jeudi 29 mars 2018

Réciprocité et Empathie chez les animaux - Frans de Waal, éthologue


Le degré 0 de l’Éthologie

Il est vraiment difficile en regardant cette conférence de se départir d’une constante impression de malaise, comme si nous étions ici pour rire plutôt que pour découvrir, comme si les animaux étaient finalement « montrés » comme des bêtes de foire plutôt que comme des êtres à part entière. Les thèses de Monsieur de Waal décrivent probablement ce que l’éthologie peut faire de pire, précisément parce qu’elles aboutissent au contraire de leur intention première. Il y a en effet de fortes chances que nous ayons quelque chose à apprendre des animaux. Il ne fait aucun doute que certains chimpanzés se réconcilient après s’être battus, ou que tels individus singes agissent pour le bien-être de leur congénères, c’est une certitude, mais l’action qui consiste à étiqueter ce genre de comportement avec des termes comme « morale, empathie, réciprocité » est elle, au contraire, problématique, marquée par ce que l’on pourrait appeler un « anthropocentrisme bienveillant ». Monsieur De Waal semble exclusivement soucieux de "faire faire l’homme" aux animaux.
Quand nous accomplissons un acte par empathie, c’est-à-dire par pitié à l’égard d’une autre personne, nous le faisons en effet au nom d’une certaine représentation du Bien comme le dit Aristote et nous ne pouvons absolument pas induire de la solidarité du singe nourri qui aide le singe affamé à ramener la caisse qu’il agisse sous l’influence de cette même empathie. Il est vrai que nous ne pouvons pas voir cette scène sans que des qualificatifs humains issus d’une certaine langue humaine ne viennent spontanément à notre esprit mais c’est précisément cela qu’il s’agit de court-circuiter pour envisager de rentrer si peu que ce soit dans le monde animal.
Devant les vidéos de Monsieur De Waal, nous sommes finalement comme devant des dessins animés de Walt Disney ou de Tex Avery, à savoir invités à appliquer le registre lexical d’une langue humaine à ces comportements animaux comme s’il allait de soi que le terme « empathie » convient exactement à l’attitude de l’animal. L’important dit Gilles Deleuze, « c’est d’avoir un rapport animal avec l’animal et pas un rapport humain avec l’animal ». Le fait même que l’assistance rit devrait nous sembler suspect et nous mettre sur nos gardes. Mais que désigne exactement l’expression de Gilles Deleuze : « Avoir des rapports animaux avec l’animal » ? La réponse est aussi simple que déconcertante : éprouver des affects animaux, un peu comme les enfants qui ne jouent pas à « faire comme » le chat ou le chien mais qui éprouve une  sorte de socle esthésique commun à l’animalité et à l’humanité, ou bien comme le chasseur qui se maintient dans un état d’attention et de vigilance aussi intense que l’animal qu’il cherche à abattre. Devant un cerf aux aguets, la question que l’on peut se poser est celle de « l’intensité » : puis-je, moi homme, me rapprocher du chiffre de cette concentration, de cet éveil au moindre déplacement de feuille, au moindre craquement de branche ? 
Dans l’efficience de cette communauté d’affects se joue une partie fondamentale, dans laquelle l’homme éprouve la porosité des catégories habituelles : nous n’avons pas à faire l’animal, nous pouvons voisiner avec les animaux par le jeu des fluctuations des intensités affectives que nous sommes capables de libérer dans telle ou telle situation. Nous sommes tous animés du désir de persévérer dans notre être, hommes et bêtes,  et ne nous différencions des autres que par les variables de cette énergie, de cette implication attentive que nous investissons, tous dans le fait d’exister. Montaigne reprend une affirmation de Plutarque : « J'enchérirais volontiers sur Plutarque et je dirais qu'il y a plus de distance de tel homme à tel homme qu'il y en a de tel homme à telle bête. »
Tout être vivant est animé du désir de persister dans son être et c’est dans la libération de cette énergie désirante commune à tout ce qui existe que nous expérimentons des voisinages totalement inattendus, des rapprochements hallucinants que seuls les artistes suivent et perçoivent avec le plus d’acuité (la métamorphose de Kafka- Le compositeur Messiaen et les oiseaux, etc. »)
Monsieur de Waal est à des années lumières de tout ce que l’éthologie a de plus authentique et de plus riche précisément parce qu’il n’envisage qu’un type de rapport humain à l’animal et ne fonde ses supposées démonstrations que sur l’idée selon laquelle les animaux peuvent concevoir les mêmes notions que les hommes. En premier lieu, pourquoi les animaux en auraient-ils besoin ? Puisque les hommes socialisés et les animaux ont suivi des voies différentes de développement dans le milieu naturel, on ne voit pas bien pourquoi il faudrait appeler « empathie », ou « morale » la solidarité dont ils font indiscutablement preuve dans leurs attitudes. Peut-être méritent-ils précisément que nous leur accordions « ce droit à la différence », droit que Monsieur de Waal finalement, consciemment ou pas, ne leur reconnaît pas. D’autre part, il aurait été très éclairant que Monsieur de Waal ait l’honnêteté de distinguer des modalités de socialisation animales et des modalités de socialisation humaines, plutôt que de vouloir à toute force (et inutilement) les rapprocher. Enfin, l’éthologie atteint son intensité philosophique la plus importante lorsque l’étude de l’animalité englobe enfin l’homme et que l’on cesse d’adhérer au présupposé anthropocentriste de leur séparation, mais dans cette perspective les notions de morale ou d’empathie n’ont plus cours parce que les individus, qu’ils soient humains ou animaux, ne valent que « quantitativement » au gré des chiffres atteints par la libération de ce que Spinoza appelle le conatus. Les voisinages qui s’effectuent alors constituent précisément ce que les artistes explorent avec le plus d’acuité, de justesse et « d’humilité ».
Monsieur De Waal ne semble pas comprendre les hommes plus que le comportement des animaux et ce que ce correspondant philosophe essayait probablement de lui expliquer n’est pas tant que les animaux sont incapables d‘empathie mais tout simplement qu’il importe de dater, comme Nietzsche ne cesse de le faire, la naissance des valeurs et des sentiments qu’elles suscitent dans l’histoire des hommes socialisés. Sous cet angle, il est indiscutable qu’un nouveau type de rapport entre les hommes est né en 1789. En fait d’empathie ou de réactions grégaires c’est plutôt celles qui se nouent entre lui et son auditoire qui pourraient faire l’objet d’une (bonne) éthologie. Quiconque a déjà parlé devant une salle sait à quel point la plupart des spectateurs épousent sans réflexion ni distance le point de vue du conférencier et ce pour des raisons purement institutionnelles (il doit savoir de quoi il parle puisque il est là). C’est justement contre cela qu’il faut parler en public. Ce que nous apprend cette conférence est, à son corps défendant, l’esprit de défiance dont il nous faut faire preuve à l’égard de toute éthologie soucieuse de faire faire l’homme aux animaux. C’est cette éthologie là qui fait le plus de mal aux animaux et suscite le plus d’ignorance chez les hommes. Trop de rires ou de sourires de connivence dans une conférence devraient nous inciter à nous méfier de son contenu: "Ne pas pleurer, ne pas rire, mais comprendre"- Spinoza

mercredi 28 mars 2018

Texte de Benveniste - Langage humain et communication animale


 « Le message des abeilles consiste entièrement dans la danse sans intervention d’un appareil « vocal » alors qu’il n’y a pas de langage sans voix…
Une différence capitale apparaît aussi dans la situation où la communication a lieu. Le message des abeilles n’appelle aucune réponse de l’entourage, sinon une certaine conduite, qui n’est pas une réponse. Cela signifie que les abeilles ne connaissent pas le dialogue, qui est la condition du langage humain. Nous parlons à d’autres qui parlent, telle est la réalité humaine. Cela révèle un nouveau contraste[1]. Parce qu’il n’y a pas de dialogue pour les abeilles, la communication se réfère seulement à une certaine donnée objective[2]. Il ne peut y avoir de communication relative à une « donnée linguistique »[3] ; déjà parce qu’il n’y a pas de réponse, la réponse étant une réaction linguistique à une manifestation linguistique ; mais aussi en ce sens que le message d’une abeille ne peut être reproduit par une autre qui n’aurait pas vu elle-même les choses que la première annonce. On n’a pas constaté qu’une abeille aille, par exemple, porter dans une autre ruche le message qu’elle a reçu dans la sienne, ce qui serait une manière de transmission et de relais. On voit la différence avec le langage humain où, dans le dialogue, la référence à l’expérience objective[4] et la réaction à la manifestation linguistique s’entremêlent librement et à l’infini. L’abeille ne construit pas de message à partir d’un autre message. Chacune de celles qui, alertées par le message de la butineuse, sortent et vont se nourrir à l’endroit indiqué, reproduit quand elle rentre la même information, non d’après le message premier, mais d’après la réalité qu’elle vient de constater. Or le caractère du langage est de procurer un substitut de l’expérience[5] apte à être transmis sans fin dans le temps et l’espace, ce qui est le propre de notre symbolisme et le fondement de la tradition linguistique.
Si nous considérons maintenant le contenu du message, il sera facile d’observer qu’il se rapporte toujours et seulement à une donnée, la nourriture, et que les seules variantes qu’il comporte sont relatives à des données spatiales. Le contraste est évident avec l’illimité des contenus du langage humain. »
                              Emile Benveniste (1902 – 1976) - Problèmes de linguistique générale

Texte de Descartes - Discours de la Méthode

…On peut aussi connaître la différence qui est entre les hommes et les bêtes. Car c'est une chose bien remarquable, qu'il n'y a point d'hommes si hébétés et si stupides, sans en excepter même les insensés, qu'ils ne soient capables d'arranger ensemble diverses paroles, et d'en composer un discours par lequel ils fassent entendre leurs pensées ; et qu'au contraire il n'y a point d'autre animal tant parfait et tant heureusement né qu'il puisse être, qui fasse le semblable. Ce qui n'arrive pas de ce qu'ils ont faute d'organes, car on voit que les pies et les perroquets peuvent proférer des paroles ainsi que nous, et toutefois ne peuvent parler ainsi que nous, c'est-à-dire, en témoignant qu'ils pensent ce qu'ils disent ; au lieu que les hommes qui, étant nés sourds et muets, sont privés des organes qui servent aux autres pour parler, autant ou plus que les bêtes, ont coutume d'inventer d'eux-mêmes quelques signes, par lesquels ils se font entendre à ceux qui, étant ordinairement avec eux, ont loisir d'apprendre leur langue. Et ceci ne témoigne pas seulement que les bêtes ont moins de raison que les hommes, mais qu'elles n'en ont point du tout.


[1] Contraste : cela révèle une nouvelle différence
[2] Donnée objective : une situation extérieure (par exemple un danger ou l’endroit où l’on peut aller se nourrir)
[3] Donnée linguistique : quelque chose qui n’a pas d’autre existence que celle d’être évoquée par des signes
[4] Expérience objective : c’est la même chose que la donnée objective
[5] Substitut à l’expérience : Benveniste veut dire ici que le propre du langage humain est de « mettre des mots » sur un événement et de pouvoir ainsi l’évoquer dans sa forme verbale pendant des millénaires (c’est ainsi que se crée l’Histoire)

dimanche 25 mars 2018

Explication du texte d'Aristote (Suite)

2) La citoyenneté est l'essence de l'homme

                       a) L'opposition de Thomas Hobbes (suite)

C’est cette thèse qui va faire l’objet d’une argumentation par Thomas Hobbes en six points. C’est sur elle qu’il va concentrer les feux de son opposition méthodique. Ce qu’il convient de bien garder à l’esprit dans cette énumération, c’est le fait que Hobbes fait à la fois preuve de mauvaise foi et, sur le fond, de lucidité à l’égard d’Aristote car s’il est totalement faux que le philosophe grec place les hommes, les fourmis et les abeilles dans la même catégorie d’ « animaux politiques », il est vrai que cette spécificité lui a été prêté par la nature alors que le philosophe politique anglais entend prouver qu’aucune population ne peut constituer une unité politique sans devenir contractuellement (donc pas naturellement) un seul corps (sur ce point, il rejoint d’ailleurs Rousseau et le concept de volonté générale).
Aristote ne peut pas  justifier cette spécificité, cette élection de l’être humain sans évoquer la vocation naturelle de l’homme, mais cet argument téléologique n’en est pas un car nous ne pouvons que nous y rallier ou pas. Il est impossible d’induire de l’exclusivité de notre statut d’être de langage (à supposer qu’il soit fondé d’ailleurs) qu’il serait le fait de la nature. Pourquoi le serait-il ? « Parce qu’il l’est » est finalement la seule réponse envisageable, et ce n’en est pas une. Ici comme dans toute discussion, le recours à une nature : « parce que c’est dans ma nature » ou « c’est là la nature de l’homme » se réduit à l’absence totale de preuve, c’est l’argument des personnes qui ne veulent plus penser, comme Nietzsche l’a prouvé par l’usage de la Généalogie comme méthode (ou comme marteau : on trouve toujours des contextes historiques et sociaux qui sont les véritables causes des valeurs et des concepts)
Passons maintenant en revue les six arguments de Hobbes en insistant bien sur l’enjeu de la démonstration : si les animaux peuvent s’associer et faire groupe de telle sorte que les individus ne sont liés entre eux que par la nécessité vitale du besoin organique et de la sensibilité, les hommes, eux, ne peuvent s’unir que de façon artificielle, par le biais d’un contrat explicite ou implicite dans les termes duquel chacun d’eux acceptent de ne plus constituer avec ses concitoyens qu’une seul corps politique : UNE volonté.
1 – Les hommes ne peuvent pas s’entendre sur des besoins physiques communs parce qu’ils veulent être reconnus par les autres, et surtout plus ou mieux que les autres. Nos relations dans une société ne peuvent en aucune manière se réduire à des effets de proximité spatiale entre des corps. Nous aspirons à être reconnu en tant que sujets de droits et cette reconnaissance ne va pas de soi, elle peut d’ailleurs être suspendue ou questionnée pour les auteurs de crimes. Nous ne pouvons donc pas nous associer avec nos semblables « naturellement » parce que nous n’envisageons pas ce contrat de bonne intelligence avec nos prochains sans y gagner l’acquisition d’un statut symbolique de citoyen, lequel peut donner lieu à des disputes sur l’honneur, la dignité, le droit, etc. L’animal est au dessous (ou au dessus, mais pour Hobbes, c’est au dessous) de ça. Cette aspiration à être reconnu suscite la haine et l’envie, car chaque citoyen ne jouira de la même reconnaissance que l’autre.
2 – Alors que les animaux ne sont animés que par des besoins tournés vers le même type d’objet ou de satisfaction, les hommes n’estiment un bien qu’à la hauteur du prestige social qu’il donne à son propriétaire. Ce n’est pas la jouissance pure d’une acquisition qui fait son prix mais le signe extérieur de richesse ou de pouvoir qu’il émet dans le prisme du regard des autres. Aujourd’hui, nous pourrions évoquer le rapport que de nombreuses personnes entretiennent avec leur voiture. Ce qui compte est finalement moins qu’elle nous permette de nous déplacer d’un lieu à un autre que l’indication claire de notre position sociale en marquant la somme d’argent que nous avons été capable de débourser pour en jouir. Les hommes doivent donc s’entendre contractuellement parce qu’ils ne cessent de doubler la matérialité physique de ce qu’ils possèdent de la puissance symbolique qu’ils peuvent en retirer. Ils ne sont pas naturellement en phase mais culturellement en opposition et aucune union politique ne peut se concevoir si des contrats ne régulent pas par la loi le jeu symbolique de ces oppositions.
3 – Il ne peut pas venir à l’esprit des animaux (puisque selon Hobbes, ils n’en ont aucun) que leur communauté soit mal régulée ou, pour l’un d’entre eux, qu’il voit et comprend les choses mieux que les autres et serait plus légitimé qu’eux à les ordonner au gré de sa conception. Cette simple mention suffit à pointer la différence avec tout type de communauté humaine selon l’auteur. L’orgueil et l’amour-propre sont facteurs de dissensions.
4 – Le quatrième argument est intéressant puisque il reprend, dans une perspective totalement opposée, l’une des thèses fondamentales d’Aristote. Hobbes soutient, tout comme le philosophe grec, que l’homme a le langage quand l’animal n’a que la voix (ou le signal), mais alors qu’Aristote situe précisément dans cette spécificité l’exclusivité politique et pacifique de l’être humain, à savoir l’aptitude à concevoir des idées générales et communes, Hobbes ne lui assigne pas d’autre propriété que celle d’être un facteur de discorde. C’est par notre utilisation du langage que nous donnons aux avantages et aux inconvénients de la vie civile des caractéristiques aussi fausses qu’excessives. Le langage complique la réalité en la caricaturant, en la surlignant, en la commentant et finalement en la falsifiant. C’est ainsi que les guerres civiles ou entre états éclatent, moins sous l’effet de réels motifs de conflit (expansion de propriété ou d territoire) que sous l’influence de la rhétorique qui s’en empare en faisant jouer les ressorts de l’amour propre des nations.
5 -  Les animaux vivent toujours sous la pression des nécessités vitales, ce qui les immunise contre les conflits nés de l’oisiveté. Il faut en effet, n’avoir rien à d’autre à faire, c’est-à-dire s’être totalement détaché du souci de sa propre conservation par l’accumulation de biens pour chercher des querelles d’honneurs à ses pairs. Hobbes soutient que les disputes, les intentions belliqueuses mais surtout les réactions d’amour-propre causées par ce que l’on interprète comme le manque de respect à l’égard de « notre rang » sont caractéristiques d’êtres culturels qui se sont extraits de la condition animale de dépendance à l’égard de la faim, de la soif, etc. Pour se faire un point d’honneur de la défense de son nom ou de son titre jusqu’à provoquer en duel celui dont on pense qu’il leur manque de respect, il faut s’être préalablement détaché de nos besoins vitaux, organiques, ce dont les animaux sont incapables.
6 – Le dernier argument est vraiment essentiel. Il est le plus conforme à la thèse fondamentale de Thomas Hobbes. Les animaux, pris qu’ils sont dans le flux naturel et physique de leurs appétits, dans la réactivité purement sensible et primitive à ce qui les touche sont liés entre eux par cette commune dépendance. Ils s’entendent parce qu’ils n’ont pas le choix, parce qu’ils sont tissés dans la condition même de cette passivité. Les hommes, eux, ne peuvent s’entendre qu’artificiellement, par contrat, ce qui ne suffirait pas à assurer leur entente si celle-ci n’était pas fondée et comme forgée par la peur commune que doit leur inspirer le pouvoir souverain : le « Léviathan ». Il faut que la crainte  de la punition agisse comme une menace sur chacun de leurs actes civils afin de préserver la concorde, laquelle ne saurait être que jouée, mimée, apparente mais précisément fondée sur la peur du châtiment bien réel auquel s’exposerait le citoyen qui refuserait de jouer cette comédie là. Puisque l’homme est amené, du fait même de son intelligence, à rajouter constamment du symbolique sur le simple éveil des passions et des sentiments, nous n’avons pas d’autre choix que de suivre cette pente en créant les conditions d’un accord contractuel, mais ce dernier ne serait suivi d’aucun effet sans la peur effective que doit créer la menace du pouvoir du souverain, lequel ne connaît aucune autre limite que celle de sauvegarder l’unité civile.
Conclusion : Aristote ne semble pas réaliser qu’avant de seulement envisager la question de la justice, il faut que les citoyens pactisent, nouent entre eux ce contrat social et se soumettent ensemble à l’autorité du souverain. Rien ne saurait donc être plus artificiel que notre citoyenneté.


b)    Le langage humain et la communication animale
Nous avons pu percevoir dans le commentaire du texte d’Aristote par Hobbes à quel point leur conception du langage était différente. Autant pour le philosophe de l’Antiquité, il est la manifestation de la finalité naturelle d’une humanité politique, autant pour Thomas Hobbes, il est pour les hommes l’instrument même de la révolte et un facteur de discorde. Les animaux ont bien des « passions », c’est-à-dire des affections, des ressentis mais, privés qu’ils sont de langage, ils les vivent pour ce qu’elles sont, telles qu’ils les éprouvent. Les hommes, au contraire, « sur-réagissent » par rapport à ces troubles. Le langage leur permet de caricaturer et de grossir artificiellement comme une loupe les évènements se déroulant dans l’espace public.
 Lorsque nous avons évoqué ce quatrième argument évoqué par Thomas Hobbes avec la classe de TL2, Mathias Portal a évoqué un exemple excellent et contemporain de cette propension : c’est la télé-réalité. On suit des personnes dans leur vie quotidienne en misant sur les inévitables « frictions » de leur cohabitation rapprochée : un tel n’a pas fait la vaisselle, une telle n’a pas de shampoing. On fait ensuite défiler un à un les candidats qui vont donner leur version de l’événement somme toute assez banal. Au fil des récits, on voit les jugements, les qualificatifs, la violence des ressentis s’exacerber jusqu’au clash qui arrivera tôt ou tard (et plutôt tôt en fait). Les commentaires auront démesurément amplifié le détail jusqu’à lui donner, du fait de son environnement linguistique et humain, un impact considérable, une onde de choc aussi étendue que consternante.
On mesure ainsi la différence radicale de positionnement entre Hobbes et Aristote puisque c’est précisément sur le langage que le philosophe grec fait finalement reposer à la fois la mission spécifique dont la nature a crédité l’espèce humaine et le facteur essentiel de distinction entre l’homme et les animaux. Vingt cinq siècles plus tard, Benveniste confirme l’affirmation d’Aristote en la confortant par une analyse rigoureuse comparée de la communication des abeilles (observations de Karl Von Frisch) et du langage humain. Le Zoologue travaillant à l’université de Munich a résolu le mystère de la communication des abeilles. Depuis longtemps on s’interrogeait sur la capacité d’une abeille à communiquer aux autres ouvrières la situation géographique parfois très éloignées d’une source de nourriture. Elle effectue une danse soit circulaire soit dessinant une sorte de 8 qui détermine par là même la nature du butin : pollen ou nectar.
A partir de ces données, le linguiste Emile Benveniste  (1902 – 1976) s’est interrogé sur le rapport entre la transmission de messages des abeilles et le langage humain. Avant de décrire les critères de différence qui conduiront Benveniste à soutenir que les abeilles n’utilisent  pas de langage, il convient de bien séparer dans nos esprit les notions de « code de signaux » et de « systèmes de signes ». Dans un code, les signaux ont une signification et une seule, laquelle n’attend, en guise de réponse, (mais justement ce n’est pas une réponse) qu’une attitude. Le signal est donc à la fois univoque (un seul sens) et prescriptif (la réception induit un comportement, pas un autre message). Dans un systèmes de signes s’effectuent des effets de structure plus compliqués précisément parce qu’il n’y a pas de rapport univoque entre un signe et ce qu’il signifie. Il faut distinguer, en effet, les morphèmes, c’est-à-dire les mots, les unités minimales de signification dans lesquels on peut distinguer un signifiant « chien » et un signifié « l’animal qui aboie » et les phonèmes qui sont plutôt des consonances et qui n’ont en elles-mêmes aucun signifié. Par exemple, le phonème « ou » est présent dans des morphèmes aussi différents par leur sens que « cou / chou / pou / sou / fou » etc. « Ou » ne veut rien dire ici. Cela pourrait avoir du sens si on disait «  es-tu ? » mais « où » serait alors un morphème. Un phonème ne veut donc rien dire par lui-même mais c’est précisément son implication dans une multiplicité de morphèmes qui rend possible une infinité de sens différents. Les morphèmes sont donc les cadres à l’intérieur desquels les phonèmes dépourvus de sens par eux-mêmes en acquièrent au gré de leur articulation. C’est justement parce que les phonèmes n’ont pas de signifié que l’on peut construire autant de morphèmes et, a fortiori, articuler ses morphèmes dans des phrases pour multiplier les nuances dans ce qui est signifié. Cette structure complexe est finalement plus souple qu’un code dans lequel le signifiant a un seul signifié : le feu rouge nous envoie le message : « arrête-toi ! ».
On comprend ainsi ce qui va guider les recherches de Benveniste : pour qu’il y ait langage, il faut qu’il y ait cette double articulation celle des morphèmes (première articulation : signifiant et signifié) et celle des phonèmes (deuxième articulation : signifiant sans signifié). Le phonème « Ou » est dans c-ou et f-ou mais ce sont des morphèmes différents par leur sens.
- Le premier critère relevé par Benveniste est celui de la voix. Les abeilles ne pourraient pas communiquer dans le noir puisque les abeilles destinatrices ne percevraient pas la danse de l’abeille émettrice. C’est donc un mode de transmission limité.
- Le deuxième est celui du dialogue. Les abeilles qui ont reçu l’information agissent par rapport à elle sans répondre à l’émettrice.


- Le troisième critère est celui de la transmission. Aucune abeille ne peut évoquer ce qu’elle n’a pas vécu, alors que les hommes peuvent se fonder sur une information dont ils ne feront jamais l’expérience. Aucune transmission des savoirs ne pourrait vraiment se concevoir sans adhésion à des énoncés linguistiques purs (sans expérience possible : la prise de la Bastille, etc.). L’abeille ne croit que ce qu’elle voit ou ira voir, précisément parce que le contenu du message est fonctionnel (nourriture). Les hommes sont capables d’acquérir des connaissances sur des évènements, des éléments très éloignés de leur situation physique ainsi que du présent qu’ils sont en train de vivre. Ce critère est vraiment fondamental.
- Le quatrième critère du langage est celui de la multiplicité infinie des messages transmissibles. Pour l’abeille, la danse circulaire dit qu’il y a une source de nourriture, la danse en huit en précise la distance et la nature (pollen ou nectar). Trois danses (avec parfois des mouvements caractéristiques de l’abdomen) : trois significations, et c’est tout. Il y a une stricte correspondance terme à terme entre le signifiant (danse) et le signifié (il y a de la nourriture, sa localisation, sa nature). Comme le dit Benveniste : « Le contraste est évident avec l’illimité des contenus des messages humains. » il faut faire le lien entre cet illimité et la double articulation (Phonèmes / Morphèmes) du langage.
- Dans la suite du texte (coupée ici), deux critères sont rajoutés : les messages construits au sein d’un langage sont indépendants d’une situation (c’est la conséquence du 3e critère). Ce n’est pas un fait qui s’est réalisé dans le monde qui crée le message, c’est le message qui évoque, voire invente de toute pièce un fait dans le monde. Ce critère est lui aussi déterminant : dans quelle mesure le langage ne serait pas cela-même qui crée la notion de monde ? Logos en grec désigne la raison, donc ce que l’on peut comprendre de… et le langage. Un énoncé linguistique ne peut pas se concevoir comme ce qui décrit une situation qui existerait avant lui, il est cela même qui donne sens à cette notion de situation. Le langage ne restitue pas ce qui se passe, il crée ce qui se passe en analysant d’emblée le sujet, l’objet, le contexte de la situation. Il est une mise en contexte, une « mise en monde » de ce qui advient, sans quoi finalement rien n’adviendrait parce que nous ne pourrions pas le distinguer. Voir c’est distinguer, et distinguer c’est la fonction propre au langage.
- Enfin, le sixième critère est celui du métalangage. Il n’y a pas de langage sans métalangage c’est-à-dire sans cette capacité du langage de s’analyser lui-même via les êtres de langage eux-mêmes. Que nous soyons capables de nous interroger en ce moment même sur la structure même des messages linguistiques (laquelle constitue finalement notre pensée) constitue une spécificité du langage.

Parmi ces six critères, il faut relever la faiblesse du premier. Qu’il y ait un langage sans voix, c’est ce dont témoigne le langage des sourds-muets. D’autre part, si les abeilles utilisent un mode de communication visuel, on sait que les dauphins et d’autres cétacés utilisent une communication sonore qui leur permet d’échanger même quand ils sont placés dans des bassins différents et espacés. Par contre, les autres critères sont, sans aucun doute, efficients. Il convient néanmoins de les intégrer dans ce que l’on pourrait appeler une perspective Darwinienne ou évolutionniste : les abeilles ont ce mode de communication parce qu’il leur convient et qu’elles n’ont pas besoin d’un autre. L’évolution des animaux humains a partie liée avec le langage, mais exactement pour les mêmes raisons: quelque chose de notre développement a rendu possible voire nécessaire ce langage et ce langage explique que nous soyons ce que nous sommes (rapport entre linguistique et neurobiologie pour l'homme). Aussi spécifique soit-il comme Benveniste et Aristote le prouvent, il n’est rien de lui qui puisse justifier qu’il s’agisse là d’un don ou d’une vocation naturelle. Les effets du langage sur notre espèce comme Hobbes l’avait déjà relevé ne sont pas exclusivement bénéfiques à l’humanité. En d’autres termes, ce n’est pas parce que nous sommes des hommes que nous avons le langage, c’est parce que nous avons ce mode de symbolisation particulier que nos sommes des hommes.

Les analyses purement linguistiques d’Emile Benveniste donnent donc raison à Aristote sur cette distinction entre communication et langage sans pour autant souscrire à l’hypothèse d’un finalisme naturel. Autant il semble tout-à-fait légitime de poser un lien entre le fait que nous soyons des êtres de langage et les structures à l’intérieur desquelles nous avons conçu notre vie sociale, autant il est philosophiquement impossible de relever dans cette spécificité l’expression d’une élection de l’être humain par la nature. On peut sur ce point comparer deux expressions et deux auteurs : Aristote soutient l’idée d’une élection naturelle alors que Darwin vingt cinq siècles plus tard inventera la notion de sélection naturelle, désignant par ce terme le principe en vertu duquel les espèces s’adaptant avec plus de facilité à leurs milieux pourront assurer leur descendance avec plus de régularité et d’efficacité que les autres. Darwin parle ainsi de toutes les espèces animales, et pas seulement de l’homme mais nous percevons bien comment s’articule une totale opposition de conception autour de deux termes très proches.
Nous pouvons nous risquer à faire une lecture darwinienne de l’évolution humaine, en intégrant le langage à l’un des facteurs décisifs de son évolution. Darwin n’a jamais abordé spécifiquement cette question. Le fait que la communication présente chez la plupart des animaux se soit complexifiée pour nous jusqu’à donner naissance à ce mode particulier de symbolisme qu’est le langage ne peut se concevoir indépendamment des mutations neurobiologiques induites notamment au sein de notre constitution neuronale par ce mode de  représentation. Le langage via la neurobiologie fait donc bien partie prenante de l’idée même de citoyenneté, mais ce n’est pas parce que la nature nous aurait choisi pour incarner cet idéal de la raison. L’évolution s’oppose à la finalité parce qu’elle ne se fonde aucunement sur des valeurs, des normes ou du devoir-être. En publiant sa théorie, Darwin a provoqué un scandale parce que, pour la première fois, une étude prouvait scientifiquement que le cours de l’évolution humaine était moins voué à un progrès ou un épanouissement du fait de la prééminence ou de la valeur de son statut que pris comme tous les autres animaux dans un ensemble de lois de mutation et de développement lié au milieu. Autant pour Aristote, la nature est presque divinisée, ou du moins perçu comme un principe, autant pour Darwin elle n’est qu’un milieu.
c)    Langage et conceptualisation
La liste des critères du langage proposée par Benveniste nous a permis de comprendre que les modes de communication animale pouvait en posséder quelques uns mais pas tous, et c’est précisément dans cette exhaustivité que résidait « le » langage. La plupart des animaux dispose d’une voix, d’un cri par le biais duquel ils signalisent des messages ou avertissent d’un danger. Les animaux ressentent des sensations. Ils sont même selon Aristote capables de s’avertir mutuellement de ce qui est douloureux et de ce qui est agréable, mais ils ne disposent pas d’une faculté d’abstraction suffisante pour conceptualiser à partir d’une douleur déterminée qui s’est manifestée à eux à tel lieu à tel instant la notion de nocivité et moins encore celle de mal ou d’injustice.
Finalement, c’est exactement l’expérience que font les dresseurs d’animaux lorsqu’ils veulent faire des numéros au cirque. On peut instaurer un régime de « punition/récompense » pour imposer à un animal l’attitude que l’on attend de lui mais précisément ce n’est pas pour autant qu’il le comprendra. Il associe simplement des gestes avec la nourriture qu’on lui donne en retour ou la douleur qu’on lui inflige quand il ne les accomplit pas. L’animal peut donc établir des corrélations mais il est incapable d’en induire des causalités. Que telle action de sa part sera liée à l’obtention de nourriture est un automatisme qui peut s’inscrire dans son système nerveux, ce n’est pas pour autant qu’il aura conçu la pensée selon laquelle c’est parce qu’il a fait tel geste qu’il a eu telle nourriture. L’idée selon laquelle les évènements ont une raison n’est pas une idée évidente. On pourrait dire que les animaux ont une perception des corrélations mais qu’ils ne jouissent pas pour autant d’une compréhension des causalités.
Il existe au moins deux critères fondamentaux du langage humain n’ont pas encore été observés chez les animaux, ce sont les deux derniers :
- Nous n’avons pas trouvé de métalangage ou de « méta-communication » chez les animaux. La communication ne semble pas être l’occasion « d’échanger pour échanger ». Les animaux ne parlent jamais pour ne rien dire.
-  Le langage ne se limite jamais à rendre compte d’une situation réelle existante. Il constitue finalement le cadre à l’intérieur duquel elle est perçue, et peut même en évoquer une entièrement fictive. En d’autres termes le langage humain est créateur de monde. Il est ce sans quoi nous serions incapables de donner sens à ce que nous vivons. Nous retrouvons finalement les analyses de Freud sur l’enfant à la bobine. L’éveil du symbolisme permet à l’enfant de donner sens à la situation qu’il subit (l’absence de la mère) en la représentant d’abord (jeu de la bobine), en l’exprimant ensuite (Fort / Da) et en la transformant enfin (tirer sur le fil de la bobine). L’injustice dont l’enfant est victime dans la réalité (absence de la mère), c’est ce qu’il va peu à peu surmonter par sa maîtrise du langage. Quoi qu’il advienne du réel, on pourrait affirmer que jamais l’homme ou le petit homme ne se le tient pour « dit ». Le dire, c’est déjà le dépasser ou le surmonter, ou le transformer dans un sens qui lui sera plus favorable. La revendication humaine pour « un monde juste » (revendication étrange en fait) ne peut se concevoir qu’à partir du langage. L’idée selon laquelle la réalité peut et doit se produire au gré d’une modalité plus équitable ne pourrait pas germer dans l’esprit d’un être aphasique. C’est là probablement le point de distinction le plus fondamental entre les animaux et les hommes. Les animaux ont la sagesse de vivre l’instant présent comme s’il était « acté ». Les hommes, comme le dit Pascal, ne parviennent pas à le vivre tel qu’il est :
« Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé et à l'avenir. Nous ne pensons point au présent ; et, nous y pensons, ce n'est que pour en prendre la lumière pour disposer de l'avenir. Le présent n'est jamais notre fin : le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre. »
Aussi loin que nous remontions dans la généalogie de nos facultés, c’est bien au langage qu’il nous faut assigner cette incapacité à nous satisfaire de la réalité telle qu’elle est pour ce qu’elle est « maintenant ». Grâce à lui et à la parole, nous ramenons continuellement nos expériences qui nous sont propres et singulières à des signes communs, lesquelles engendrent des modalités communes de réception, de compréhension, de réaction. Il ne fait aucun doute, comme le dit Aristote que nous n’aurions jamais pu concevoir la notion même de cité, d’Etat de bien public, d’intérêt général sans le langage mais en même temps, Nietzsche insiste sur tout ce que ces idées ont de faux, de caricatural, de banal et finalement d’ « usé », de « compassé ». Grâce au langage nous pouvons nous extraire de la fatalité de l’instant, nous pouvons concevoir un autre monde que celui qui nous est donné, mais, de ce fait, n’est-ce pas justement de tout ce que l’expérience de l’instant a de riche, d’unique, de supérieur à toutes les généralisations du symbole, que nous éloignons à tout jamais ? Et ne serait-ce pas justement avec cette sagesse de l’instant présent que l’animal, lui, aurait partie liée ?
« Nous ne nous estimons plus assez lorsque nous nous communiquons. Nos expériences personnelles ne sont pas le moins du monde volubiles. Elles ne pourraient se communiquer elles-mêmes si elles le voulaient. C’est que la parole leur manque. Ce pour quoi nous avons des paroles, c’est aussi ce que nous avons déjà dépassé. Tout discours comporte un rien de mépris. Le langage, semble-t-il, n’a été inventé que pour le médiocre, le moyen, le communicable. Avec le langage, celui qui parle se vulgarise déjà »

Conclusion
Si nous reprenons dans l’ordre de leur exposition les quatre arguments défendus par Aristote, nous mesurons à l’aune des réactions suscitées par les prises de position du philosophe grec l’amplitude du champ problématique ouvert par ce texte. L’idée selon laquelle la famille serait l’origine « naturelle » de la cité (argument généalogique) est totalement contredite par Claude Lévi-Strauss puisque la famille c’est déjà de la culture. En second lieu, l’affirmation selon laquelle l’homme serait naturellement fait pour vivre en société (argument ontologique) est absolument contraire aux thèses des philosophes politiques du Contrat (Hobbes), tout comme la thèse selon laquelle la nature nous aurait donné naissance dans ce but (argument téléologique). Enfin l’argument éthologique sur la spécificité du langage humain et sa fonction déterminante dans la constitution de la cité ne serait pas remis en cause aujourd’hui en tant que tel mais dans l’esprit de son exposition car autant il va de soi pour Aristote que c’est un bien et un privilège pour l’homme que de disposer ainsi du langage comme de l’instrument même rendant possible une vie communautaire humaine, autant, pour Nietzsche, c’est justement dans tout ce que le langage impose à la pensée humaine d’esprit de communauté, c’est-à-dire de banalisation qu’il convient de chercher la pauvreté et la bassesse de notre condition. Ce passage constitue la base à partir de laquelle toutes les réflexions philosophiques sur la communauté politique des êtres humains ont été sommées de prendre position. Il n’est pas possible d’affirmer qu’Aristote se soit trompé sous prétexte que certaines de ses affirmations ont été dépassées. Comme le dira Kant, dans son opuscule : « Idée d’une histoire Universelle d’un point de vue cosmopolitique », la solution parfaite du gouvernement de l’homme par l’homme n’existe pas :
« De quelque façon qu’il [l’homme] s’y prenne, on ne conçoit vraiment pas comment il pourrait se procurer pour établir la justice publique un chef juste par lui-même : soit qu’il choisisse à cet effet une personne unique, soit qu’il s’adresse à une élite de personnes triées au sein d’une société. Car chacune d’elles abusera toujours de la liberté si elle n’a personne au-dessus d’elle pour imposer vis-à-vis d’elle-même l’autorité des lois. Or le chef suprême doit être juste pour lui-même, et cependant être un homme. Cette tâche est par conséquent la plus difficile à remplir de toutes; à vrai dire sa solution parfaite est impossible. »