jeudi 26 avril 2018

Vérité de coeur et vérité de raison - Blaise Pascal


« Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point de part essaye de les combattre. Les pyrrhoniens qui n’ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non point l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi ridicule et inutile que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir. »
                                                                       Pensées – Pascal (1623 – 1662)



Pascal essaie ici, au sein même de la science, de justifier l’utilisation de deux facultés différentes dont chacune permet de conclure des propositions certaines, mais selon des modalités distinctes. Même s’il ne se désigne ici qu’un seul ennemi, il en a deux : les sceptiques d’un côté, et Descartes de l’autre, dans la volonté de ce dernier de démontrer des vérités qui en réalité sont des vérités d’intuition, comme l’existence de Dieu. Pascal veut donc ici contredire les pyrrhoniens pour lesquels il est impossible de parvenir à une vérité indubitable et les cartésiens qui donnent trop d’importance à la raison et pas assez au cœur.
Il est aussi vain de s’épuiser à démontrer une vérité de cœur que d’essayer de ressentir une vérité de raison. Nous jouissons de deux capacités distinctes dont chacune possède son domaine réservé : les premiers principes pour le cœur, les chaînes de démonstration pour la raison. En d’autres termes, il est nécessaire que l’homme de science croit, c’est-à-dire adhère sans preuve à des vérités qu’il éprouve bien comme vraies sans les avoir prouvées tout simplement parce qu’elles ne sont pas démontrables. Personne ne peut faire la preuve qu’il n’est pas en train de rêver qu’il existe mais il sent bien qu’il existe et qu’il ne rêve pas. C’est bel et bien une vérité subjective, intérieure qu’il est impossible d’universaliser puisque personne d’autre que moi ne peut sentir que j’existe. Il y a ici une épreuve de soi par soi qui ne laisse pas la moindre place à la démonstration parce que ce sentiment est immédiat alors qu’une démonstration est, par définition, médiate. Notre raison ne peut fonder toutes les certitudes. Il existe des vérités qui nous touchent directement, instinctivement comme telles et il serait totalement absurde de ne pas y adhérer sous le prétexte que ce n’est pas la raison qui les a prouvées.
Aucune démonstration ne peut d’ailleurs se fonder sur une autre base que celle d’un indémontrable, lequel doit être admis sans preuve, sans quoi la démonstration tournerait à vide en s’épuisant à justifier ses fondements comme un enfant obstiné qui ne cesserait pas de demander pourquoi il lui faudrait admettre ceci ou cela. Toutefois, la pensée de Pascal va ici plus loin que cette justification car ce n’est pas la nécessité de démonter qui légitime qu’il y ait de l’indémontrable. Il existe de fait des vérités qui s’impose à notre pensée comme telle, positivement et pas seulement comme une base qu’il nous faudrait admettre pour ensuite lancer les enchaînements de raison. Je sais que j’existe parce que je sens que j’existe, et, en effet, j’existe.
Pascal suggère finalement que certaines évidences sont assez certaines pour ne pas être questionnées et c’est bien ce que ce texte revêt de plus problématique car, par exemple, l’affirmation qu’il y a du temps n’est pas du tout certaine dés que nous y réfléchissons. Qu’est-ce que le temps de nos journées si ce n’est une convention humaine qui se greffe sur le mouvement dans l’espace (de notre planète) ? Le temps est-il extérieur ou intérieur ? De la même façon, qu’il y ait des nombres est loin d’être une certitude. Il ne fait aucun doute que l’homme a choisi de mesurer des forces avec des nombres mais l’idée selon laquelle la chaleur en s’augmentant atteindrait des seuils quantifiables reste une façon d’interpréter une évolution, une mutation qui par elle-même ne s’effectue pas ainsi. Le caractère mesurable des phénomènes est dans la lecture humaine du phénomène mais pas dans le phénomène en lui-même. C’est donc une vérité relative, et pas absolue. Ce n’est pas une vérité qui s’impose d’elle-même. On ne peut s’empêcher, à la lecture de ce texte de penser à la phrase de Nietzsche : « les convictions sont des ennemies de la vérité plus dangereuses que les mensonges. »

Y-a-t-il une vérité scientifique? (2) - Développement


4) Traitement de la question
a) Partie 1 : il y a « une » vérité  de type scientifique (Aristote)
Il convient d’abord de s’interroger sur le style même de cette discipline : pourquoi et comment sont apparues à une certaine époque (5e siècle avant JC) un type de discours entreprenant d’abord de poser ce « postulat » en vertu duquel les évènements, ou les faits ne se produisent jamais sans avoir été causés par quelque chose. Pourquoi ne nous sommes nous pas contentés des mythes ou des cosmogonies (récits des origines) ? C’est à Athènes que nous observons ce mouvement très progressif au gré duquel les explications ou les solutions par les rites, les récits, les prières vont peu à peu laisser la place à des travaux, à des observations, à une intelligence des rapports dans les domaines de la médecine, de l’histoire, de la biologie, etc, au sein desquels la mythologie va peu à peu perdre en crédibilité.
Dans les différences de conception de la connaissance entre Platon et son disciple Aristote  se manifestent des distinctions suffisamment notables pour nous faire comprendre l’esprit dans lequel la science va apparaître. En effet, pour Platon, d’où nous viennent l’envie de connaître et l’investissement dans cette activité ? De deux mouvements qui participent l’un à l’autre : la dialectique ascendante et la réminiscence. Je suis touché par la beauté d’un visage que je croise dans la rue, ce qui suscite en moi l’envie de connaître ce qui fait la beauté de tous les visages puis la beauté de tous les corps, la beauté des âmes, laquelle me guide vers la beauté même et ainsi de suite jusqu’à ce que mon esprit parvienne à l’Un, c’est-à-dire jusqu’à la généralisation ultime où se résorbe l’essence pure et unique de la connaissance. Mais comment mon âme va-t-elle parvenir à passer ainsi d’un niveau à un autre sans s’égarer ? Comment sait-elle que c’est en ce sens qu’il faut progresser ? Parce qu’elle en a le souvenir. Nous avons tous en nous la mémoire de cette expérience originelle des essences que notre âme a vécu lorsqu’elle n’était pas encore entichée d’un corps. Finalement connaître pour Platon, c’est toujours d’abord et fondamentalement « reconnaître », se rappeler d’une intuition qui est « en nous ». Nos expériences ne sont que des incitations à rentrer à nous-mêmes pour y gravir les échelons de la dialectique ascendante et élever notre âme à la connaissance de l’Un.
Cette connaissance ne peut en aucune façon être considérée comme « scientifique », ne serait-ce que parce qu’elle s’appuie sur une considération de l’âme qui tient davantage de la spiritualité que d’un discours rationnel. Dans « les seconds Analytiques », Aristote développe une théorie qui est très éloignée de celle de son maître : connaître une chose, c’est « connaître la cause par laquelle cette chose est, savoir que c’est bien la cause de la chose et que cette chose ne peut être autrement qu’elle n’est. » En d’autres termes, nous avons la connaissance d’une chose quand nous pouvons expliquer 1) qu’elle soit, 2) qu’elle soit ce qu’elle soit, 3) qu’elle n’aurait pas pu être autrement. Finalement c’est par la connaissance de sa cause, sa nature et sa nécessité que nous pouvons revendiquer un savoir (science) sur une chose. On peut affirmer que l’esprit de la science est né et qu’il est lié à la notion de « démonstration ». Platon avait bien fait graver à l’entrée de l’Académie : « que nul n’entre ici s’il n’est géomètre », mais sa conception du savoir, aussi empreinte soit-elle de mathématiques demeurait fondée sur des postulats ou des principes qui ne relevaient à aucun titre de l’expérience ou du raisonnement (immortalité de l’âme, réminiscence etc.). Avec Aristote, nous entrons au contraire, dans une exigence de démonstration tout-à-fait nouvelle : celle du syllogisme : « Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, une autre chose différente d’elles résulte nécessairement, par les choses mêmes qui sont posées. C’est une démonstration quand le syllogisme part de prémisses vraies et premières. » Nous ne pouvons accéder à des vérités qu’à la condition de déduire rigoureusement certaines propositions de propositions de départ indiscutablement fondées par elles-mêmes. La vérité scientifique d’Aristote s’oppose à la vérité dialectique de Platon, laquelle ne peut prétendre à la même puissance de démonstration. Autant pour Platon, c’est par le mouvement d’un cheminement qui nous est intérieur que nous parvenons à la connaissance, autant pour Aristote, la pensée s’impose à elle-même une discipline syllogistique ardue au fil rigoureux de laquelle elle ne peut pas se tromper. On ne pense pas par soi-même, on pense ce qu’on ne peut pas ne pas penser.
Qu’est-ce qui voit donc le jour avec Aristote ? Pas du tout l’idée selon laquelle, seule, la science nous dirait la vérité, mais plutôt l’émergence d’un autre style de recherche du vrai qui repose à la fois sur l’expérience, sur la causalité et sur le syllogisme : la science. Celle-ci n’est pas le discours qui prend sur lui de dire la vérité mais qui assume une forme de curiosité, d’étonnement en décidant de cesser de lui répondre par le surnaturel et l’irrationnel. Attendons-nous de la science qu’elle nous dise la vérité ou bien qu’elle nous permette de retirer des conclusions universelles, assimilables et démontrables par tout esprit faisant preuve de logique et de rationalité ? Existe-t-il vraiment une vérité ou bien cette notion ne recouvre-t-elle qu’un idéal régulateur dont le but réel est de donner occasion à certains styles de discours et de pratiques de voir le jour ?

b) Partie 2 : Vérité et expérience : peut-il exister une vérité scientifique sans un réel proprement scientifique ?
Des cinq critères qui constituent la science, nous retrouvons dans la conception Aristotélicienne de la connaissance trois d’entre eux, à savoir la correspondance avec le réel (importance de l’observation des données sensibles), la prédiction (importance de la causalité) et surtout la cohérence interne avec le syllogisme, mais d’aucune façon la falsifiabilité. Comment cela serait-il possible puisque la notion même d’expérimentation scientifique n’existait pas encore ? Mais sur quoi repose cette procédure, à savoir cette idée selon laquelle on n’apprend rien de la réalité sans la questionner préalablement ?
En premier lieu de la constatation que l’on ne peut rien comprendre de la nature en s’en tenant simplement aux données qui nous sont transmises par nos sens. Si nous voulons connaître la vérité des éléments qui nous entourent avec lesquels nous entrons en contact par la perception, il convient d’abord de dépasser les apparences non seulement parce qu’elle sont trompeuses mais aussi parce qu’elles sont fuyantes.
C’est exactement le sens de la référence que fait Descartes dans les secondes méditations à un morceau de cire :

“Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d’être tiré de la ruche : il n’a pas encore perdu la douceur du miel qu’il contenait, il retient encore quelque chose de l’odeur des fleurs dont il a été recueilli, sa figure, sa couleur, sa grandeur sont apparentes, il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent faire distinctement connaître un corps se rencontrent en celui-ci. Mais voici que, pendant que je parle, on l’approche du feu ce qui y restait de saveur s’exhale, l’odeur s’évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s’échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu’on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu’elle demeure et personne ne le peut nier. Qu’est-ce donc que l’on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de ce que j’ai remarqué par l’entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l’odorat, ou la vue, ou l’attouchement ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Mais (...) éloignant toutes les choses qui n’appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d’étendu, de flexible et de muable. Or qu’est-ce que cela, flexible et muable ? N’est-ce pas que j’imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire? Puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements et ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination ; il faut donc que je tombe d’accord, que je ne saurais pas même concevoir par l’imagination ce que c’est que cette cire, et qu’il n’y a que mon entendement seul qui le conçoive (...).
Or quelle est cette cire qui ne peut être conçue que par l’entendement ou l’esprit ? Certes c’est la même que je vois, que je touche, que j’imagine, et la même que je connaissais dés le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit n’est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l’esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle et dont elle est composée (...). Je juge et ainsi je comprends, par la seule puissance de juger qui réside en mon esprit, ce que je croyais voir de mes yeux.”
                                            René Descartes – Méditations métaphysiques
Il est impossible de comprendre ce passage sans connaître la différence que fait Descartes, à la suite de Galilée, entre les qualités secondes et les qualités premières d’une réalité. Les qualités premières sont celles qui la constituent en propre, qui la font être ce qu’elle est ; les qualités secondes sont celles que nos sens perçoivent de sa manifestation sensible. Devant un bloc de cire, je perçois d’abord son odeur, sa solidité, sa couleur, sa consistance, sa température, c’est-à-dire ce que j’en saisis par mes sens. Or une flamme s’approche de ce bloc et le fait fondre transformant ainsi toutes les qualités sensibles de l’objet qui devient une flaque et ne conserve aucune des qualités secondes dont j’avais fait l’expérience sensible auparavant.
Je suis confronté à un problème : soit je considère que les qualités secondes définissent bien l’identité de la cire auquel cas il me faut soutenir que je ne suis plus confronté à de la cire, soit j’affirme que toujours de la cire mais que son identité, sa substance « vraie » ne se situe pas dans ses qualités secondes qui ne constituent que son apparence. Mais dans cette deuxième solution qui semble la plus raisonnable car on voit mal comment la cire, par pure magie, aurait pu disparaître sous la seule intervention de la flamme (ce serait comme affirmer que la vapeur n’est plus de l’eau, ce qui serait absurde puisque le même atome H2O demeure au-delà des variations d’état qu’on peut lui imposer), il nous partir à la recherche des qualités premières de la cire, celles qui échappent à nos sens, puisque ils se laissent abuser par les changements provoqués par le feu.
C’est bien là le point essentiel de la démonstration de Descartes : l’évidence de ce qui se manifeste à nos sens est contrariée par une autre forme d’évidence, plus puissante encore, qui nous impose de concevoir que la vraie cire est ce qui demeure, au-delà des variations d’apparences, du bloc à la flaque. Puisque mes sens sont dépassés par cette considération, il faut bien qu’en nous une faculté soit à même de saisir cette cire authentique mais laquelle ? Nous disposons de trois facultés de connaissance : a) nos sens b) notre imagination c) notre entendement. Notre imagination peut-elle se représenter la cire même ?
Descartes évoque les qualités premières de la cire : quelque chose d‘étendu, de flexible et de muable. Ce qui la définit en propre, c’est sa capacité à occuper l’espace et à revêtir une infinité de formes possibles. Or l’imagination ne peut explorer l’infini, comme le prouve notre incapacité à nous représenter mentalement et avec précision un chiliogone (figure à 1000 côtés). L’imagination dont la fonction est de composer des images mentales peut nous permettre de nous représenter les angles cachés d’un volume (j’imagine d’un cube les côtés que je ne vois pas directement en déplaçant mentalement le cube dans l’espace) mais elle s’épuise vite dés que la figure est un peu compliquée. Si je ne peux pas imaginer un chiliogone, je peux le concevoir, c’est-à-dire que je le conceptualise comme une figure possédant 1000 côtés et rien ne s’y oppose, mais qu’est-ce qui conceptualise en moi ? Mon entendement. De le même façon, mon entendement conçoit parfaitement une étendue susceptible de revêtir une infinité de figures.
Ce que je perçois par mes sens est bien « la cire » vraie mais ce n’est pas par mes sens que j’en fais l’expérience « vraie ». Ce qu’elle a de propre n’est pas ce qu’en vois ou ce que j’en touche mais ce que je peux en concevoir clairement distinctement, ce qui s’impose à mon entendement comme la constituant vraiment à savoir cette capacité à occuper l’espace en revêtant une infinité de formes. De la cire, mon entendement conçoit qu’elle est une substance « protéiforme », et nous pouvons reprendre littéralement l’origine étymologique et mythologique de ce terme pour rendre compte de la puissance de mon entendement.
Dans l’Odyssée, Protée est un titan marin qui peut se métamorphoser. Ménélas échoue sur un rivage inconnu parce qu’il a offensé un Dieu et la fille de Protée lui révèle comment obtenir de son père la réponse à la question de savoir lequel. Ménélas se saisit donc de Protée qui se transforme en lion, en serpent, en léopard, en cochon et même en eau et en arbre pour échapper à son assaillant mais Ménélas ne desserre jamais sa prise et finit par apprendre que c’est à Poséidon qu’il doit adresser ses sacrifices et ses prières.
Notre entendement est en nous cette faculté qui, comme Ménélas, tient assez fermement et distinctement sa prise pour lui imposer de se révéler à « nos yeux » comme Protée, telle qu’elle est vraiment. Je peux concevoir que la cire est une étendue susceptible d’une infinité de figures mais mes yeux physiques ne peuvent la voir ni mon imagination se la représenter. Ce que Descartes appelle l’inspection de l’esprit, c’est cette expérience que mon entendement fait d’une cire identique et vraie là où me sens ne perçoivent qu’une apparence fuyante.
Par conséquent, il existe, selon Descartes, une modalité d’expérience qui nous met directement en phase avec ce qui, de la chose que nous percevons, constitue son identité véritable. La vérité scientifique est une démarche qui ne peut se concevoir qu’à partir de cette décision de voir avec ce que nous pourrions appeler « les yeux de l’entendement ». Il faut une intention préalable: celle de ne pas se laisser abuser par ce que nos sens nous révèlent comme définissant la chose. Ce n’est pas que le bloc de cire soit de la cire « fausse », mais il n’est qu’une apparence possible parmi une infinité d’autres. De la même façon il faut bien qu’une identité demeure du bloc de glace à la vapeur : l’eau. La recherche d’un savoir (science : scio) sur la cire ou sur l’eau suppose une résolution : celle de se servir de son entendement et de dépasser les apparences variables qui se manifestent à mes sens et ne permettent pas de statuer sur la nature véritable de la chose. Il y a une vérité de la cire que nous pouvons savoir en décidant de voir d’une certaine façon. On ne peut se mettre en quête d’une vérité scientifique qu’à la condition de voir « scientifiquement » les choses qui nous entourent. Par « voir scientifiquement », il faut entendre ne pas voir avec les yeux du corps mais avec ceux de l’entendement.
Ce statut de la cire identique pose néanmoins question : est-il autre chose qu’un postulat dont on part et dont on décide arbitrairement de poser l’existence ? Non, la cire est bien « même » du bloc à la flaque, mais cette pérennité d’une cire vraie au-delà des variations causées par la flamme définit en même temps la notion de « chose à connaître », l’idée selon laquelle on ne comprend pas ce qui nous entoure sans l’avoir divisé dans ses composantes essentielles, méthode qui correspond exactement à ce quel l’on appelle en médecine un « diagnostic » (dia gnose : connaître en divisant). 
Prenons l’exemple d’un cocktail : est-ce la même chose d’apprécier sa saveur en le buvant et de comprendre sa fabrication en sachant de quoi il est composé ? Evidemment non : il y a la vérité « qu’il est » dans l’instant même pendant lequel je le bois, vérité brute, instante, existentielle (et savoureuse), et la vérité de ce qu’il est, vérité médiate, décalée (et savante) dans laquelle il devient un objet d’étude et dont je peux énumérer les ingrédients. Il y a bien ici une vérité scientifique que l’on retrouve parfaitement dans les deux premières règles posées par Descartes dans le discours de la méthode : « le premier (principe) était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je la connusse évidemment être telle, c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention ; et de ne comprendre rien de plus en mes jugements, que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute. Le second de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. »
Finalement le présupposé de toute démarche scientifique consiste à partir du principe qu’il y a toujours une vérité à chercher dans les mutations de la réalité, à poser l’idée de l’identique au-delà du multiple, de l’invariable derrière le variable, du général au-delà du particulier, de la loi au-delà du chaos apparent. Et il faut bien reconnaître que nous nous sommes alors confrontés à ce que nous pourrions appeler le « credo » (je crois) de la science (scio : je sais), la base croyante d’une entreprise qui consiste à savoir. Il est vrai que la même cire demeure du  bloc à la flaque, mais il n’en est pas mois vrai également que cette cire identique est d’abord un postulat sans lequel rien ne serait à connaître. Toutes les sciences partent de postulats différents mais le désir pur de connaître tel qu’il se manifeste dans toutes les sciences ne peut se concevoir sans l’idée même d’une vérité « Une » et universelle à chercher derrière des apparences multiples, fuyantes, confuses et fragmentées. A la question de savoir s’il y a une vérité scientifique, nous pourrions donc répondre qu’aucune démarche scientifique ne saurait se concevoir sans partir du principe qu’il y en a une, indépendamment de la question de savoir si effectivement elle la trouvera.
C’est finalement dans la prise de conscience de cette méthode et de ce qu’elle implique pour le rôle essentiel de l’expérience dans ce qu’il convient d’appeler un « processus » que consiste selon Kant la révolution imposée par l’avènement de la Science moderne en 1632 avec Galilée, Bacon, Descartes, Torricelli, etc :
« Quand Galilée fit rouler ses sphères sur un plan incliné avec un degré d'accélération dû à la pesanteur déterminé selon sa volonté, quand Torricelli fit supporter à l'air un poids qu'il savait lui-même d'avance être égal à celui d'une colonne d'eau à lui connue,... ce fut une révélation lumineuse pour tous les physiciens. Ils comprirent que la raison ne voit que ce qu'elle produit elle-même d'après ses propres plans et qu'elle doit prendre les devants avec les principes qui déterminent ses jugements, suivant des lois immuables, qu'elle doit obliger la nature à répondre à ses questions et ne pas se laisser conduire pour ainsi dire en laisse par elle ; car autrement, faites au hasard et sans aucun plan tracé d'avance, nos observations ne se rattacheraient point à une loi nécessaire, chose que la raison demande et dont elle a besoin. Il faut donc que la raison se présente à la nature tenant, d'une main, ses principes qui seuls peuvent donner aux phénomènes concordants entre eux l'autorité de lois, et de l'autre l'expérimentation qu'elle a imaginée d'après ces principes, pour être instruite par elle, il est vrai, mais non pas comme un écolier qui se laisse dire tout ce qu'il plaît au maître, mais au contraire comme un juge en fonctions qui force les témoins à répondre aux questions qu'il leur pose.
 »
Kant évoque une « révolution Copernicienne » pour  décrire le bouleversement  provoqué selon lui par Galilée dans l’histoire de la science. De la même façon que le savant polonais a inversé le rapport de la terre au soleil, la science moderne renverse la relation entre la connaissance et les éléments étudiés. Ce n’est plus à la connaissance de se régler sur les objets mais c’est aux objets de se régler sur la connaissance. Savoir ne consiste plus à observer et à découvrir mais à supposer et à essayer (Galilée se décrit lui-même comme saggiatore :  « l’essayeur », c’est le titre d’un de ses livres). Un savant « essaye », c’est-à-dire qu’il expérimente, il n’attend pas que la vérité vienne, il la provoque en fonction des idées préalables qu’il conçoit. Si Galilée n’avait pas « essayé », nous croirions encore qu’un corps tombe plus vite parce qu’il est plus lourd. La science n’apprend rien si elle ne part pas du principe qu’il y a des choses à connaître et, plus encore, si elle ne prend pas les devants en formulant d’abord à titre d’hypothèse des lois, des rapports de causalité et en éprouvant leur pertinence par des expériences. La science ne consiste pas dans un compte rendu des phénomènes qui se produisent mais d’abord dans la formulation à titre d’hypothèses des lois au gré duquel ils se produisent. Aristote déjà concevait bien qu’on ne comprenait une chose qu’en en trouvant la cause mais il n’allait pas jusqu’à envisager que la cause soit à provoquer (expérience), il pensait qu’il suffisait de la découvrir (observation).
Il est vain, selon Kant, de demander à la raison humaine, de concevoir ce qui de la nature serait inconcevable par notre esprit. De ce qui est à l’extérieur de nous nous ne pouvons comprendre que ce qui peut être appréhendable  par une pensée humaine. Par conséquent, c’est à notre entendement de formuler d’abord des lois et de concevoir ensuite des expériences de telle façon que nous puissions aboutir à des résultats fiables et progresser ainsi dans une connaissance qui sera tout autant celle de notre esprit que celle de la réalité extérieure, ou plutôt qui correspondra exactement à ce que notre esprit peut comprendre de la réalité extérieure. Le savant questionne et force la nature à répondre à la question : c’est cela qui définit une expérience. Si la science devait se limiter à constater et à collecter les faits, elle ne pourrait jamais unifier tout cela c’est-à-dire saisir les lois qui prévalent dans la nature.
La référence à l’écolier et au juge est assez parlante : le savant n’est plus l’écolier d’une nature qui serait le maître et dont il aurait tout à apprendre, à recueillir. Il est un juge qui  « force » les témoins (la nature) à répondre aux questions qu’il a d’abord formulées. La science est active, voire activiste. Elle n’attend rien elle provoque. Il n’y a donc pas de vérité à découvrir dans la nature pour le scientifique mais des hypothèses scientifiques à essayer en questionnant la nature. Comme le dit Bachelard : « rien n’est donné tout est construit ». il n’y a pas de vérité toute faite à découvrir dans la nature mais des hypothèses à construire qui nous donneront des éléments de réponse.
Mais alors que dire de ce que l’expérience va nous révéler ? Quel statut accorder à la réponse que la nature va donner à une question posée à partir d’une hypothèse scientifique ? Comment considérer le vaccin de Pasteur par exemple ? Est-ce ce que la nature fait ou ce que le savant provoque ? S’il ne fait évidemment aucun doute que les défenses immunitaires de l’organisme sont naturelles, il est également évident que la notion de vaccin est une idée humaine née dans l’esprit d’un scientifique. Comme le dit Canguilhem : « le fait scientifique, c’est ce que fait la science en se faisant. » La science ne consiste pas ou plus à comprendre la nature mais à déterminer ce que l’esprit humain peut concevoir et surtout construire à partir d’elle.

jeudi 19 avril 2018

Y-a-t-il une vérité scientifique? - Définitions et problématisation


1) Qu’est-ce que la vérité ?
                      a) Sens commun : on peut définir comme vraie une proposition dont le contenu est conforme à la réalité. Une vérité est une affirmation dont le sens est conforme avec une réalité extérieure observable. Je dis la vérité quand je dis qu’il fait beau et qu’en effet, il y a du soleil. Cela implique qu’une vérité suppose 1) une proposition 2) un fait ou une situation 3) une vérification. Toute personne présente sur les lieux ne pourra pas se désolidariser de ce constat. Le contraire de la vérité ici pourrait être considéré comme « déni de l’évidence »
b) Sens universel : la vérité est plus intéressante quand la proposition ne porte pas sur un lieu ou sur une situation particulière. Affirmer que la terre tourne autour du soleil ou bien que 2+2=4 est vrai indépendamment du temps et de l’espace. Au critère de conformité entre une proposition et un fait s’ajoute alors celui de l’universalité. Le contraire de la vérité est ici l’erreur, l’illusion ou encore la croyance.
c) Sens substantiel : on peut également parler de la vérité d’une chose ou d’un être lorsque l’on veut désigner par ce terme ce qu’elle est essentiellement et pas seulement en surface. Le contraire de la vérité est alors l’apparence. (aletheia : dévoilement)
d) Quelques observations : la vérité suppose toujours un jugement. Même dans le premier cas qui s’applique à une situation particulière ce jugement prétend à une forme de « généralisation ». « Il n’y a dit Aristote de science que du général, d’existence que du particulier ». Cela signifie qu’un discours qui nourrit la prétention à dire la vérité ne peut se concevoir comme une pure et simple collection de faits : « il y a ça et ça et ça ». On prend le risque de la vérité au second sens du terme lorsqu’on énonce un rapport de causalité voire une loi rendant compte du rapport entre deux phénomènes. Je peux dire « l’eau est à 100 degrés » et « elle bout », mais j’énonce « peut-être » une vérité quand j’affirme : « l’eau bout quand elle est chauffée à 100° ». Finalement toute la question qui se pose est celle de savoir si nous en sommes réduits à poser des corrélations (il y a ceci et il y a cela : vérité au sens 1) ou bien si nous pouvons tenter des vérités au sens 2, c’est-à-dire des causalités, des thèses à valeur universelle nous permettant de comprendre les lois régissant l’univers.
Il est intéressant de situer les différentes disciplines par rapport à ces trois définitions de la vérité : si le journalisme et les enquêteurs ou encore les juges recherchent la vérité des faits au sens 1, les sciences sont plutôt tournées vers la vérité au sens 2, alors que les religions et les moralistes évoquent la vérité au sens 3. La philosophie ne saurait réellement se fixer par rapport à cette tripartition. Elle peut aller, notamment avec Nietzsche, jusqu’à questionner « la valeur de la vérité ». Ne serait-elle pas encore une forme dérivée de la volonté de croire en Dieu, en un principe, en un critère ? Ne serait-elle pas encore une croyance, elle qui prétend justement s’imposer comme un fait ou comme une loi universelle ?

2) Qu’est-ce que la science ?
                                Que voulons-nous dire exactement quand nous disons d’une affirmation qu’elle est scientifique ? Que ce n’est pas une thèse qui sort de nulle part ou bien à laquelle nous adhérerions idéologiquement, affectivement, naïvement. Par « scientifique » nous voulons signifier que cette proposition a été prouvée, validée, expérimentée. Ce qui caractérise la science c’est qu’elle n’avance rien sans garantie fiable et observable par tout le monde de ce qui est défendu. Rien de ce qui est dit ne peut l’être par soi-même mais par déduction ou implication ou consécution logique d’une autre proposition qui elle-même se fonde sur une autre et ainsi de suite jusqu’à ce que nous remontions jusqu’aux axiomes ou aux postulats, c’est-à-dire aux affirmations premières lesquelles ne peuvent pas être démontrées mais constituent les bases de tout raisonnement. Ce n’est donc pas tant la certitude qui caractérise une proposition scientifique que son absence radicale d’implication idéologique, religieuse ou politique. Ce qu’un scientifique avance, ce n’est jamais ce qu’il pense mais ce qu’il ne peut pas ne pas penser. Nous sommes ici confrontés à une pensée sans prise de parti et c’est bien ce qu’il faut entendre quand nous lisons ou entendons dire que la pensée scientifique est une pensée « objective ». Jusqu’où peut-on aller dans l’exercice d’une pensée qui ne dit jamais ce qu’elle pense, qui finalement ne « pense rien » mais conclue, déduit, observe, et « se tient pour dit » ce qui s’impose à elle par le raisonnement, la constatation ou l’expérimentation ?
Nous pouvons dégager cinq critères susceptibles de définir une proposition ou une théorie scientifique :
a) la cohérence interne : une thèse est scientifique quand elle ne se contredit pas elle-même et quand elle retire des prémisses les seules conclusions possibles (Si Socrate est un homme et si tous les hommes sont mortels, alors Socrate est mortel)
b) la correspondance avec le réel : pour les sciences expérimentales (physique, chimie, biologie, etc.), un discours ne peut être reconnu comme scientifique que si ces conclusions sont en phase avec la réalité.
c) la prédiction : les sciences comme la météorologie ou l’astronomie, ou l’astrophysique doivent prouver leur scientificité par leur capacités à formuler des lois dont les conclusions nous permettront de prévoir des phénomènes.
d) une économie de postulats et d’hypothèses (rasoir d’Ockham). Entre deux théories, celle qui utilise le plus petit nombre d’hypothèses est la plus vraisemblable (Darwin est un excellent exemple de la pertinence du rasoir d’Ockham)
e) la falsifiabilité : une théorie, selon Karl Popper, est scientifique quand elle est falsifiable, c’est-à-dire quand elle est susceptible d’être réfutée par une expérience. Une thèse politique ou idéologique n’est pas falsifiable parce qu’elle n’est pas rédigée dans une forme qui rend possible sa contradiction. C’est une vision du monde à laquelle on adhère ou pas. Au contraire, une théorie scientifique est toujours transcrite dans une forme dont on peut vérifier la validité et éventuellement la réfuter. Par exemple, la périhélie de la planète Mercure (c’est-à-dire le point de cette planète le plus proche du Soleil) change au cours du temps démontrant que l’ellipse décrite par une planète dans son mouvement orbital par rapport au soleil est variable alors que Newton l’avait conçue comme invariable.
Ces cinq critères se retrouvent finalement sur un point fondamental : il y a science quand les propositions sur lesquelles on travaille sont suivies et testées suffisamment rigoureusement pour que nous soyons sûrs qu’à aucun moment notre volonté ou notre désir personnels n’ont interféré sur les résultats des calculs ou des expériences. Or les plus grands acquis des sciences ne résident-ils pas toujours vers une forme exacerbée de désanthropocentrisme ? Freud évoque les trois blessures narcissiques, mais ne serait-il pas possible d’aller plus loin encore en définissant la science comme cette pratique humaine dont le sens et la fonction consistent à émettre des théories suffisamment fondées et rigoureuses pour réduire à néant la plus infime velléité de narcissisme humain. Ne serait-ce pas le propre de la science que de produire un discours structurellement antihumaniste et si oui, jusqu’où peut-elle aller dans cette voie ? Si le propre de la science est de se démarquer de tout discours de consolation, de toute discipline animée d’une pure volonté d’autosatisfaction humaine, peut-elle aller jusqu’à interroger, comme le fait Nietzsche, ce concept de « vérité », jusqu’à y relever précisément une connotation trop complaisamment humaine ?
3 ) Problématisation du sujet
Pour saisir la pertinence d’une telle interrogation, il faut revenir aux formulations mêmes de Nietzsche : « qu’est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d’anthropomorphismes, bref une somme de relations humaines qui ont été rehaussées, transposées et ornées par la poésie et la rhétorique, et qui, par un long usage paraissent établies, canoniques et contraignantes aux yeux d’un peuple : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores usées qui ont perdu leur force sensible. » Mais de quelles métaphores parle Nietzsche ici ?
Prenons un exemple : nous sommes éblouis par le soleil, c’est purement et simplement une excitation nerveuse, c’est-à-dire une sensation qui ébranle mon nerf optique, mais je vais d’abord la transcrire dans mon intellect en « image ou en représentation » du soleil et c’est là la première métaphore. Déjà nous perdons le contact avec la réalité stricte de l’éblouissement, lequel n’est pas exclusivement causé par le soleil mais par la lumière elle-même passée au crible de l’atmosphère, des conditions climatiques, gravitationnelles, volumétriques, etc. Il faudrait également faire entrer en ligne de compte ici la sensibilité de nos yeux à une certaine fréquence de l’onde lumineuse. Nous caricaturons toutes ces données fines, particulières par un seul élément. Ensuite nous allons décrire cet élément par un terme, par un son qui ne vaudra qu’au sein de la communauté linguistique à laquelle j’appartiens : « So / Leil », c’est là la deuxième métaphore dont on mesure bien la part d’arbitraire. Nous dirons finalement qu’il est vrai que nous sommes éblouis par le soleil sans prendre en compte la multitude de cribles d’interprétation par lesquels nous avons fait passer la sensation initiale jusqu’à cet énoncé : le soleil m’éblouit, lequel méritera à nos yeux la qualification de « vérité » alors même qu’elle est la traduction la plus lointaine, la plus métaphorisée du choc initial, pur, donnée qu’est l’ébranlement d’un nerf par une onde lumineuse.
Ce que Nietzsche essaie de nous faire comprendre, c’est qu’il existe dans cette notion de vérité quelque chose de trop humain pour être vrai, quelque chose de trop métaphorisé pour être réel. Nous caricaturons des ressentis et faisons ensuite valoir des relations syntaxiques, grammaticales entre des symboles en en déduisant ce que nous appelons des vérités, lesquelles nous permettent de vivre encore dans le mensonge d’une monde de concepts et d’étiquettes, bien protégé de la réalité stricte d’un univers de forces et d’affects purs.  La vérité ne serait dés lors qu’une notion linguistique dont l’autorité normative nous permettrait de nous en tenir à l’artifice d’une soi-disant vérité « dite » plutôt qu’à l’authenticité immédiate d’une réalité vécue.
Nous mesurons ainsi le rôle crucial de la science dans tout ce que les affirmations Nietzschéennes nous imposent de prendre en compte dans notre considération de la vérité. Aussi rigoureux soit-il, le discours scientifique est encore un discours. Les mathématiques se définissent par l’extrême rigueur des relations valant entre des symboles. La science apparaît donc, de prime abord, comme la victime de cet effet de métaphorisation dont la vérité est porteuse selon Nietzsche, mais, en même temps, elle contribue aussi à cette forme de désanthropocentrisme grâce auquel nous réalisons que les lois, les mouvements, les forces et les éléments qui agissent dans l’univers et dans la vie n’épousent pas le fil des préoccupations humaines. Aucune proposition scientifique ne peut se concevoir comme telle sans cet effet de contrainte pure et objective qui la distingue d’un discours religieux ou politique. Il y a une vérité scientifique précisément parce qu’aucun savant ne se laisse aller à émettre une thèse qui correspondrait à ces choix, à ces envies ou aux causes qu’il veut subjectivement défendre mais jusqu’où peut aller cette exigence de vérité ? Serait-il possible qu’elle remette en question cette notion même de vérité, qu’elle la décrédibilise au nom de cette exigence de neutralité qui serait à même de discréditer tout ce que la vérité a encore de trop humain pour être « vrai » ?