que nous nous tenions fermement à des principes établis au nom de valeurs qui se doivent de soumettre les conditions particulières de la vie. C’est finalement la logique même du serment : que penserions-nous d’une personne qui nous promettrait solennellement de nous aider et qui prétexterait de telle ou telle difficulté imprévisible pour trahir sa parole ? La morale consiste finalement dans un pari, que l’on peut juger « dément », ou tout simplement impossible à réussir. Quel est-il ? il existe des principes prescriptifs dont la justesse est suffisamment indiscutable pour que nous les suivions scrupuleusement dans notre vie, quels que soient les aléas de cette dernière.


§5 :   L’auteur répond donc à ces deux questions conformément à ce que l’ordre de leur exposition nous laissait pressentir. Une morale conséquentialiste, c’est-à-dire une morale qui tient compte dans la motivation de ses actes de leurs conséquences réelles, n’en est pas une, tout simplement parce que ce sont précisément les aléas de la vie qui donneront à notre action une continuation bonne ou mauvaise et que nous n’intervenons pas à ce niveau. Par contre, nous sommes totalement agissants, décisionnaires et responsables dans la volonté qui anime l’acte. C’est là et seulement là que se pose la question de la pureté de notre engagement. Comment être sûr que je suis vertueux en agissant ainsi ? En étant exclusivement d’une bonne intention en la voulant. Mais comment savoir que cette intention est bonne ? En la voulant gratuitement et pas seulement parce qu’elle m’est profitable, parce qu’elle m’arrange parce, que ce serait mon intérêt, mon plaisir, ma sensibilité qui y trouveraient avantage. Je peux m’assurer que mon intention est pure, c’est-à-dire qu’elle est débarrassée de toute motivation d’intérêt personnel si je la veux comme je voudrai une loi universelle qui s’appliquerait non pas seulement à mon pays mais à la totalité de la population des hommes. L’humanité est concernée et engagée dans la totalité de mes actes et mon intention sera bonne dés que je pourrai vouloir que mon action serve de modèle, de cadre législateur à tous les hommes.

C’est exactement en ce sens qu’il faut entendre le terme de « formel » (devoir formel de l’homme envers chacun). L’une des thèses les plus intéressantes d’Emmanuel Kant consiste à situer la morale dans la forme même du légal. Les lois ne sont pas toujours morales. L’auteur va d’ailleurs les critiques dans le paragraphe suivant, mais elles manquent la morale par leur contenu, jamais par leur forme ? Quelle est la forme de la loi ? L’universalité : le propre d’une loi, au-delà de ce qu’elle prescrit, consiste dans la manière dont elle le prescrit, c’est-à-dire « à tout le monde ». La forme d’une loi réside dans le fait de ne pas tolérer d’exception. Et c’est précisément dans cette forme là que Kant situe la clé de voûte de la morale, à savoir l’impératif catégorique : « Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle ».


Une morale conséquentialiste est forcément conditionnelle : telle action est morale à condition qu’elle ait des conséquences bonnes, mais ce seront alors les évènements et leur caractère contingent (le contraire de nécessaire : tout et n’importe quoi peut arriver - un événement contingent est un fait qui aurait tout aussi bien pu ne pas se produire) qui décide de la tournure morale ou pas de l’action : autant dire que la nature morale d’une action ne dépend aucunement de son auteur. On ne voit plus du tout comment le terme même de morale pourrait ici se justifier s’il ne désigne plus l’effort d’un sujet pour être vertueux. Il faudrait alors parler d’Ethique, mais ce ne serait plus une morale.

(C’est sur ce dernier point que l’on touche l’extrême cohérence de la philosophie Kantienne : il décrit exactement ce qu’une morale suppose, ce à quoi elle nous engage et ce en quoi elle consiste. Peut-être nous fait-il, par ce biais, comprendre tout ce qu’elle induit en terme de rigueur, d’exigence, de pureté formelle. Il est impossible de le contredire dans ce déploiement là, mais rien ne nous empêche de parfaitement comprendre son propos et d’en retirer cette conséquence qu’il nous est absolument impossible de suivre la morale. En d’autres termes : Kant a raison quand il nous dit que la morale nous interdit de mentir, quel que soit le contexte extérieur de ma déclaration, mais je peux parfaitement décider de m’exclure de la volonté d’agir moralement et mentir, parce que, dans mon esprit, l’éthique s’est substituée à la morale)

Puisque la morale ne s’applique qu’à la nature de l’intention, et puisque cette nature doit revêtir une forme universelle, la question de la réciprocité du devoir et du droit, dans le cadre d’un échange ne se pose pas. Je n’ai pas à me poser la question du droit de mon vis-à-vis à exiger de moi le devoir de lui dire la vérité. 1) Parce que c’est mon intention qui ici doit se déterminer seule et 2) Parce que ce vis-à-vis est toujours et partout « les hommes, tous les hommes, l’humanité ». Dans le texte, cette référence à l’universel tient en un seul mot : « en général ». Le terme est en italique mais cela ne suffit peut-être pas à saisir immédiatement la portée philosophique du mot. Il importe peu que ces hommes soient des assassins. C’est précisément contre eux que je leur dois la vérité. Je ne suis pas tenu de leur dire la vérité en tant qu’ils sont des assassins évidemment, mais précisément parce que ma décision ne s’adresse pas à eux, parce que mon vis-à-vis est l’humanité en général. Une action est morale quand elle se donne le contexte général d’un décor universel. J’agis toujours pour tous les hommes et devant eux.
Par conséquent, si je mens, je décrète le mensonge comme loi universelle et tous les contrats s’effondrent, tous les serments, toutes les paroles, tous les engagements. Parler à quelqu’un, c’est lui mentir. C’est une injustice faite à l’humanité qui l’empoisonne jusqu’à la dissoudre intégralement. Comment l’humanité pourrait-elle se constituer si le lien entre les hommes est corrompu, vicié, tordu par le mensonge ? Il n’y a plus d’humanité, il y a « des hommes », des électrons libres qui ne sont plus tenus par leur commune aimantation à l’égard d’un noyau. Les hommes ne forment plus un genre. Il y a des individus, éparpillés murés dans leur isolement, mais plus d’humanité.
§6 :   Il est donc inutile de suivre la recommandation des juges, c’est-à-dire des institutions juridiques et pénales de condamner le mensonge en la suspendant à cette condition qu’il soit préjudiciable à Autrui, car le mensonge est en lui-même, par lui-même, préjudiciable à autrui. Il l’est structurellement et pas conjoncturellement. On mesure ici l’importance du fossé qui sépare la sphère de la morale de celle du légal, car en un sens, le droit positif, en introduisant cette condition, manifeste clairement son exclusion de la morale. Si c’est seulement parce qu’il provoque un préjudice pour une autre personne que le mensonge est condamnable, alors cela sous-entend qu’il est des cas pour lesquels le mensonge pourrait se justifier, ce qui est indéfendable moralement comme Kant vient de nous l’expliquer. L’esprit même du droit positif n’est pas conforme à la source du droit. C’est comme si les lois appliquées défaillaient à cela même qui les constitue formellement et comme si seule la morale assumait cet esprit formel. L’esprit même de cette restriction est conséquentialiste, donc a-moral. Cette critique du conséquentialisme est vraiment fondamentale. Nous connaissons tous des exemples de cas de conscience du style : « si provoquer la mort d’un homme en sauvait des millions, le tueriez-vous ? ». Nous devinons clairement la réponse de Kant : placer le sauvetage de l’humanité réelle, vivante, comme la conséquence d’un acte immoral est un subterfuge, un piège, car l’humanité théorique est toujours déjà dans l’intention de l’acte initial. Si je veux tuer cet homme, je fais du meurtre la maxime de l’humanité et cela ne rendrait pas l’humanité possible, même si cela sauverait l’humanité réelle selon une supposée logique causale. Aucune finalité ne peut justifier moralement une action, mais seulement la pureté de son intention. D’un point de vue moral, il serait donc illégitime de tuer un homme pour sauver tous les autres parce que ces autres font déjà partie de l’enjeu du premier geste (meurtre ou pas).
§ 7 :  Après avoir insisté sur ce qui séparait la morale des lois civiles, Emmanuel Kant entreprend de les rapprocher, mais, pourrait-on dire « accidentellement » et cette restriction suffit à montrer la fragilité de ce rapprochement. Ce paragraphe est d’ailleurs une véritable exception dans l’opuscule. L’auteur s’y risque à formuler exactement le genre d’hypothèses dont il ne cesse de faire reproche à ses opposants, Benjamin Constant en particulier. Il évoque un contexte, une conjoncture dans laquelle la tournure des faits (dont il ne faut pas tenir compte d’un point de vue moral) épouse exactement la justice, telle qu’il la conçoit moralement. Si le hasard provoque une situation au sein de laquelle notre mensonge est la cause de la mort de notre ami, nous en sommes moralement et légalement responsable, alors que si cette mort fait suite à la vérité de notre déclaration, nous ne pouvons pas endosser cette responsabilité. « Etes-vous resté dans la stricte vérité, la justice ne saurait s’en prendre à vous », nous dit Kant. Si, en effet, nous disons la vérité aux assassins, nous suivons ce que nous pourriez appeler une chaîne de causalité : interrogation / réponse vraie / meurtre. Nous n’intervenons pas dans cette ligne, nous y sommes simplement intégrés. Imaginons maintenant que nous mentions et, que pendant ce mensonge, notre ami se soit échappé de la maison par une fenêtre. Trompés par ma manipulation, les assassins tombent sur leur cible à l’extérieur de la maison et le tuent. Dans ce cas, mon mensonge a insinué une ligne divergente, une distorsion : Interrogatoire / Mensonge / Meurtre. J’ai créé sciemment une ligne de faits dont mon mensonge est le facteur divergent, la cause. Je suis l’auteur d’une succession d’évènements qui ne se seraient pas produits si je n’avais pas pris la décision de mentir. J’ai non seulement brouillé le rapport de transparence nécessaire entre les faits et mon compte rendu des faits mais aussi celui de la fiabilité entre les hommes et le crédit accordé aux déclarations des hommes, crédit sans lequel l’humanité n’est plus tenue, plus liée.
L’esprit de cette hypothèse est pour Kant, de bien montrer qu’il est impossible d’investir aux suites physiques d’une décision d’une portée morale parce que « tout peut arriver ». Nous sommes livrés à la contingence des évènements, lesquels peuvent se révéler favorables ou défavorables. Nous ne pouvons pas être tenu pour moralement responsable des suites d’un acte parce que son efficience morale se situe dans l’intervalle préalable de notre intention.
 

§ 8 et 9 :   On ne peut pas reprocher à une personne d’avoir dit la vérité même si cette vérité peut s’intégrer à une chaîne de causalité dont le dernier maillon sera le meurtre d’une personne. Mais on peut, à juste raison, rendre une personne légalement responsable de la mort d’autrui si dans les causes de cette mort intervient à quelque moment son mensonge.

Emmanuel Kant s’attaque ensuite au fondement même de l’argumentation de Benjamin Constant concernant la notion de principe intermédiaire. Nous allons donc quitter temporairement la question du mensonge. Il existe des principes vrais : « on ne doit pas mentir à Autrui » ou encore « nul homme ne peut être lié que par des lois auxquelles il a concouru » mais ces principes peuvent se révéler inapplicable en eux-mêmes, selon Benjamin Constant et c’est la raison pour laquelle il faut recourir à des principes intermédiaires qui rendent possible son application moyennant certains « aménagements ».

Par rapport au principe du respect des lois (auquel nous ne sommes tenus que dans la mesure où nous avons participé à leur constitution) le principe intermédiaire, c’est l’élection des représentants. Si le législateur applique le premier principe à une société nombreuse sans le principe intermédiaire rendant possible le recours à des représentants, il semble évident que chacun va se croire légitimé à participer aux lois de façon anarchique et personnelle, ce qui provoquerait des désordres. Mais en eux-mêmes, ces bouleversements ne prouveraient pas que le principe est mauvais. Ils démontreraient seulement qu’il a besoin d’être médiatisé par un autre principe. Nous retrouvons ici la thèse de Benjamin Constant selon laquelle ce n’est pas parce qu’un principe est vrai, pertinent en soi qu’il peut être appliqué à la société sans précaution d’usage. Emmanuel Kant souligne ici sa contradiction : pourquoi convenir dans cet exemple de l’égalité de tous les citoyens devant la loi, égalité fondée sur le principe de leur égale participation, de sa justesse et de la nécessité de le maintenir alors que le principe absolu de la véracité dans les déclarations que l’on fait à Autrui est abandonné par l’écrivain français ? La réponse est évidente : parce qu’il est impossible d’intercaler ici un principe intermédiaire : nous avons affaire à un principe inconditionné, parce que nous nous situons sur le terrain de la morale, et pas sur celui de la politique (même si comme Kant l’affirmera plus tard c’est à la politique de se régler sur la morale et pas l’inverse)

La suite de l’opuscule se concentre sur cette notion de « principe intermédiaire ». Il faut d’emblée remarquer que cette expression est quasiment un oxymore, car principe vient du latin « principium » qui signifie « commencement, origine, cause première ». Or un principe ne peut pas devenir intermédiaire sans cesser d’être un principe puisque il est, en quelque sorte « second ». Un principe est, au sens propre, « inconditionné », c’est-à-dire qu’il n’est causé par rien, il est la cause de tout. Ne jamais mentir, quel que soit le contexte est ainsi, selon Kant, un principe. Sous couvert de poser là un principe intermédiaire, on remet finalement en cause la notion même de principe absolu. Si l’on pose qu’en certaines circonstances, on a le droit de mentir, on n’est pas du tout en train de rendre praticable le principe « premier » (pléonasme) selon lequel dire la vérité est un devoir, on l’annule purement et simplement. Il ne peut exister de principes intermédiaires par rapport à ce devoir là.
Benjamin Constant confond politique et morale en citant à l’appui de sa démonstration le principe égalitaire suivant : « nul homme ne peut être lié que par les lois auxquelles il a concouru. » Il convient de ne pas oublier que nous sommes en 1797. La révolution française a eu lieu et ce principe fait partie de la déclaration des Droits de l’homme (Art 6). Benjamin Constant soutient qu’un tel principe dans une société nombreuse ne peut fonctionner que si les citoyens acceptent de déléguer à des représentants leur droit inaliénable de participer aux lois. Cette thèse est absolument contraire à celle que développe Rousseau dans son livre, « le contrat social » :
« La Loi n’étant que la déclaration de la volonté générale, il est clair que dans la puissance législative le Peuple ne peut être représenté ; mais il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la Loi. » Pour être clair, Rousseau exprime ici son accord avec la notion de chef d’état élu par le peuple (pouvoir exécutif) mais pas du tout avec la fonction accordée à l’assemblée nationale par nos institutions (pouvoir législatif). Qu’il existe des députés, chargés de concevoir et de voter les lois qui seront appliquées dans le pays, c’est ce qui ne peut s’effectuer, selon Rousseau sans remettre en cause le principe même de la souveraineté du peuple. Cette souveraineté s’exprime dans le concept de « volonté générale » et personne ne peut vouloir à la place de la volonté générale. Benjamin Constant formule donc ici une position contraire à celle de Rousseau. C’est finalement la considération du nombre de citoyens qui conduit Constant à insinuer de la représentation dans la notion de « concours ». Mais chacun perçoit bien que ce terme est en lui-même ambigu : signifie-t-il que les citoyens participent directement à l’élaboration des lois, ou bien qu’ils élisent des représentants qui, en leur nom, édifieront ces lois ? Les deux interprétations sont possibles. Par contre, nous ne relevons pas du tout la même ambiguïté dans le principe selon lequel dire la vérité est un devoir, tout simplement parce qu’aucune nuance ne peut être apportée à cet impératif sans le trahir. Dans sa volonté de poser à toute force, et surtout dans tous les domaines, aussi bien politiques que moraux, l’existence de principes intermédiaires qui ont pour fonction d’appliquer des principes reconnus comme absolument vrais, Benjamin Constant, d’une part, confond deux sphères très distinctes, et d’autre part (mais c’en est la conséquence immédiate) se contredit en abandonnant le principe absolu de la véracité pour le devoir de dire la vérité, alors qu’il affirme que ce principe ne doit jamais être lâché concernant l’égalité des citoyens dans leur concours à l’édification des lois.
On mesure bien dans ce paragraphe la volonté d’Emmanuel Kant de distinguer le moral, le légal et le politique. Benjamin Constant, selon lui, commet  une grave erreur en mettant sur le même plan ces deux principes : « le devoir de dire la vérité » et « nul ne peut obéir aux lois sans avoir participé à leur édification », car autant le première est moral, autant le deuxième est politique et s’il est vrai que l’on peut trouver des principes intermédiaires au second (Kant reviendra sur ce point ultérieurement dans l’opuscule avec les notions de postulat, d’axiome et de problème), il est absolument impossible de le faire pour le premier.

§10 :   Nous revenons à la question du mensonge. Il existe une différence entre le fait d’être la cause d’un dommage pour autrui et l’acte par lequel nous commettons à son égard une injustice. Nous ne sommes justiciables que dans la mesure où nous sommes responsables. Questionné, par ces assassins potentiels, je ne suis pas responsable de la vérité que je me vois à la fois contraint par la force et obligé par le devoir à leur livrer. C’est probablement cette compatibilité qui d’ailleurs nous pose vraiment problème pour adhérer totalement à la position défendue par Emmanuel Kant. Nous considérons que dire la vérité s’apparente ici à de la lâcheté et qu’il y aurait plus de courage à la dissimuler ou à l’altérer, parce que finalement nous adoptons spontanément la perspective des criminels, celle de la force. Nous ne nous situons pas d’emblée dans une perspective morale. Comment le pourrions-nous d’ailleurs ? Que nous puissions ici vouloir dire la vérité parce que c’est la seule chose que je puisse décider purement, indépendamment de tout motif pathologique, de toute inclination ne nous vient pas à l’esprit, parce qu’il y a cette pression de la question posée par ces bourreaux. Comment pouvons-nous désigner comme obligation (devoir) la réponse que j’adresse à une question qui m’est imposée par la contrainte (force) ? Comment peut-on se faire une obligation morale de répondre à une question à laquelle nous n’avons pas la possibilité physique de nous soustraire ? C’est probablement l’objection la plus cruciale qu’il est possible d’adresser à Emmanuel Kant, même si nous connaissons la réponse qu’il formulerait à son endroit : se déterminer d’un point de vue moral suppose que c’est en tant que « Je transcendantal » que nous prendrons notre décision, c’est-à-dire indépendamment des conditions empiriques et particulières de cette situation là. Il se trouve qu’en l’occurrence, dans ce cas, la pression physique et la menace des assassins épousent la même direction que le devoir moral : dire la vérité, mais ce n’est pas en me soumettant à leur contrainte que je dis la vérité, c’est au contraire parce que c’est exactement ce que toute volonté bonne, dépouillée de tout motif pathologique se doit de faire « librement ». 
Extérieurement, tout pourrait laisser croire que j’agis ainsi par lâcheté, par peur de mourir, en cédant à la force mais, dans la perspective Kantienne, ce n’est pas le cas. Il importe ici plus que tout que nous dissocions la portée physique de nos actions (moi empirique) de l’esprit dans lequel ces actes sont accomplis. Je dis la vérité mais c’est bien pour me dégager de toute pression physique et sensible que je l’énonce même s’il peut sembler que c’est par fléchissement de ma volonté. Elle s’affirme au contraire dans ma réponse dans la mesure où elle rend possible et effective une humanité régie par le devoir de dire la vérité. Une volonté raisonnable ne peut dire la vérité et par raisonnable, il ne faut pas du tout entendre ici « prudente », mais bel et bien universelle et rationnelle. Dans ce paragraphe, Emmanuel Kant utilise deux fois le terme de hasard pour insister sur la confusion de Benjamin Constant entre la nuisance dont on peut être l’une des causes pour une autre personne et le fait de commettre une injustice à son égard. On peut être pris dans une chaîne de causes et d’effets qui vont aboutir à la mort de quelqu’un, parce que la réalité consiste précisément dans cet enchaînement d’aléas, mais à l’intérieur de cette chaîne, il nous faut nous comporter moralement, c’est-à-dire indépendamment d’elle. Il dépend de moi de dire ou pas la vérité, dans cette réponse se profile le champ d’un acte moral, dans lequel c’est à ma liberté de sujet transcendantal de s’exprimer, d’inscrire un monde raisonnable d’êtres humains, ce qui en dépendra, par contre, prendra corps à nouveau dans cette succession d’aléas qui ne dépend de personne. C’est exactement en cela que consiste le projet même d’Emmanuel Kant : comment insinuer de l’action pure, libre, exclusivement humaine, dans un monde d’aléas. A quoi pourrions-nous reconnaître de l’action humaine, c’est-à-dire raisonnable ? Autant les actions animales, sont instinctives, pulsionnelles et purement réactives, selon Kant (on peut parfaitement ne pas être d’accord avec cette conception de l’animal), autant l’homme a le pouvoir et le devoir d’agir indépendamment de sa sensibilité, de vouloir vraiment son acte, d’en être non seulement l’acteur mais aussi l’auteur, l’initiateur. La responsabilité de la personne questionnée ne peut pas s’étendre rétroactivement à l’intention des meurtriers de tuer son ami. C’est pourquoi il ne faut pas assimiler le dommage considérable qui va résulter de sa réponse pour son camarade à une injustice, car 1) il n’y a pas d’ « ami » qui vaille dans le domaine de la morale (affectivité), il n’y a pas d’amitié trahie parce qu’il n’y a pas d’amitié tout court et 2) Il n’a pas voulu cette mort. Comment se déterminer indépendamment du hasard dans un monde qui finalement n’est en lui-même, fait que de hasards ?
En faisant valoir ce principe Stoïcien en vertu duquel ma responsabilité n’est engagée qu’au sein des actions qui dépendent de moi sans préjuger de celles qui n’en dépendent pas. Il dépend de moi de dire la vérité ou pas, il ne dépend pas de moi que ma réponse s’inscrive dans un enchaînements de cause et d’effets au sein duquel la volonté meurtrière de ses poursuivants, la raison qui, à leurs yeux, justifie sa mort, les évènements eux-mêmes et « la vie telle qu’elle va » se mêlent les uns aux autres pour produire cette réalité là. Dans sa volonté de détruire la position de Benjamin Constant, Emmanuel Kant utilise d’ailleurs une formulation très problématique : « Il n’est pas du tout libre en cela de choisir, puisque la véracité (lorsqu’il est une fois forcé de parler) est un devoir absolu. » Dés lors, en effet, que nous nous interrogeons sur la dimension morale de nos actes et surtout de notre intention, Kant nous permet de trouver une réponse catégorique : je ne suis pas libre de ne pas mentir parce que la vérité est un devoir absolu, mais c’est précisément au nom de la liberté humaine, universelle que l’idée même d’une morale s’instaure et s’impose à nous. C’est pour que l’homme soit libre à l’égard du monde, de la nature et de ses penchants qu’il faut qu’il y ait de la morale. Par conséquent c’est pour que l’homme soit libre que moi, sujet transcendantal mais aussi « moi empirique », je ne suis pas libre de mentir ou de ne pas mentir. Pour que l’homme (le genre humain) soit libre, il faut qu’il y ait une morale, mais dans cette morale, l’individu va trouver exactement ce qu’il y cherche, à savoir des principes purs, inconditionnés qui vont déterminer sa conduite inconditionnellement, absolument sans lui accorder la moindre marge de manœuvre.
Il n’y a donc aucune condition qui puisse nuancer l’impératif moral de dire la vérité, parce que c’est justement en tant qu’il est sans condition qu’il est moral. On pourrait dire, sans aucunement jouer sur les mots, que c’est précisément parce que nous sommes libres en donnant une dimension morale à nos actes et à nos intentions que nous ne sommes pas libres du tout à l’intérieur même de cette morale.
§11 :   Emmanuel Kant est soucieux de montrer pourquoi Benjamin Constant se trompe non seulement en affirmant que le devoir de dire la vérité peut moralement être soumis à condition, mais aussi que l’on peut mettre sur le même plan un principe moral (dire la vérité) et un principe politique (l’égalité de tous par rapport à la participation aux lois). C’est pourquoi il s’attaque maintenant à cette question là. La différence fondamentale entre la morale et la politique réside dans le fait que la première n’a pas à tenir compte des hommes tels qu’ils sont, alors que la seconde évidemment se donne comme finalité et comme fonction d’organiser la vie réelle des hommes réels dans un collectif. Aussi distincts que soient ces deux domaines, il serait très dangereux d’accorder à la politique une indépendance totale par rapport à la morale. C’est très exactement cette conception que Machiavel développe avec une radicalité que Kant désapprouverait totalement : la fin justifiant les moyens, tout prince ou chef d’état serait libre d’agir comme il l’estimerait nécessaire pour maintenir l’ordre et la paix civile dans le territoire.
Il faut donc bien que la politique suive la morale, mais ce n’est pas pour autant que la morale et la politique sont assimilables l’une à l’autre. Mais comment la philosophie peut-elle résoudre ce problème épineux de l’application du droit (morale : Kant évoque le principe général du droit) à la politique sachant que la deuxième ne peut faire abstraction des conditions réelles, empiriques de la vie des hommes ?
Il s’agit donc ici de faire le grand écart entre un principe de droit dont on ne peut pas discuter la valeur, la pertinence, ni la vérité et les aléas de la vie politique dans laquelle il faut bien prendre en compte les mouvements, les humeurs des hommes. Finalement ce n’est ni plus ni moins que du rapport entre la morale et la vie réelle, empirique, qu’il s’agit d’étudier ici, à savoir exactement ce qu’il n’était aucunement question de prendre en compte dans la question précédente du mensonge (puisque Kant n’a traité ce problème que d’un point de vue moral, non empirique).
Par « métaphysique du droit », on peut entendre les principes dont peuvent se recommander les principes juridiques. La métaphysique questionne toujours les origines, les causes. Il faut prêter attention au fait que Kant n’utilise pas dans ce paragraphe le terme de morale, probablement pour éviter toute confusion entre une discipline « pure » au sein de laquelle aucune motivation sensible, physique, affective ne doit jouer et la politique qui, au contraire, doit prendre en compte les hommes tels qu’ils sont, avec leur « moi empirique ». Toutefois il est clair que, dans l’esprit de Kant, c’est bien à cette question de l’application d’un domaine prescriptif, comme la morale,  à une discipline empirique, comme la politique, qu’il convient maintenant de trouver une solution.
L’auteur fait ici quasiment une leçon (Kant était professeur et précepteur). Il énonce les trois éléments nécessaires au philosophe pour gérer ce grand écart entre la morale et l’application : Un axiome, un postulat, un problème.

Qu’est-ce qu’un axiome ? C’est une vérité suffisamment certaine pour qu’un raisonnement puisse s’appuyer sur elle et se constituer à partir d’elle. Dans « la critique de la Raison pure », Emmanuel Kant distingue trois types de propositions : apodictique, assertorique et problématique. L’affirmation selon laquelle « par un point passe une infinité de droite. » est absolument vraie. Elle a valeur d’axiome, c’est-à-dire qu’elle est à la fois universelle, nécessaire et non démontrable. Un jugement assertorique est vrai expérimentalement, sa vérité est anecdotique, contingente, factuelle, il se trouve que Jules César a franchi le Rubicond mais il aurait pu ne pas le franchir. Il n’y a rien dans cette proposition qui soit nécessaire ou qui puisse fonder un raisonnement. Le jugement problématique est une affirmation dont la vérité pose question, est en suspens. Elle peut être fausse. La plupart des propositions du sens commun du genre : « c’était mieux avant » ou « les femmes ne savent pas conduire » sont des propositions problématiques.

Qu’est-ce qu’un postulat ? Kant utilise ici un vocabulaire faisant référence aux mathématiques. Il importe donc de le situer par rapport à deux autres notions utilisées en algèbre et en géométrie : l’axiome précédemment défini et le théorème. Le « postulat » se situe juste entre ces deux notions : Comme le théorème et contrairement à l’axiome, le postulat n’est pas évident, sa vérité ne s’impose pas d’elle-même (le théorème demande à être démontré et il doit l’être), mais comme l’axiome, il n’est pas démontré, il est une proposition qu’il nous faut admettre pour enchaîner à partir de lui des propositions qui permettront un raisonnement ou l’instauration d’un plan. Ces trois termes : axiome, théorème, postulat sont fondateurs mais des trois, c’est le postulat qui est le moins assuré parce que la vérité de l’axiome s’impose intuitivement sans être discutée ni démontrée, la vérité du théorème s’impose par la démonstration alors que la vérité du postulat est « suspendue ». C’est une concession, une proposition qui commence par la formule : « Admettons ceci ou cela pour voir ce qui peut se constituer à partir de cette base » que « par un point posé hors d’une droite ne peut passer qu’une seule droite parallèle à la première » est un postulat qui nous permet de poser le plan euclidien. Cette proposition est vraie dans la mesure où elle nous permet de définir le cadre d’un plan euclidien en deux dimensions. Mais elle n’est pas vraie dans une géométrie à trois dimensions qui, en faisant intervenir la profondeur, rendrait possible cette évidence selon laquelle « par un point posé hors d’une droite peut passer une infinité de droites parallèles à la première. » Un postulat est donc vrai dans la limite d’un cadre mais en même temps, elle pose ce cadre à l’intérieur duquel on peut déployer l’enchaînement de propositions ne valant qu’à l’intérieur de ce cadre.

Qu’est-ce qu’un problème ? On pourrait dire vulgairement que c’est le moment où il nous faut mettre les mains dans le cambouis », se heurter à toutes les contradictions, les aléas, les hasards et les contingences du monde réel, en l’occurrence des hommes tels qu’ils sont avec « leur moi empirique ». Le problème désigne la confrontation entre la théorie et la pratique. Nous nous sommes armés d’un axiome qui est absolument et indiscutablement vrai, puis d’un postulat qui, inspiré par cet axiome « tente » quelque chose, propose un cadre et il nous faut maintenant affronter concrètement le problème de son application à la réalité telle qu’elle est. De l’axiome au problème, nous ne cessons de combler le fossé qui sépare ce qui est vrai en théorie de ce qui peut fonctionner en réalité.
Ici Kant se place exactement dans la question qui était traitée par Benjamin Constant ; Il vient le défier « sur son terrain » car il faut bien se souvenir que les angles d’approche de la valeur morale du mensonge n’étaient pas du tout les mêmes entre les deux hommes. Kant est un philosophe soucieux de déterminer les principes de la morale. Benjamin Constant est un écrivain et homme politique qui souhaitait pointer le danger de l’application brute de principes vrais (il serait désastreux, selon lui, d’imposer sans intermédiaire des principes qui ne seraient vrais qu’en eux-mêmes).
Ce que Benjamin expédie en utilisant simplement le terme de « principe intermédiaire », Kant le détaille avec précision par cette trinité « axiome /postulat /problème » à laquelle il s’agit maintenant de donner un contenu. Reprenant la question des lois : « Nul homme ne peut être lié que par les lois auxquelles il a concouru », nous disposons de l’axiome : la liberté civile. Aucun état de droit ne saurait se concevoir si les citoyens n’y sont pas libres. De cet axiome de la politique, vrai par lui-même, en lui-même, il faut retirer un postulat : l’égalité, la participation de tous les citoyens aux lois, sans privilège des uns par rapport aux autres dans la conception et dans l’application de ces lois. Le problème est celui du nombre de citoyens qu’il convient d’administrer et c’est ce problème qui peut être, selon Kant et Benjamin Constant (mais pas pour Rousseau), résolu par un système de représentation (les députés).
Sur cette question Emmanuel Kant et Benjamin Constant ne sont pas en désaccord puisque ils définissent tous les deux la représentation comme la solution de cette difficulté mais on perçoit bien la volonté du philosophe de marquer le caractère plus précis et plus méthodique de son analyse. La notion de principe intermédiaire est un peu « frustre », grossière. D’autre part, deux points sont fondamentaux dans la mise en place de cette trinité, selon Kant :
- Il convient de ne pas inverser les phases et les étapes qu’il décrit. Le problème est le dernier moment, pas le premier. Ce n’est pas du problème qu’il faut partir pour aller vers la solution mais de la vérité théorique à son application pratique qui, elle, est problématique. Pourquoi ? Parce qu’en commençant par le problème nous considérerions que « la fin justifie les moyens », nous serions dans l’urgence de répondre rapidement, provisoirement, et imparfaitement au problème. Ce n’est pas la fin qui justifie les moyens, c’est la vérité du principe qui aboutit par paliers successifs (de l’axiome au postulat et du postulat au problème) au moyen : la représentation.
- Kant fait explicitement référence à ce qui distingue radicalement selon lui, la morale et la politique, à savoir « la connaissance expérimentale des hommes ». Autant cette connaissance est requise en politique (mais en fin de parcours seulement, c’est-à-dire pour déterminer le moyen qui permettra de résoudre le problème), autant elle définit exactement ce dont la morale s’exclue, ce dont il ne faut pas tenir compte pour déterminer une volonté bonne, c’est-à-dire une action morale.
§12 :   Emmanuel Kant vient de décrire ce qu’il conviendrait de concevoir derrière cette expression générale de « principe intermédiaire ». Or, tout ce qui justifie que cette procédure fonctionne pour la politique démontre que cela ne peut pas s’appliquer dans les mêmes termes à la morale, parce que la représentation ne constitue pas une négation de la liberté alors que le mensonge autorisé nie le principe du devoir universel de vérité.
Un principe apodictiquement certain ne peut pas être abandonné quelques soient ses dangers apparents : Benjamin Constant et Emmanuel Kant sont apparemment d’accord sur ce point mais le philosophe est soucieux de montrer que ce n’est qu’une apparence car ils ne mettent pas la même chose derrière le terme de danger. Constant affronte bel et bien le danger de la représentation sans remettre en cause le principe de la liberté mais il ne parvient pas à maintenir cet équilibre dans le rapport du principe du devoir de vérité avec le danger de la conséquence mortelle de cette vérité. Cet équilibre est de toute façon impossible à trouver, tout simplement parce que la trinité axiome / postulat / problème vaut en politique mais pas en morale.  Il n’y a pas de danger à suivre et appliquer un principe moral posé et défini comme vrai parce qu’il est inconditionnellement valide. Il est impossible de relativiser un principe au gré de certaines conditions d’application comme on peut le faire en politique parce que c’est le propre de la politique de s’appliquer aux hommes tels qu’ils sont (moi empirique) alors que c’est le propre de la morale de s’imposer à l’effort d’un homme consultant sa raison pour y trouver le principe devant déterminer sa volonté et justifier son action (Je transcendantal).

Un principe reconnu vrai, c’est-à-dire un axiome ne doit jamais être abandonné. Qu’il existe un devoir absolu de dire la vérité, c’est un axiome de la morale. Que nul homme ne peut être soumis à des lois auxquelles il n’a pas concouru est un axiome de la politique. Kant et Constant sont d’accord sur ce point. C’est plutôt sur la formulation : « quels que soient ses dangers apparents » que l’opposition se manifeste. Quel est le danger de l’axiome politique ? Qu’en étant appliquant « tel que », il aboutisse dans une société nombreuse à des désordres parce que chaque citoyen se croirait autorisé à donner son avis sur la loi, à la contester, voire à ne pas la respecter. Ce danger justifie qu’une République juge utile de passer par des représentants élus par le peuple qui concevraient les lois. Ce danger ne contrevient pas à l’axiome ; on pourrit même dire qu’il le rend applicable.
Quel est le danger de l’axiome moral ? Pour Constant, c’est qu’on le suive tellement rigoureusement qu’il aboutisse à des morts d’hommes. Pour Kant, on pourrait finalement dire qu’il n’y en a aucun en fait. Aucune injustice ne peut découler du principe de devoir dire la vérité, si ce n’est soumettre ce principe à des conditions particulières tenant à la vie empirique, mais précisément : cela reviendrait à abandonner le principe lui-même. Nous réalisons que, pour Kant, le fait de rajouter : « quels que soient ses dangers apparents » est tout-à-fait inutile voire malhonnête. Cela crée un malentendu : il ne peut exister de danger, de risque à suivre un axiome moral, puisque c’est exactement le propre de toute maxime morale de prescrire une attitude bonne en elle-même. Ne jamais se laisser influencer par une situation dont la particularité s’avérerait trop oppressante, trop intrusive, trop grave pour ne pas être prise en compte, c’est exactement cela qui définit la morale, puisque à défaut nous agirions par réaction, par suivisme, par soumission. Nous ferions ce que dictent les circonstances et ce serait alors le monde, la nature, les faits qui nous imposeraient la conduite à suivre. Nous serions renvoyés à une éthique (qu’est-ce que je fais dans ce cas là ?) et pas à une morale (que dois-je faire ?).
Par conséquent, le simple fait d’affirmer qu’il peut exister des dangers à appliquer un principe moral reconnu vrai marque une contradiction, presque une forme de bêtise ou d’absurdité, puisque la morale en elle-même désigne l’effort accompli par un homme pour faire en sorte que son intention détermine son acte LIBREMENT, indépendamment des pressions de la vie réelle. En d’autres termes, ce qui définit l’action morale, c’est justement la certitude qu’aucun danger ne peut la menacer en dehors de celui de renoncer à être elle-même. Mon action est morale quand je décide de la décider, quand je ne veux que la vouloir. La seule menace qui puisse effectivement peser sur cet axiome de la vie morale, c’est de ne pas exister, mais à peine l’a-t-on formulé qu’on réalise qu’il est inconditionnel et qu’il est impossible de le soumettre à quoi que ce soit. Je l’applique ou je ne l’applique pas, mais le simple fait d’envisager qu’il ne puisse s’appliquer qu’en telle ou telle circonstance est déjà en soi une annulation du principe, une renonciation à être moral. Pour reprendre le vocabulaire de Kant, aucun danger ne peut nuire accidentellement à un principe moral, parce qu’un principe moral s’impose à une personne déjà impliquée dans le projet de ne jamais tenir compte des accidents dans sa décision, et son action. Le seul danger serait donc ontologique (cela veut dire qu’il s’attaquerait à l’être même du principe), c’est-à-dire qu’il annihilerait littéralement le principe.
« Quoique par un certain mensonge, je ne fasse, dans le fait, d’injustice à personne » : ce n’est pas du tout une concession que Kant décrit ici mais tout simplement une mauvaise perspective. Ce n’est justement pas sous cet angle qu’il faut voir la situation parce qu’en réalité, il n’y a pas de « situation ». Le philosophe grec Aristote a dit : « Il n’y a de science que du général, d’existence que du particulier », nous pourrions paraphraser cette affirmation dans une optique Kantienne : « il n’y a de morale que générale, d’existence qu’au sein d’une situation donnée.» La morale de Kant est inattaquable parce qu’elle est théorique, cohérente et valide en elle-même, indépendante des cas de figure qui peuvent se présenter. Mais alors, à quoi nous sert-elle si précisément nous ne vivons que des « cas de figure » ?
C’est bien évidemment l’objection fondamentale qui nous vient toujours à l’esprit quand nous lisons cet auteur, a fortiori, cet opuscule. On peut tenter de présumer de la réponse du philosophe. Aussi inapplicable qu’elle puisse sembler, cette morale intransigeante est la seule qui puisse nous donner la certitude que « c’est en tant qu’homme » que nous agissons. Soit nous renonçons à notre statut d’être raisonnable, à notre « Je transcendantal » et dés lors c’est le moi empirique qui triomphe mais plus rien dés lors ne peut nous garantir que notre acte est distinct de celui d’un animal, d’une nature, ou d’un monde. Nous ne faisons plus exception dans le règne de la nature, soit nous respectons en nous la dignité de cette condition humaine, mais il nous faudra la tenir jusque là, jusqu’à la décision de ne jamais abandonner un principe moral reconnu vrai, quelque soient les conséquences parce que d’un point de vue moral (absolu), il n’y a pas de conséquences (celles-ci tiennent au hasard). C’est probablement la différence fondamentale entre la morale Kantienne et l’Ethique : autant la première consiste à vivre indépendamment du hasard, autant la seconde (l’éthique) désigne la capacité à vivre avec.
Un « certain » mensonge, ne fait, « dans le fait », d’injustice à personne, mais 1) il n’y a pas de certain mensonge, pas de mensonge particulier, il y a « mentir », et c’est tout  2) nous ne nous situons justement pas dans les faits mais « en droit » de telle sorte qu’en réalité personne, en droit, devient « tout le monde », du fait de l’impératif catégorique. Ce que nous vivons en fait, c’est ce dans quoi nous allons agir en droit. Si nous partons de cette idée qu’il n’y a que du particulier, je (moi empirique) commets une injustice à l’égard de quelqu’un parce que quelque chose ou quelqu’un m’y pousse. Par exemple, je mens mais c’est à cause de l’enchaînement de raisons hasardeuses qui me pousse à mentir, je ne suis aucun principe humain en l’occurrence, je me laisse guider par les occurrences. Si je dis la vérité parce que j’ai peur des assassins, c’est exactement la même chose, je ne pèse pas davantage sur le monde que cette pierre ou cette plante verte. Rien n’est grave. Mais si nous nous plaçons dans une perspective générale, je détruis le principe même de l’universalité, c’est pire que se comporter comme un animal, je rends impossible l’émergence d’une action humaine sur cette terre.

§13 :   Par conséquent, nous ne devrions pas accepter que l’on nous questionne préalablement sur la vérité de nos réponses. Si nous considérons légitime cette demande, nous concédons à notre interrogateur qu’il a raison de mettre en doute notre probité, notre statut moral. Si je dis que je mens, est-ce je ne mens pas en disant que je mens auquel cas je dirai la vérité : on peut s’amuser à multiplier les paradoxes sur cette ambivalence, la vérité est que je ne m’assume plus comme sujet et que, d’un point de vue Kantien, c’est un peu comme si je m’effaçais de moi-même de la surface de la terre, d’une communauté de sujets raisonnables. Je me dénie moi-même de la moindre consistance. En un sens, c’est la négation même du « je pense donc je suis » de Descartes. Je ne peux pas penser que je pense sans penser que je suis, et donc je suis sans que l’on puisse intercaler dans ce « donc » le moindre espace dans lequel pourrait s’insinuer du mensonge.
L’obligation à laquelle sont tenus les témoins de prêter serment à la barre d’une cour de justice est donc « amorale », parce qu’elle sous-entend que dans la vie courante on ne fait que mentir.
Promettre que nous allons dire la vérité à partir de cette parole : « je le jure » consiste à entériner la notion de limite, de seuil ou de lieu qui délimiterait, par son caractère institutionnel et protocolaire, un « espace-temps » de vérité absolue, est une démarche infiniment suspecte qui semble valider que l’on puisse faire valoir seulement par alternance cette exigence de vérité. Or cela reviendrait à sous-titrer chacune de nos déclarations de l’avertissement suivant : « je parle mais je ne dis pas la vérité » et nous retomberions alors dans la perversité abyssale de la non-assomption de mon statut de sujet.
Cette défection de l’être humain à son devoir de dire la vérité peut se concevoir à partir de la distinction proposée par Jacques Lacan entre le sujet de l’énoncé et sujet de l’énonciation. Le sujet de n’énoncé est le « je » dont je parle quand je dis : « je » et le sujet de l’énonciation est celui qui parle. Parler en disant « je », crée nécessairement cette dissociation, et c’est exactement ce qui rend possible le mensonge en créant le décalage : il est impossible que je sois exactement le même que moi en disant : « je » puisque le simple fait de le dire crée cet écart en moi entre ce que je fais en parlant (dire : « je ») et la mise en perspective de ce « je » dont je raconte l’histoire comme je le ferai de n’importe quel personnage de fiction. Aussi sincère que je puisse être, je ne peux exister en même temps que ce je dont je parle en disant « je », je ne peux être ce qu’il est. Comme le dit Lacan, Tout être parlant est un sujet divisé, fendu, il est un menteur si ce n’est en acte, du moins en puissance (potentiellement).
C’est exactement sur ce point qu’ (enfin) une opposition sérieuse est à même de se formuler contre les arguments d’Emmanuel Kant, car contrairement à ce qu’il affirme dans ce § 13, le soupçon de l’interlocuteur qui nous interrogerait ainsi sur la véracité de notre discours : « est-ce bien la vérité que tu vas dire ? » ne nous insulte pas et il y a d’autant moins lieu de s’ offusquer d’une telle question qu’elle nous situe dans la pure vérité de notre condition de sujets parlants. C’est exactement cela un être de langage : ce fossé qui s’instaure du simple fait je parle entre ce que je dis et ce que je suis. Cette interrogation a d’autant plus « lieu d’être » qu’elle situe exactement « mon lieu d’être ». L’humanité, selon Kant, se situe finalement dans l’espace de cette difficile et improbable transparence entre le discours d’un sujet (réel) et le statut (fictif) d’être un sujet de discours. Par conséquent ce n’est pas le soupçon de l’autre qui pointe en moi la possibilité d’être un menteur, c’est plus originellement, plus structurellement le seul fait de parler. Assumer le fait que je suis, en tant qu’homme, un être de langage, c’est assumer le fait que je peux mentir, voire que je mente nécessairement, même involontairement en ne coïncidant jamais exactement avec celui dont je parle quand je parle en disant : « Je ». Le point sur lequel Kant essaie de faire tenir l’humanité est probablement sa ligne de faille la plus évidente car il est impossible d’exiger d’un homme qu’il soit transparent à lui-même sur la base même du processus qui fonde l’efficience de sa plus totale opacité : parler c’est faire advenir cet autre que je suis à moi-même en disant : « je ».
§14 :   L’opuscule se clôt sur la réfutation la plus radicale de la notion de principe intermédiaire dans le domaine de la morale. On peut l’envisager dans la sphère politique  et seulement à cette condition qu’il ne contredise pas le principe dont il est sensé être l’application, comme c’est bien le cas, selon Kant, pour la représentation afin de rendre effective la liberté de chaque citoyen devant les lois. Mais si le principe intermédiaire revendique un statut d’exception à l’égard du principe, on ne voit plus du tout comment ce principe pourrait encore se considérer comme tel, car il devient conditionnel, secondaire et particulier, ce qu’il est impossible d’envisager pour un principe puisque la notion induit à la fois sa nature inconditionnelle, initiale, absolue et universelle.