mardi 8 mai 2018

L'historien nous raconte-t-il des histoires? (1)


Un historien n’est pas un romancier : il ne décrit pas les évènements du passé tels qu’il les a inventés mais tels qu’ils sont attestés par les chroniqueurs, les « scribes », les documents, les traces ou les vestiges archéologiques qui portent témoignage des faits. Nous « savons », par exemple, que Jules César a été assassiné au Sénat par des conjurés non seulement parce que des auteurs romains ont raconté cet événement et qu’il fait l’objet de récits concordants sur son déroulement mais aussi parce que « le souci historique » existait déjà à cette époque. Hérodote, auteur grec du 5e siècle avant JC, écrivait ainsi à l’en-tête de son livre « historia » (enquête), présenter un récit des faits « pour que le temps n’abolisse pas le souvenir des actions des hommes et que les grands exploits accomplis soit par les grecs, soit par les barbares (guerres médiques) ne tombent pas dans l’oubli. » Il n’est pas question pour lui de rendre compte des évènements tels qu’il aurait souhaité qu’ils se déroulent ou tels qu’il les aurait imaginés mais tels qu’ils ont eu lieu. De fait, nous ne lisons pas les œuvres d’Hérodote comme nous lisons celles d’Homère ou de Sophocle, parce que nous savons qu’Œdipe est un personnage de tragédie et que, par contre, la bataille de Salamine a réellement eu lieu.  L’historien ne nous raconte donc pas des histoires mais l’Histoire.
Cependant la langue française utilise le même terme pour signifier un récit qui, au singulier, rend compte de la réalité et, au pluriel, désigne des scenarii fictifs, voire des mensonges (raconter des histoires). C’est sous forme de récits que l’historien rend compte du passé, et aussi certains que nous soyons de la véracité de l’événement décrit, il n’en demeure pas moins que la chronologie des évènements réels peut et même doit être lue comme une « narration », comme des mots rapportant des faits. Il importe donc ici de distinguer la forme et l’objet : si la forme du récit historique et du récit fictif ne différent pas fondamentalement puisqu’elle ne peuvent se concevoir autrement que comme une narration, leur objet n’est pas du tout identique et l’esprit dans lequel ils sont lus ne sauraient être confondus sous peine de croire que Tolkien est un historien ou, plus grave encore, que le génocide juif n’a pas eu lieu. 
Nous mesurons la gravité d’une position inconsidérément subjectiviste du travail de l’historien. Si nous adhérons sans nuance à l’idée selon laquelle l’histoire ne serait pure interprétation des évènements anciens, alors nous ne voyons pas pourquoi ni comment nous pourrions opposer des arguments viables aux déformations les plus idéologiquement abjectes du passé. Grâce à son ministère de la propagande, le « Big Brother » de Georges Orwell passe commande d’une nouvelle recomposition du passé l’autorisant à déclarer la guerre à telle puissance étrangère. Le présent se doterait ainsi du passé le plus arrangeant en fonction de ses intérêts politiques du moment. Mais en même temps, il serait tout-à-fait abusif et insoutenable de faire totalement crédit aux thèses d’un historien. Aucune recherche, aussi rigoureuse soit-elle ne peut s’imposer à nous comme une restitution indépassable, pure, objective du passé. L’historien ne peut pas évoquer le passé sans raconter une histoire, c’est-à-dire sans suivre la trame d’un récit pour rendre compte de l’enchaînement des faits passés, et nous commettrions une erreur si nous considérions qu’il n’existe aucune dimension interprétative dans son travail mais il serait tout aussi ruineux de le comparer à un romancier qui ne ferait que suivre le fil de son imagination. Peut-on clairement fixer cette limite et déterminer la part que l’historien peut accorder à la fiction dans la description d’un passé réel, sans qu’il perde de vue son objet et son statut (l’histoire est considérée comme une science humaine) ? L’histoire est-elle un vrai roman ou un roman vrai ?

1)    Les origines de l’Histoire
a)    La mythologie
C’est sur fond d’histoires qu’est apparue l’Histoire. Homère, Hésiode rendent compte de façon imagée, métaphorique et irrationnelle de l’existence de l’univers, des forces de la nature et des évènements humains. La forme du récit s’impose donc en premier lieu pour composer des tableaux ou des situations mettant en scène des Dieux, des titans, des monstres dont les aventures ne font pas que divertir les auditeurs ou les lecteurs. Il est bien question ici d’articuler une forme de discours poétique, fictif, fabuleux et imaginaire aux réalités quotidiennes auxquelles les hommes sont confrontés. Les mythes et les cosmogonies ne racontent pas « n’importe quoi ». Aussi inventée soit-elle, l’histoire d’Œdipe dit vraiment quelque chose de l’être humain, de son désir, de son rapport aux évènements, à la fatalité. Il serait donc tout-à-fait réducteur d’opposer l’histoire comme récit de la réalité à la mythologie comme récit purement fictif dans la mesure où le mythe nous permet peut-être autant que l’histoire de comprendre qui nous sommes réellement.
Toutefois elle ne nous fait pas parvenir à cette compréhension de la même façon que l’histoire, car cette dernière nous donne la possibilité de réaliser chronologiquement d’où nous venons, en tant que citoyen, que grec, qu’européen, alors que le mythe révèle à l’être humain les pulsions, les images et les forces de son inconscient. De plus, cette approche psychanalytique du mythe ou du moins son assimilation à l’expression d’un inconscient collectif suppose une distance à l’égard de son contenu que l’on ne retrouve pas dans notre rapport au récit historique. Il ne fait donc aucun doute sur le fait que l’histoire décrit non seulement un autre type de discours que le mythe mais aussi un autre rapport au réel.
Mais si l’histoire nait de sa rupture avec le mythe, elle n’aurait jamais vu le jour sans lui car aussi structurellement différents soient-ils l’un de l’autre, ils partagent la même matrice : rendre compte de ceci que le réel soit tel qu’il est. Si la mythologie situe son niveau « d’explication » à la hauteur du surnaturel et des Dieux, l’histoire ramène cette justification à une échelle temporelle et rationnelle. L’histoire est donc née des histoires, c’est-à-dire du désir de l’homme de rendre compte du réel par des histoires mais en même temps elle ne s’est réellement constituée en tant que pratique et discipline théorique que lorsqu’elle s’est détachée du mythe.
 b) Histoire et identité
Dans la mythologie, la plupart des héros ont leur « signature », à savoir un acte qu’ils sont les seuls à pouvoir accomplir et qui les définit : seul Ulysse peut tendre son arc et faire passer une flèche dans douze anneaux de haches fichés dans le mur. Egée cache des sandales et une épée sous un rocher que seul Thésée son fils pourra déplacer. De même seul Arthur peut retirer Excalibur du roc dans lequel son père Uther Pendragon l’a enfoncé, avant de mourir. Le rapport du héros à l’événement décrit un processus de révélation. C’est par l’épreuve du fait que le héros sait qui il est et entretient non seulement la certitude de son élection de son destin exceptionnel mais aussi plus simplement de son identité.
Pour les hommes comme nous qui ne sommes pas des personnages, c’est exactement le contraire que nous vivons, à savoir que l’épreuve des évènements et surtout le fait que ces évènements soient indissociables de la durée dans laquelle ils s’effectuent constituent exactement ce qui nous empêchent de sceller l’acte de notre identité : vivre dans le temps, c’est être condamné à ne jamais savoir vraiment qui l’on est. Le présent que je vis est toujours porteur de métamorphose, de bouleversement de l’autoportrait que nous essayons de dessiner au cours de notre vie. A peine suis-je en train de me décrire comme étant ceci ou cela que l’instant qui passe déjà insinue une nuance voire une distorsion à l’égard de ce que je prétends être.
Entre ce désir irrationnel d’identité auquel le mythe répond par le récit magique et surnaturel et l’épreuve réelle que nous faisons de chaque instant comme d’une remise en cause de cette définition de soi, l’Histoire nous propose une alternative et plus que cela : la seule qui puisse se concevoir si l’on souhaite investir ce désir d’avoir un nom et une personnalité déterminée d’une réponse fiable, crédible, à savoir le rapport au passé. Des trois axes du temps (passé-Présent-Futur), seul celui-ci (le passé) est suffisamment stable pour offrir à notre désir de savoir qui nous sommes une base solide et indéfectible : ce que j’ai été, je l’ai été et rien de ce que je suis en train devenir ou de ce que je serai demain ne changera quoi que ce soit à ce que je fus.
Il convient de donner à cette considération une dimension individuelle mais aussi nationale (reconnaissance de soi par une Nation). Ce qui distingue l’État et la Nation entre beaucoup d’autres choses, c’est l’histoire, la tradition. C’est par notre ancrage à un passé national, sociétal, historique que nous savons qui nous sommes en tant que français allemand ou britannique. L’histoire nous permet de savoir qui nous sommes, car, sans elle, nous serions perdus dans l’indétermination d’un présent en train de se faire et à l’incertitude d’un futur qui n’est écrit nulle part.

Mais une question se pose dés lors : cette fonction identitaire assurée par l’histoire grâce à laquelle un peuple, une société, un individu sont en mesure de jouir en fixant le miroir du passé de la certitude d’être « un » ne serait-elle pas aussi fictive que la mythologie puisque elle aussi décrit des héros dont le rapport au temps n’est pas corruptible ? Nous sommes d’abord tentés de répondre : « non » à cette question puisque le passé décrit par l’historien n’est pas une fiction contrairement à Thésée ou Ulysse. De fait, il est aussi fascinant qu’instructif d’observer comment, au fil des guerres, des invasions, des flux migratoires et des mouvements religieux des identités nationales se constituent. Cet ancrage d’un peuple à son passé n’est pas du tout fictif. Pour s’en rendre compte, il suffit de mesurer la force de l’idée même de Nation en l’assimilant à ce qui fait d’une population « un » peuple.
Cependant, cela signifie qu’un peuple se fédère moins autour de ce qu’il est qu’en référence à ce qu’il a été. Tout ce que l’histoire nous décrit comme faisant partie intégrante de l’unité d’un Peuple ne définit pas l’identité présente d’une nation, tout simplement parce que l’identité ne se conjugue pas à ce temps. Que ce soit pour un peuple ou pour un homme, il est impossible de savoir qui l’on est au présent parce que le fait même que nous existions impose que nous soyons en train d’être quelqu’un ou quelque chose. La notion d’identité est dans sa nature même historique et mythologique. Le désir d’être « quelqu’un » est totalement irréalisable. Ce dont nous faisons l’expérience maintenant, c’est exactement du fait de n’être personne. Ce que j’ai été, je l’ai été, mais la contrepartie de cette certitude d’avoir été tel ou tel réside précisément dans le fait de ne l’être plus. L’histoire ne nous raconte pas d’histoires en nous renvoyant de nous-mêmes l’image d’ « un » peuple mais cette image décrit nécessairement le peuple que nous étions. Ce qu’un peuple est en train d’être maintenant, c’est justement « pas ce qu’il était au passé ». L’histoire est donc le seul discours avec la mythologie et la religion qui puisse prendre sur lui cette fonction de nous donner une identité mais que cette identité nous permette de savoir qui l’on est maintenant, c’est faux, ce sont donc « des histoires ».

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