jeudi 3 mai 2018

Y-a-t-il une vérité scientifique? (3) - 3e partie et conclusion


c) Partie 3 : ce que la Science gagne à ne plus croire à la vérité
Si nous reprenons ce dernier exemple, nous réalisons précisément tout ce qui caractérise ce que l’on a appelé la science moderne avec le rôle fondamental accordé par Galilée à l’expérience : l’idée du vaccin a germé dans l’esprit d’un homme. Elle a donné lieu à une réalité que l’on peut considérer comme scientifique précisément parce qu’elle est l’aboutissement d’un processus conçu par un scientifique, mais en même temps elle ne jouirait pas de ce statut scientifique si elle n’avait pas passé victorieusement l’épreuve de l’expérience laquelle ne lui garantit aucunement le statut de vérité. Le rôle de la réalité, c’est-à-dire de la confrontation avec l’expérience est à la fois réduit en ce sens qu’il se limite à sanctionner l’idée qu’on lui propose, mais en même temps cette sanction est décisive du statut scientifique de l’hypothèse. C’est bien ce que Karl Popper a établi : une conjecture qui ne prendrait pas le risque d’être démentie par les faits ne serait pas scientifique. Quelque chose de décisif se joue dans l’expérimentation : non pas la vérité d’une théorie mais sa scientificité. Pour cela il est nécessaire de considérer que l’expérience est décisive : soit l’hypothèse est réfutée, soit elle est validée, on pourrait dire alors qu’elle est au sens propre « vraisemblable » (semblable au vrai mais pas pour autant vraie).
Ce que la physique quantique va imposer à la science, c’est l’émergence au sein même de l’expérience de la probabilité. Nous avons coutume de penser que la probabilité est une spéculation qui nous permet soit de prévoir les différentes possibilités d’une expérience soit d’envisager après coup ce qu’elle aurait pu être si elle avait suivi une voie différente de celle qu’elle a empruntée dans la réalité. Mais une expérience va révéler très concrètement la pesée du possible sur le réel comme si ces deux concepts dont on pensait auparavant qu’ils étaient radicalement distincts et séparés par la fiction se révélaient finalement assimilables l’un à l’autre. En d’autres termes, nous pourrions dire que cette expérience ne va pas montré du possible devenant réel (ça c’est finalement le propre de tout événement) mais plutôt l’émergence de possibilités s’effectuant réellement sans pour autant cesser d’être possibles, un peu comme si la possibilité de choisir d’appuyer sur la touche « café » d’un distributeur de boissons alors que vous avez réellement appuyé sur « Thé » se concrétisait en même temps que l’option effectivement choisie, celle du thé.
Cette expérience a été conçue initialement en 1802 par Thomas Young mais ce qu’elle a manifesté de proprement révolutionnaire n’est apparue que bien plus tard, notamment grâce à Richard Feynman (1918 – 1988). Young a eu l ‘idée de trancher la question de savoir si la lumière était faite de corpuscule ou d’ondes en faisant passer un rayon lumineux au travers d’une plaque trouée par deux brèches. Si on envoie des billes en rafales au travers de la plaque on verra dans le prolongement des deux meurtrières deux bandes correspondant aux impacts des balles passées par le fente A et par la fente B. Mais si nous faisons la même expérience avec des vagues, l’écran capteur placé derrière les deux fentes décrira un dessin bien différent. Deux trains d’ondes vont se constituer à partir des deux brèches de telle sorte que lorsque le sommet de l’onde passée par la fente A va toucher le bas de l’onde passée par la fente B, elles vont s’annuler l’une l’autre et créer ce que l’on appelle une interférence. Sur l’écran nous verrons ainsi se profiler des bandes dont les écarts ou les « blancs » correspondront à ces interférences. Young a vu se dessiner ce schéma et en a déduit que la lumière était ondulatoire.
Mais l’expérience a manifesté toute son ambiguïté lorsque des physiciens quantiques l’ont utilisée pour déterminer la nature des électrons, lesquels sont des corpuscules. L’écran capteur a étrangement révélé des raies correspondant au modèle ondulatoire. Comment des corpuscules pourraient-il se comporter comme des ondes ? Même en lançant les électrons un par un, le résultat demeure identique. C’est exactement comme si l’électron au lieu de passer, en tant que corpuscule, par la fente A ou B, passait en tant qu’onde par A et B, ou encore comme si la possibilité de passer par B étant entendu qu’il est passé par A se concrétisait puisque de fait c’est un patron d’interférences que l’on obtient au final.
Pour bien saisir tout ce que cette expérience a de dérangeant pour notre santé mentale, il faut bien avoir en tête les assimilation suivantes : passer par A ou par B est le propre d’un corpuscule, et c’est ce que fait l’électron « réellement », passer par A et par B est ce que fait l’onde et c’est ce que fait l’électron « potentiellement » ou « possiblement » (c’est ce que l’on appelle « la fonction d’ondes »), mais ce possible là est indiscutablement réel puisque l’on en voit la trace sur l’écran qui capte les impacts des électrons passés au travers de la plaque trouée. Cela revient donc à poser que par exemple, l’option de boire un café alors que vous avez réellement appuyé sur la touche « Thé » n’a pas été annulée, éradiquée par ce choix. Vous ne pouvez plus vraiment considérer que vous n’avez pas du tout choisi « aussi » le café en fin de compte, sauf que ce que vous buvez réellement est du thé. Les options possibles ne s’annulent pas une fois effectué le choix réel.
Mais l’expérience est encore plus étrange lorsque les physiciens se mettent en tête de savoir par quelle fente l’électron est passé en installant un détecteur à la sortie de chaque trouée. On constate alors que l’électron passe bien par A ou B et le modèle obtenu sur l’écran capteur est corpusculaire (deux raies dans le prolongement des deux fentes). Si l’observateur se met en tête de déterminer par quelle fente passe l’électron, celui-ci passe en effet par l’une ou l’autre, mais si on enlève le détecteur il passe par l’une et l’autre.
C’est très exactement le même phénomène que celui que Schrödinger mettra différemment en scène avec le chat. Si vous placez l’animal dans une boîte avec un atome radioactif, lequel a une chance sur deux de se désintégrer, et un compteur Geiger muni d’un marteau qui cassera une fiole de poison si le mécanisme décèle l’éclatement de l’atome, on referme la boîte et on considère « normalement » que le chat à l’intérieur est mort ou vivant. Cependant le fait que vous ayez fermé la boîte vous place exactement dans la même situation que lorsque l’on fait l’expérience de la double fente sans détecteur, auquel cas la fonction d’ondes jouant, de la même façon que l’électron passe par le fente A et B, il nous faut bien poser que le chat est mort et vivant. Si vous ouvrez la boîte, c’est comme si vous placiez un détecteur, la fonction d’onde s’écroule et le chat est indiscutablement mort ou vivant.
C’est bien là l’un des aspects les plus déconcertants de cette expérience : ce n’est pas parce qu’un phénomène se produit que nous pouvons l’observer, c’est parce que nous l’observons qu’il se produit de cette manière, sachant que l’autre manière était aussi réelle tant que nous ne l’observions pas. Dans la perspective ouverte par la physique quantique dans tout ce qu’elle revêt de probabiliste (contre une physique déterministe), il faut remarquer d’abord à quel point la référence à « une » vérité scientifique nous semble ici dérisoire, intenable. Pourquoi ? Tout simplement parce que nous partons du principe qu’une porte ne peut être qu’ouverte ou fermée, autrement dit, qu’aucune vérité ne peut s’imposer si l’on ne respecte pas le principe dit du « tiers exclu », or c’est justement ce principe qui est réfuté par l’expérience de la double fente.
D’autre part, cette impossibilité d’adhérer au postulat d’une vérité « une » vient de l’évidence même d’une sorte de diffraction des réalités : ce qui est possible n’est pas pour autant fictif. Que se passe-t-il exactement quand on place un détecteur ou bien que l’on ouvre la boîte et que l’on fait s’écrouler la fonction d’onde ? Deux options sont possibles ici : soit celle du « many words, a single world » (beaucoup de mots, un seul monde), à savoir que l’on tient fermement au principe d’un univers unique dans lequel, par exemple le chat mort si le chat que l’on trouve en ouvrant la boîte est vivant donne seulement matière à des calculs de probabilité (mais on reste dans les mathématiques sans franchir le seuil de la physique), soit celle du « many worlds, a few words » (beaucoup de mondes, quelques mots) c’est la théorie du physicien Hugh Everett qui évoque l’hypothèse d’univers multiples ou d’un plurivers. L’ouverture de la boîte a créé la scission entre deux univers parallèles de la même façon que le jet d’un dé créerait immédiatement l’ouverture de six mondes et ainsi de suite : chaque événement faisant advenir « ailleurs » l’une des multiples variables de son émergence. Ce que nous vivrions dés lors ne serait plus « une » vie dans « un » monde, mais l’incessante redistribution des cartes du hasard au sein de laquelle des carrefours de possibilités multiples ne s’arrêteraient jamais de tisser les motifs vertigineux et féconds de tous les mondes émergents dans l’efficience du multiple. Une telle représentation exclue le néant. Il n’y a pas alors de vérité scientifique, mais ce que la science nous permettrait d’envisager c’est un foisonnement de mondes diffractés, produits à flux tendu par cette chaîne de montage continue qu’est la réalité. « Il me semble important, dit Nietzsche dans la volonté de puissance, qu’on se débarrasse du tout, de l’unité, de je ne sais quelle force, je ne sais quel absolu (…) Il faut émietter l’Univers, perdre le respect du Tout, reprendre comme proche et comme nôtres, ce que nous avions donné à l’inconnu et au Tout. »

Conclusion
Dans son livre « Contre la méthode », le philosophe des sciences Paul Feyerabend (1924 – 1994) écrit : « La connaissance […] n'est pas une série de théories cohérentes qui convergent vers une conception idéale; ce n'est pas une marche progressive vers la vérité. C'est plutôt un océan toujours plus vaste d'alternatives mutuellement incompatibles (et peut-être même incommensurables) ; chaque théorie singulière, chaque conte de fées, chaque mythe faisant partie de la collection force les autres à une plus grande souplesse, tous contribuant, par le biais de cette rivalité, au développement de notre conscience. » Se pourrait-il, en effet, que la Science dont nous interprétons spontanément la rigueur comme une démarche dont l’exigence nous permet de progresser vers la vérité s’assimile davantage, en réalité, à une sorte d’exercice, d’entrainement dont l’effet consisterait plutôt à affûter notre conscience, à l’assouplir, voire à l’ouvrir à des perspectives nouvelles dont il importerait moins qu’elles soient vraies que simplement intéressantes ou pertinentes ? Déjà Rabelais affirmait que « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », mais le propos de Feyerabend va encore plus loin puisque il soutient que la science n’a pas d’autre but que celui de faire progresser notre conscience. De fait, l’expérience de la double fente révèle clairement et physiquement à nos yeux ainsi qu’à notre esprit une dimension quantique dans laquelle l’observation d’une réalité transforme cette réalité, dans laquelle ce n’est pas parce qu’un électron se comporte comme une onde que l’on peut exclure qu’il n’agisse pas comme un corpuscule si l’on modifie l’une des conditions de l’observation. Il semble donc difficile de soutenir qu’il y a une vérité scientifique, mais c’est précisément en renonçant à ce préjugé qu’elle acquière sa justification la plus authentique et la moins discutable : celle d’ouvrir constamment notre conscience à de nouvelles perspectives de mondes.

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